4. Raymond Queneau, Louis Malle, et le Paris des surréalistes

Nous avons vu que le Paris de Raymond Queneau et de Louis Malle n'est pas celui des lieux touristiques, mais un espace souvent indécis, méconnaissable, fragmenté, arpenté de manière chaotique, et dont la charge onirique s'intensifie à mesure que progressent le roman et le film. Mais ces caractéristiques ne sont pas si originales qu'il y paraît, dans la mesure où l'on peut leur trouver plus d'une analogie avec le Paris arpenté et décrit par les surréalistes dans la première moitié du XXe siècle. Quoi d'étonnant à cela ? Raymond Queneau a fait partie du cercle surréaliste de 1924 à 1929, et s'il a quitté le mouvement pour des raisons à la fois personnelles et intellectuelles, il est certain qu'il a gardé le sens de l'onirisme et l'esprit iconoclaste de ses débuts littéraires. Quant à Louis Malle, il entre de plain-pied dans l'univers de Queneau, mais avec un sens personnel du décalage et de la poésie, qui s'exprimera plus tard dans une oeuvre surréaliste totalement méconnue, Black Moon (1975). Pour l'un comme pour l'autre, le mouvement surréaliste appartient donc au passé, mais un passé qui compte et dont l'héritage est tenu pour important, parce qu'il a définitivement modifié le crédit que l'art peut accorder à l'imagination.

Nous allons donc passer en revue un certain nombre de lieux particulièrement prisés des surréalistes et repris dans Zazie dans le métro, en faisant dialoguer quelques grands surréalistes, au premier rang desquels André Breton, avec un Raymond Queneau caustique et un Louis Malle qui, loin d'avoir le même genre de comptes à régler, semble souvent mettre ses pas dans ceux de l'auteur de Nadja...


  1. A la recherche des objets de hasard : le monde merveilleux des Puces

    1. Les Puces d'André Breton

      « Il est dans Paris des noeuds plus vibrants de communication, où l'énergie cachée se révèle mieux qu'ailleurs à celui qui la sollicite. Par exemple, les lieux où un assemblage d'objets en apparence hétéroclites suspend momentanément toute l'activité critique du spectateur, adonné tout entier à la spontanéité de formes, de couleurs qu'il n'identifie pas aussitôt. Alors se détruit l'ensemble artificiel créé par une logique apprise, qui classe et nomme superficiellement ; d'autres ensembles se créent à partir d'assemblages beaucoup plus profondément justifiés, et surtout le doute naît sur l'identification des choses ; doute créateur des visions où l'inconscient se mêle au concret. « La trouvaille d'objet remplit ici rigoureusement le même office que le rêve, en ce sens qu'elle libère l'individu de scrupules affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l'obstacle qu'il pouvait croire insurmontable est franchi » (L'Amour fou).» (Marie-Claire Bancquart, Paris des Surréalistes, 2004, p.13)


      « Tout récemment encore, comme un dimanche, avec un ami, je m'étais rendu au « marché aux puces » de Saint-Ouen (j'y suis souvent, en quête de ces objets qu'on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens où je l'entends et où je l'aime [...]) notre attention s'est portée simultanément sur un exemplaire très frais des Oeuvres complètes de Rimbaud, perdu dans un très mince étalage de chiffons, de photographies jaunies du siècle dernier, de livres sans valeur et de cuillers en fer.»

      André Breton - Nadja (1928/1963)

      Tirage recadré - © Jacques-André Boiffard
      © Association Atelier André Breton



      Parmi les lieux de promenade favoris d'André Breton, le marché aux Puces de Saint-Ouen tient donc une place tout à fait privilégiée. Dans L'Amour fou (1937), il raconte comment Alberto Giacometti et lui étaient tombés en arrêt devant deux objets qui avaient exercé sur eux « l'attraction du jamais vu », un demi-masque de métal et une cuiller en bois tout à fait particulière :


      © Man Ray / © Association Atelier André Breton

      « A quelques boutiques de là, un choix presque aussi électif se porta pour moi sur une grande cuiller en bois, d'exécution paysanne, mais assez belle, me sembla-t-il, assez hardie de forme, dont le manche, lorsqu'elle reposait sur la partie convexe, s'élevait de la hauteur d'un petit soulier faisant corps avec elle. Je l'emportai aussitôt [...] Quelques mois plus tôt, poussé par un fragment de phrase de réveil : « le cendrier Cendrillon » et la tentation qui me possède depuis longtemps de mettre en circulation des objets oniriques et para-oniriques, j'avais prié Giacometti de modeler pour moi, en n'écoutant que son caprice, une petite pantoufle qui fût en principe la pantoufle perdue de Cendrillon. Cette pantoufle je me proposais de la faire couler en verre et même, si je me souviens bien, en verre gris, puis de m'en servir comme cendrier. En dépit des rappels fréquents que je lui fis de sa promesse, Giacometti oublia de me donner satisfaction. Le manque, éprouvé réellement, de cette pantoufle, m'inclina à plusieurs reprises à une assez longue rêverie, dont je crois dans mon enfance retrouver trace à son propos. Je m'impatientais de ne pouvoir imaginer concrètement cet objet, sur la substance duquel plane d'ailleurs par surcroît l'équivoque euphonique du mot « vair ». Le jour de notre promenade, il n'en était plus question entre Giacometti et moi depuis longtemps. C'est rentré chez moi qu'ayant posé la cuiller sur un meuble je vis tout à coup s'emparer d'elle toutes les puissances associatives et, interprétatives qui étaient demeurées dans l'inaction alors que je la tenais. Sous mes yeux il était clair qu'elle changeait. De profil, à une certaine hauteur, le petit soulier de bois issu de son manche — la courbure de ce dernier aidant — prenait figure de talon et le tout présentait la silhouette d'une pantoufle à la pointe relevée comme celle des danseuses. Cendrillon revenait bien du bal ! La longueur réelle de la cuiller de tout à l'heure n'avait plus rien de fixe, ne pouvait présenter aucun caractère contrariant, elle tendait vers l'infini aussi bien dans le sens de la grandeur que dans celui de la petitesse : c'est qu'en effet le petit soulier-talon présidait à l'enchantement, qu'en lui logeait le ressort même de la stéréotypie (le talon de ce soulier-talon eût pu être un soulier, dont le talon lui-même... et ainsi de suite). Le bois d'abord ingrat acquérait par là la transparence du verre. Dès lors la pantoufle au talon-soulier qui se multipliait prenait sur l'étagère un vague air de se déplacer par ses propres moyens.Ce déplacement devenait synchrone de celui de la citrouille-carrosse du conte. Plus loin encore la cuiller de bois s'éclairait, d'ailleurs, en tant que telle. Elle prenait la valeur ardente d'un des ustensiles de cuisine qu'avait dû manipuler Cendrillon avant sa métamorphose. Ainsi se trouvait spécifié concrètement un des plus touchants enseignements de la vieille histoire : la pantoufle merveilleuse en puissance dans la pauvre cuiller. Sur cette idée se fermait idéalement le cycle des recoupements. Avec elle il devenait clair que l'objet que j'avais désiré contempler jadis s'était construit hors de moi, très différent, très au-delà de ce que j'eusse imaginé, et au mépris de plusieurs données immédiates trompeuses. C'était donc à ce prix, seulement à ce prix qu'en lui, encore une fois, la parfaite unité organique avait pu être atteinte. »

      André Breton - L'Amour fou (1937)



      Ainsi, l'objet rencontré par hasard s'avère-t-il être le catalyseur d'un désir qui n'était plus totalement conscient. Mais André Breton ne s'est pas contenté de ce que pouvaient lui offrir les aléas d'une déambulation aux Puces : sa passion de collectionneur l'a conduit à rechercher bien plus systématiquement de par le monde, au cours de ses voyages, toutes sortes d'objets, en particulier ceux qui relèvent de ce que l'on appelle aujourd'hui les arts premiers : « L’artiste européen, au XXe siècle, n’a de chance de parer au dessèchement des sources d’inspiration entraîné par le rationalisme et l’utilitarisme qu’en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle et de représentation mentale. » (André Breton, Entretiens, 1969).

      La totalité de cette collection étonnante était rassemblée, avant sa dispersion en 2003, au 42 rue Pierre Fontaine, à deux pas de la place Blanche. Breton y avait emménagé le 1er janvier 1922 dans un atelier d'artiste au fond de la cour, dominant le boulevard de Clichy.



      « Chez André Breton. Les deux pièces, décalées en hauteur par un court escalier, même par les jours de soleil et malgré les hauts vitrages d'atelier, m'ont toujours paru sombres. La tonalité générale, vert sombre et brun chocolat, est celle des très anciens musées de province - plus qu'au trésor d'un collectionneur, le fouillis, impossible à dépoussiérer complètement, des objets aux reliefs anguleux., objets presque tous légers : masques, tikis, poupées indigènes où dominent la plume, le liège et le bouchon de paille, fait songer à première vue, avec ses armoires vitrées qui protègent dans la pénombre une collection d'oiseaux des tropiques, à la fois à un cabinet de naturaliste et à la réserve, en désordre, d'un musée d'ethnographie. Le foisonnement des objets d'art cramponnés de partout aux murs a rétréci peu à peu l'espace disponible ; on n'y circule que selon des cheminements précis, aménagés par l'usage, en évitant au long de sa route les branches, les lianes et les épines d'une sente de forêt. Seules certaines salles du Muséum, ou encore le local sans âge qui hébergeait la Géographie dans l'ancienne faculté de Caen, m'ont donné une telle impression de jour pluvieux et invariable, de lumière comme vieillie par l'entassement et l'ancienneté sans date des objets sauvages.» (Julien Gracq en 1948)

      © Burt Glinn/Magnum Photos

      © Paul Almasy

      © Boris Lipnitzki / Roger-Viollet

       

    2. Les Puces de Raymond Queneau

      Alors qu'il connaît parfaitement l'atelier de la rue Fontaine et la quête surréaliste d'objets déclencheurs de rêve, Queneau entraîne Zazie dans un marché aux Puces qu'il situe sans plus de précision à l'une des portes de la ville, non loin d'une bouche de métro dont la grille tirée indique que la grève continue bel et bien. Zazie fait alors la connaissance d'un type bizarre qui lui propose de boire un cacocalo au premier bistrot du coin :

      Ne voulant pas montrer son enthousiasme à l'idée de se taper un cacocalo, Zazie se mit à considérer gravement la foule qui, de l'autre côté de la chaussée, se canalisait entre deux rangées d'éventaires.
      — Qu'est-ce qu'ils foutent tous ces gens ? demanda-t-elle.
      — Ils vont à la foire aux puces, dit le type, ou plutôt c'est la foire aux puces qui va-t-à-z-eux car elle commence là.
      — Ah, la foire aux puces, dit Zazie de l'air de quelqu'un qui veut pas se laisser épater, c'est là où on trouve des ranbrans pour pas cher, ensuite on les revend à un Amerlo et on n'a pas perdu sa journée.
      — Y a pas que des ranbrans, dit le type, y a aussi des semelles hygiéniques, de la lavande, des clous et même des vestes qui n'ont pas été portées.
      — Y a aussi des surplus américains ?
      — Bien sûr. Et aussi des marchands de frites. Des bonnes. Faites dans la matinée.
      — C'est chouette, les surplus américains.
      — Si on veut, y a même des moules. Des bonnes. Qu'empoisonnent pas.
      — Izont des bloudjinnzes, leurs surplus américains ?
      — Ça fait pas un pli qu'ils en ont. Et des boussoles qui fonctionnent dans l'oscurité.
      — Je m'en fous des boussoles, dit Zazie. Mais les bloudjinnzes (silence).
      — On peut aller voir, dit le type.




      On voit que les préoccupations de Zazie sont fort éloignées de celles d'André Breton, dont elles pourraient bien constituer une parodie : les Puces sont pour elle un lieu où, faute de pouvoir accéder à l'espace de ses rêves, le métro, elle pourra facilement assouvir des désirs bien plus matérialistes de Coca-Cola ou de blue-jeans. Sa mythologie personnelle porte la marque de l'américanisation de la société française d'après-guerre et des changements rapides de mentalité. Zazie veut s'habiller en garçon, fascinée qu'elle est par ce qu'elle a pu voir au cinéma, peut-être Marilyn Monroe dans River of no Return ou Joan Crawford dans Johnny Guitar, deux films de 1954. Les Puces sont donc dans le roman de Queneau une caverne d'Ali Baba pour celle que Pédro-Surplus appellera un peu plus loin avec ironie « la princesse des djinns bleus » : mais une princesse des temps modernes, qui n'a guère de ressemblance avec celles des Mille et Une Nuits, et dont la mythologie relève bien plus d'une analyse de Roland Barthes que de la quête surréaliste.

       

    3. Les puces de Louis Malle



      Pour sa part, avant de filmer la scène des bloudjinnzes, Louis Malle joue en préambule, dans une longue suite de travellings latéraux, sur l'effet produit par des séries dont certaines, totalement incongrues, créent autant de gags visuels. Dans une sorte de cadavre exquis horizontal formé par des plans qui s'enchaînent sans autre logique que celle de la continuité avec le mouvement précédent, il passe en revue miroirs dépareillés, verres en tous genres, assiettes sur des fauteuils, objets pendants à usage indéterminé, chemises à fleurs criardes, femmes sous des casques chez le coiffeur, porte-tasses en métal et petits singes accroupis. Un peu plus loin, un musicien jouant du violon sans violon, et un enfant posé sur un comptoir et portant autour du cou une ardoise avec l'inscription Occasion... Ce « jeu de l'intrus » est purement visuel, et son incongruité parfois provocatrice rejoint sans peine celle de certains montages surréalistes, mais sans la préoccupation mystique qui pouvait être celle d'André Breton et de certains de ses amis.

       

  2. Lieux de déambulation

    1. Les passages couverts

      « Un même phénomène d'accumulation étrange et alogique se produit dans les passages parisiens qui, dans la lumière articielle des verrières, présentent une succession de commerces sans relation les uns avec les autres : le Paysan de Paris, tout comme André Breton dans Nadja, y sont visités d'hallucinations vraies. Passages et marchés aux Puces offrent donc des choses à l'abord absurde, susceptibles, comme certains dessins géométriques, de plusieurs interprétations par groupements différents des mêmes lignes : une fois réalisées, elles possèdent tout de même un surplus magique qui n'entre pas dans leur utilité courante. Failles dans l'édifice d'une civilisation fondée sur Aristote, elles jettent de grandes lueurs dans la personnalité du spectateur réceptif.» (Marie-Claire Bancquart, Paris des Surréalistes, 2004, p.14-15)



      Passage des Panoramas
      © Roger-Viollet

      Passage de l'Opéra
      © Albert Harlingue / Roger-Viollet

      Passage Jouffroy
      © Roger-Viollet

      1. Le passage des Panoramas de Louis Aragon

      Ouvert en 1800, le passage couvert des Panoramas est l'un de ceux qui fascinent le plus le jeune Louis Aragon : il le nomme passage des Cosmoramas et lui consacre une partie du chapitre 2 d'Anicet ou le Panorama. Dans cet univers irréel, se côtoient l'étalage d'un marchand de papiers peints, d'un épicier qui vend des produits exotiques, de deux tailleurs, d'un orthopédiste, d'une fabrique de machines à coudre, d'un coiffeur-parfumeur et l'entrée de l'Hôtel Meublé, tous lieux qui, juxtaposés ainsi, invitent à la même rêverie fantastique que l'univers des Puces :


      Le Passage des Panoramas en 1910

      « Décor où se complaît ma sensibilité, je te baptise Passage des Cosmoramas. J'ai parmi mes vieux jouets une boîte de prestidigitation où, sur des étagères garnies de miroirs de métal, sont rangés les gobelets, les muscades, la baguette jaune et noire, les mouchoirs de couleur, les pièces de cinq francs à l'effigie de Napoléon III multipliables à volonté, tout l'attirail d'un transfigurateur des mondes. Ce lieu en est l'image, et tout s'offre à ma guise pour y transposer la vie. Aux devantures, les inscriptions ne demandent qu'à changer de sens, et si je lis ici on parle anglais, l'humble boutique devient pour moi un endroit mystérieux ou l'on s'assemble pour se croire en Grande-Bretagne : merveilleux subterfuge dont je demeure saisi. Les majuscules sur les glaces des magasins se muent en troublants hiéroglyphes. Les noms propres des fabricants prennent des significations menaçantes. Le faux jour qui naît du conflit des lampes aux vitrines et de la clarté blafarde du plafond, permet toutes les erreurs et toutes les interprétations.

      Quel étrange aspect revêtent chez l'orthopédiste ces appareils trop bien faits, sinistres imitations de la nature même, démons qui attendent un amputé pour le posséder en s'interposant entre sa volonté et la vie. Écris, main de bois, dit le manchot, mais elle continue à se déplacer suivant son grand axe, avec une précision mécanique, sans tenir compte des observations. Tout à coup, le malheureux infirme s'aperçoit que ce qui bouge au bout de son bras mutilé, c'est un horrible scorpion qui tourne lentement sur soi-même. Pour qu'il m'épargne, je lui offre les fruits des îles à l'étalage de l'épicier. Du rose au rouge et au violet, ils prennent l'apparence de viandes bleues, et les figues fendues saignent comme de jolis cancers. Les racines d'ignames se multiplient, rampent, courent, montent et toute une forêt vierge éclôt de l'œuf de verre où les graines de cacao gardaient les parfums des Indes et des Amériques. De la boutique du naturaliste, qui jusqu'ici me passait inaperçue, s'échappe la faune qui peuple les branches, les taillis, les lianes, en tout point semblable à celle des figures dans les livres de prix. Mais, rat musqué, casoar, loutre, eider, petit-gris ou carabe doré, tous conservent en recouvrant la vie ce caractère poussiéreux des animaux empaillés. La végétation se développe tellement, les bêtes deviennent si nombreuses, que je me sens enserré, étouffé, étranglé et que des êtres vermiculaires me frôlent le visage, que des pattes d'insectes s'insinuent sous mes vêtements, que la nature m'envahit. J'ai beau me dire que l'illusion me tient, que ces ramages n'existent qu'à la devanture du marchand de papiers peints, que le crissement des ongles des chacals sur les feuilles mortes, le hurlement des loups blancs, le sifflement des boas constrictors se réduisent au bruit des machines à coudre, que l'homme mangé par le tigre qui n'en a laissé que le buste est une réclame de teinture pour les cheveux, j'ai beau me dire que je ne cours aucun danger, l'épouvante me gagne à force d'imagination. Comment sortir de la forêt ? Je ne sais pas les mots magiques qui feraient évanouir le charme. Avec angoisse, je regarde autour de moi sans rien apprendre. Tout à coup une inscription me saute aux yeux. Je la lis tout haut : VÊTEMENTS TOUT FAITS ET SUR MESURE : Le sort est rompu, merci, mon Dieu, je suis sauvé. Je n'ai pas cessé de me trouver dans le Passage où se complaît ma sensibilité. Seulement il fait nuit dans le monde et les magasins ont gagné la bataille de l'électricité contre le jour.

      Louis Aragon - Anicet ou le Panorama (1921)



      Lionel Labosse nous rappelle ici opportunément que Sartre évoque lui aussi, dans Les Chemins de la Liberté, ces passages équivoques utilisés comme lieux de drague par son personnage Daniel.

       

      2. Les passages couverts de Louis Malle : un terrain de jeu pour Zazie

      Même si certains de ces passages parisiens chers en particulier aux surréalistes existent encore en 1959, Queneau les ignore totalement dans son roman. Au contraire, Louis Malle transporte sa caméra en 1960 dans d'autres galeries couvertes, mais dont il n'exploite pas particulièrement le caractère suranné et la juxtaposition des commerces qui avaient tant inspiré Aragon : la galerie du Grand-Cerf et la galerie Vivienne l'intéressent avant tout pour leur profondeur et leur hauteur, qui vont permettre à l'énergie de Zazie de se déployer dans des courses chorégraphiques ondoyantes et fantasques, à peine interrompues par un jeu de marelle improvisé, ou une pose photographique tout à fait incongrue.




      Mais outre l'atmosphère onirique qui caractérise toute la séquence de la course-poursuite, avec le renouvellement permanent des lieux et l'intrusion récurrente d'objets inattendus, l'inspiration surréaliste est perceptible en particulier dans le clin d'œil des mannequins Zazie que l'on croirait empruntés au musée Grévin, dont l'entrée se trouve à l'intérieur du passage Jouffroy. Breton avait évoqué dans Nadja « l'adorable leurre qu'est, au musée Grévin, cette femme feignant de se dérober dans l'ombre pour attacher sa jarretelle et qui, dans sa pose immuable, est la seule statue que je sache à avoir des yeux : ceux même de la provocation.» En janvier 1938 eut lieu à Paris une exposition du surréalisme qui présentait à son tour des mannequins fascinants - mais bien plus sexués que ceux de la mouflette Zazie !


      © Gaston Paris / Roger-Viollet



      Le jeu des miroirs apparus inopinément en pleine galerie et dans lesquels Pédro-Surplus puis Zazie se démultiplient rappelle lui aussi le Palais des mirages du musée Grévin, tout autant qu'Alice au Pays des Merveilles ou le film d'Orson Welles, The Lady of Shanghaï. Ainsi, même si les galeries couvertes de verrières n'inspirent pas le cinéaste de la même manière qu'Aragon, elles sont elles aussi le terrain privilégié d'un jeu qui laisse à penser que Louis Malle (ou ses assistants) pouvaient avoir une solide connaissance de la culture surréaliste, dont ils sont parvenus à retrouver l'esprit ludique avec une facilité qui étonne vraiment.

       


    2. Le Xe arrondissement d'André Breton : un espace de quête confiée au hasard

      « Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous » (Paul Eluard)

      « La communication peut se créer n'importe où dans Paris, au hasard d'une flânerie. C'est au cours d'une marche sans but rue La Fayette qu'André Breton fait la rencontre décisive de Nadja. On a plus de chances au plus épais de la foule, parce qu'un courant collectif charrie toutes sortes de possibilités qui peuvent rejoindre la possibilité intérieure du poète ; et plus de chances dans les lieux symboles du passage, du changement, hostiles à la création d'habitudes tout autant que les affiches. » (Marie-Claire Bancquart, Paris des Surréalistes, 2004, p.19).

       

      1. L'église Saint-Vincent-de-Paul, lieu de la rencontre de Breton avec Nadja en 1926

      Lieu privilégié des déambulations d'André Breton, la longue rue La Fayette passe devant une église que le poète ne nomme pas mais qu'il est aisé de retrouver sur un plan de Paris : l'église Saint-Vincent-de-Paul.


      « Le 4 octobre dernier [1926], à la fin d'un de ces après-midi tout à fait désœuvrés et très mornes, comme j'ai le secret d'en passer, je me trouvais rue Lafayette : après m'être arrêté quelques minutes devant la vitrine de la librairie de L'Humanité et avoir fait l'acquisition du dernier ouvrage de Trotsky, sans but je poursuivais ma route dans la direction de l'Opéra. Les bureaux, les ateliers commençaient à se vider, du haut en bas des maisons des portes se fermaient, des gens sur le trottoir se serraient la main, il commençait tout de même à y avoir plus de monde. J'observais sans le vouloir des visages, des accoutrements, des allures. Allons, ce n'étaient pas encore ceux-là qu'on trouverait prêts à faire la Révolution. Je venais de traverser ce carrefour dont j'oublie ou ignore le nom, là, devant une église. Tout à coup, alors qu'elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle aussi, me voit ou m'a vu. Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu'elle se pose à peine en marchant. Un sourire imperceptible erre peut-être sur son visage.»

      André Breton - Nadja (1928/1963)

      Librairie de l'Humanité - © Jacques-André Boiffard
      © Association Atelier André Breton


      C'est donc devant la façade austère de cette église néo-classique qu'est inaugurée l'une des aventures poétiques et érotiques les plus troublantes de la littérature surréaliste : la déambulation de Breton dans Paris à la suite de Nadja...

       

      2. Le boulevard de Bonne-Nouvelle et la porte Saint-Denis

      Si, de l'église Saint-Vincent-de-Paul, on se dirige à présent droit vers le sud en empruntant la rue d'Hauteville, on parvient au boulevard de Bonne-Nouvelle, lui aussi terrain privilégié des errances de Breton, peut-être en raison de son nom, qui lui fait espérer d'heureuses rencontres...


      «On peut, en attendant, être sûr de me rencontrer dans Paris, de ne pas passer plus de trois jours sans me voir aller et venir, vers la fin de l'après-midi, boulevard Bonne Nouvelle entre l'imprimerie du Matin et le boulevard de Strasbourg. Je ne sais pourquoi c’est là, en effet, que mes pas me portent, que je me rends presque toujours sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c’est là que se passera cela (?). Je ne vois guère, sur ce rapide parcours, ce qui pourrait, même à mon insu, constituer pour moi un pôle d’attraction, ni dans l’espace ni dans le temps. Non : pas même la très belle et très inutile Porte Saint-Denis.»

      André Breton - Nadja (1928/1963)

      Porte Saint-Denis - © Jacques-André Boiffard
      © Association Atelier André Breton

      « Cédant à l'attirance que depuis des années exerce sur moi le quartier Saint-Denis, attirance que je m'explique par l'isolement des deux portes qu'on y rencontre et qui doivent sans doute leur aspect si émouvant à ce que naguère elles ont fait partie de l'enceinte de Paris, ce qui donne à ces deux vaisseaux, comme entraînés par la force centrifuge de la ville, un aspect totalement éperdu, qu'elles ne partagent pour moi qu'avec la géniale tour Saint-Jacques, je flânais vers 6 heures dans la rue de Paradis. »

      André Breton - Les Vases communicants (1932)

      Boulevard de Bonne-Nouvelle - © Eugène Atget, 1926

      « [...] le boulevard Bonne-Nouvelle, après avoir, malheureusement en mon absence de Paris, lors des magnifiques journées de pillage dites « Sacco-Vanzetti », semblé répondre à l'attente qui fut la mienne, en se désignant vraiment comme un des grands points stratégiques que je cherche en matière de désordre et sur lesquels je persiste à croire que me sont fournis obscurément des repères, - à moi comme à tous ceux qui cèdent de préférence à des instances semblables, pourvu que le sens le plus absolu de l'amour ou de la révolution soit en jeu et entraîne la négation de tout le reste [...]»

      André Breton - Nadja (1928/1963)

       

    3. Le Xe arrondissement de Louis Malle : Zazie et Mouaque dans les pas d'André Breton

      Au chapitre 12 de son roman, Raymond Queneau fait déambuler Zazie dans les rues de Paris, mais suivant une ligne droite qui s'oppose absolument aux pas perdus de Breton, puisqu'elle va se contenter de remonter le boulevard de Sébastopol jusqu'à une brasserie du boulevard de Strasbourg choisie à l'avance, et dont nous parlerons dans la partie suivante de cette étude : cette promenade apéritive n'a donc rien d'une errance.

      Il n'en va pas de même pour Louis Malle, qui fait effectivement déambuler la fillette au hasard dans les rues. Lorsque nous avons commencé à identifier les lieux de tournage de son errance vespérale, entre la répétition de Gabriel et sa prestation au cabaret du Paradis, nous avons facilement repéré à la fois l'église Saint-Vincent-de-Paul, dont nous avons montré dans une autre partie que son secteur est utilisé comme un espace multi-fonctions, et le boulevard de Bonne-Nouvelle, identifiable par l'enseigne d'un magasin autant que par la porte Saint-Denis que l'on entr'aperçoit sur certains plans.




      L'éloignement relatif des deux lieux nous étonnait, dans la mesure où aucun plan du film ne montre dans cette séquence la rue d'Hauteville qui permet de les joindre. Et cela d'autant plus que l'errance de Zazie et de la veuve Mouaque se poursuit ensuite, avec la même solution de continuité, aux environs du Moulin Rouge, place Blanche, donc dans un troisième secteur situé encore beaucoup plus au nord, et lui aussi fort éloigné du point de départ de l'église à côté de laquelle était censé se trouver le cabaret de Gabriel - où Zazie se retrouve d'ailleurs d'un bond après la séquence du rêve. Il y avait là comme un triangle de lieux fréquentés par une foule populaire de plus en plus nombreuse, progressivement illuminés par des néons agressifs, dans une atmosphère oppressante qui justifiait le glissement de Zazie dans un état semi-conscient, graduellement somnambulique, et finalement onirique.

      Mais le choix de ces trois quartiers, de préférence à d'autres, ne s'expliquait pas - jusqu'au moment où nous nous sommes aperçus que ce triangle correspondait précisément aux lieux de promenade aléatoire privilégiés par André Breton, habitant à deux pas de la place Blanche, rencontrant Nadja place La Fayette et arpentant en boucle le boulevard de Bonne-Nouvelle. Un triangle de déambulation à l'intersection du réel et de l'imaginaire, propice à la rencontre et à l'émerveillement.

      Louis Malle n'adopte évidemment pas pour Zazie la même perspective de quête d'une fulgurance poétique dans la réalité, mais il tente de suggérer le glissement d'un état de conscience maîtrisée vers un état de lâcher-prise bien plus réceptif, jusqu'au rêve qui sur le seuil du Moulin Rouge cristallise le sens de la quête de la fillette et des questions qu'elle (se) pose sur la sexualité. La virtuosité et l'efficacité de la séquence témoignent alors d'une appropriation remarquable de l'univers surréaliste, qu'elle soit celle de Louis Malle lui-même, ou celle des assistants qui l'entouraient, William Klein en particulier.

       

  3. Lieux de rencontres, de débats... et de consommation

    1. Les cafés des surréalistes

      « Ce sont les nouveautés qui apparaissent d'abord, jusque dans le choix des lieux et des quartiers évoqués par les écrivains [...] On était loin du Quartier latin, et de Montparnasse où se retrouvait « la bande à Picasso » avant guerre ; loin aussi du Montmartre du Bateau-Lavoir. Les cafés des jeunes écrivains étaient situés en des lieux qui apparaissaient comme passants et populaires, l'inverse des « coins pour initiés » : les uns proches du 42, rue Fontaine, où André Breton habitait depuis 1922 et réunissait parfois aussi ses amis, les autres commodes pour les membres du groupe qui travaillaient dans le quartier des journaux : Desnos à Paris-Soir, Aragon au Paris-Journal, Benjamin Péret dans une imprimerie. Le café des dadaïstes et surréalistes ne répond pas en effet aux mêmes conceptions que le café des symbolistes [...] Le café, selon Breton ou Aragon, Desnos ou Soupault, est centrifuge. C'est un lieu privilégié d'observation : les passants, les consommateurs, les annonces des prix, la disposition des rideaux, tout y est précieux ; tout y signifie la rencontre possible avec une femme, un jeu de mots ou un objet.» (Marie-Claire Bancquart, Paris des Surréalistes, 2004, p.10-11)

       

      1. Le café Certà dans le passage de l'Opéra

      Parmi les passages parisiens particulièrement appréciés des surréalistes, se trouvait celui de l'Opéra, qui depuis 1822-1823 reliait dans le IXe arrondissement le boulevard des Italiens à la rue Le Peletier par les deux galeries de l'Horloge et du Baromètre. C’est dans cette dernière que se trouvait le café basque Certà, au décor rustique de tonneaux et de tabourets de paille. Quartier-général des dadaïstes à partir de 1919, il devint ensuite le premier lieu de rassemblement des surréalistes, avant sa démolition due au percement du boulevard Haussmann. Louis Aragon lui a consacré de précieuses pages, publiées d'abord en feuilleton en 1924 puis en 1926 dans Le Paysan de Paris.


      Charles Marville
      © Musée Carnavalet

      « Voici que j'atteins le seuil de Certa, café célèbre duquel je n'ai pas fini de parler. Une devise m'y accueille sur la porte au-dessus d'un pavois qui groupe des drapeaux :

      AMON NOS AUTES

      C'est ce lieu où, vers la fin de 1919, un après-midi, André Breton et moi décidâmes de réunir désormais nos amis, par haine de Montparnasse et de Montmartre, par goût aussi de l'équivoque des passages, et séduits sans doute par un décor inaccoutumé qui devait nous devenir si familier ; c'est ce lieu qui fut le siège principal des assises de Dada [...]

      Et dans cette paix enviable, que la rêverie est facile. Qu'elle se pousse elle-même. C'est ici que le surréalisme reprend tous ses droits. On vous donne un encrier de verre qui se ferme avec un bouchon de champagne, et vous voilà en train. Images, descendez comme des confetti. Images, images, partout des images. Au plafond. Dans la paille des fauteuils. Dans les pailles des boissons. Dans le tableau du standard téléphonique. Dans l'air brillant. Dans les lanternes de fer qui éclairent la pièce. Neigez, images, c'est Noël. Neigez sur les tonneaux et sur les cœurs crédules. Neigez dans les cheveux et sur les mains des gens. Mais si, en proie à cette faible agitation de l'attente, car quelqu'un va venir, et je me suis peigné trois fois en y songeant, je soulève les rideaux des vitres, me voici repris par le spectacle du passage, ses allées et venues, ses passants. Etrange chassé- croisé de pensées que j'ignore, et que pourtant le mouvement manifeste. Que veulent-ils ainsi, ceux qui reviennent sur leurs pas ?»

      Louis Aragon - Le Paysan de Paris (1926)

       

      2. Le café Cyrano, 82 boulevard de Clichy

      C'est avec l'emménagement en 1922 d'André Breton au 42 rue Fontaine, à deux pas de la place Blanche, que le café Cyrano entre dans l'histoire du surréalisme. Véritable quartier-général du groupe, il a été le témoin d'exclusions retentissantes, comme par exemple celle, en novembre 1926, de Philippe Soupault, peu enclin à accepter les nouvelles orientations politiques et la discipline routinière imposées par le « pape du surréalisme ».


      La brasserie au début du siècle

      © André Zucca, 1942

      « C'est au café Cyrano que nous nous rencontrions chaque jour, généralement à l'heure de l'apéritif. Le café Cyrano, à quelques pas du Moulin Rouge, n'avait rien d'un café littéraire et ne ressemblait absolument pas aux Deux Magots [...] A Cyrano, on ne buvait pas de chocolat. Il fallait à un public blasé le fumet d'alcools épicés : whisky, gin, fines nationales et, à l'apéritif, le « Mandarin » étaient les articles les plus demandés. Des filles et des souteneurs, des trafiquants de coco, des gens de théâtre : musiciens de boîtes de nuit, danseuses du Moulin Rouge à qui s'agglomérait cette faune de Montmartre qui n'a jamais su ce qu'était un métier, peuplaient la salle de six heures du soir à deux ou trois heures du matin. De littérateur, bien entendu, pas un, et cette absence de gens de lettres était le plus grand attrait de Cyrano pour les ennemis de la culture bourgeoise que nous étions [...] Je me demande parfois comment nous pouvions discuter, lire et surtout rassembler nos idées dans un lieu où les bruits de la rue se mêlaient aux appels des garçons, à des conversations générales, au rire aigu des femmes et parfois au tumulte d'une dispute. Et cependant nous réussissions le difficile exploit de concentrer notre esprit sur des problèmes souvent ardus au milieu de la confusion générale. Certains jours cette salle de café devenait cabinet de travail : on y rédigeait des tracts, ou des lettres, qui passaient ensuite de mains en mains ; c'est ainsi que fut écrite la lettre à Paul Claudel où celui-ci était traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille, parce qu'il avait dans une interview jugé pédérastique l'activité des surréalistes. En fait les rumeurs de la salle, ces mille présences - celles surtout de femmes souvent belles, toujours étranges - excitaient nos esprits et ne dispersaient en aucune manière notre attention. Il y avait certes dans notre équipe des hommes qui n'ont jamais pensé les problèmes à l'ordre du jour : flâneurs éternels, ils ne cherchaient ici que des occasions d'occuper leur ennui ; ils eussent signé n'importe quoi pour pouvoir continuer de vivre auprès de Breton ; le surréalisme leur était un alibi ; plusieurs se prirent à leur propre jeu et s'ils n'enrichirent pas le surréalisme, ils lui manifestèrent longtemps une fidélité tenace.»

      Victor Crastre - Le Drame du Surréalisme (1963)

      Le groupe surréaliste au café de la place Blanche en 1953
      © Jacques Cordonnier / © Association Atelier André Breton
      Au premier rang, au centre : Max Ernst, Alberto Giacometti, André Breton, Benjamin Péret

      Philippe Soupault
      © Henri Martinié

      « Je continuais à m’éloigner des réunions que présidait André Breton dans son atelier de la rue Fontaine. « Expériences », travaux, promenades, petits papiers, notations. J’avais envie de connaître d’autres hommes et d’autres milieux. Je n’étais pas le seul à vouloir refuser cette discipline, ces obligations, ces convocations, ces rencontres avec les mêmes participants. Tous les soirs et même tous les matins au café de la place Blanche, Le Cyrano. Le même apéritif. Des jugements. "Et que devient X ou Y ? Il y a longtemps qu'on ne l'a pas vu, celui-là". Insupportable. Injustifiable. Je n'étais pas disposé à participer à ces séances dont la monotonie commençait à m'exaspérer.»

      Philippe Soupault - Mémoires de l'oubli, t.2 (1986)

       

      3. Le café du Globe, 8 boulevard de Strasbourg

      A l'intersection du boulevard de Bonne-Nouvelle et du boulevard de Strasbourg, dans un secteur de cafés-concerts et non loin des théâtres du boulevard Saint-Martin (théâtres de la Renaissance et de la Porte Saint-Martin), un autre café fréquenté par les surréalistes est celui du Globe, dont la grande salle est surtout susceptible d'abriter d'importantes réunions politiques ou syndicales : congrès de la Chambre consultative des associations ouvrières de production en 1900, 19e Congrès International des Mineurs auquel assiste Jean Jaurès en 1908, conférence internationale de la CGT en 1909, réunion des volontaires Garibaldiens en 1914, etc.


      Congrès national de la C.G.T en 1919 dans le café du Globe - © Gallica



      Ce café joue aussi le rôle de ce qu'on appelle la « foire aux cabots »: artistes de théâtre et de variétés viennent y offrir leurs services aux directeurs des multiples salles de spectacle des environs. Et c'est enfin un lieu de réunion couru par les surréalistes. André Breton le mentionne en particulier dans un paragraphe d'écriture automatique de Poisson soluble (1924) : « A la hauteur de la porte Saint-Denis, une chanson morte étourdissait encore un enfant et deux agents de la force publique : le « Matin » enchanté des buissons de ses linotypes, le café du Globe occupé par deux lanciers quand ce n'est pas par des artistes de music-hall portées par le dédain.»

       

    2. Les cafés et brasseries de Raymond Queneau

      1. Un traitement démythifiant pour le café du Globe

      C'est précisément dans ce café emblématique des surréalistes que Queneau situe une scène de son roman, mais en lui faisant subir un traitement décapant qui ôte à ce lieu tout le prestige que pourrait lui valoir cette mémoire surréaliste :

      • en le renommant « brasserie du Sphéroïde », terme mathématique aux antipodes des connotations poétiques du « Globe ».

      • en situant en sous-sol une scène drôlatique de billard, qui rappelle au passage, comme le guide touristique édité par la librairie Hachette à l'occasion de l'Exposition de 1900, que ce café était réputé pour sa grande superficie et ses dix-huit billards (sans parler des tables de ping-pong (« pimpon » chez Queneau), toutes activités récréatives mettant certes en jeu deux sortes de sphéroïdes, mais fort peu surréalistes.



      • en faisant dévider à Zazie justement dans ce sous-sol une kyrielle plaisante de synonymes dépréciatifs :

        « Qu'est-ce que c'est au juste qu'une tante ? lui demanda familièrement Zazie en vieille copine. Une pédale ? une lope ? un pédé ? un hormosessuel ? Y a des nuances ?

        - Ma pauvre enfant, dit en soupirant la veuve qui de temps à autre retrouvait des débris de moralité pour les autres dans les ruines de la sienne pulvérisée par les attraits du flicmane. »



        Queneau se souvient manifestement ici d'un désaccord qui l'avait opposé dans sa jeunesse à André Breton à propos de l'homosexualité. Lors d'une séance de « Recherches sur la sexualité » en 1928, Breton avait lancé un virulent anathème comme cette pratique, Queneau avait répondu : « Du moment que deux hommes s’aiment, je n’ai à faire aucune objection morale à leurs rapports physiologiques » mais Breton avait poursuivi : « J'accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit mental et moral qui tend à s’ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte. » Il est donc piquant que ce soit précisément dans un ancien café surréaliste que Zazie remette ici le couvert, et que la remarque incidente sur la moralité de la veuve Mouaque constitue en fait, pour qui lit entre les lignes et connaît le poème scatologique « Dédé » publié pour la première fois en 1930 dans le pamphlet collectif Un cadavre, une charge au vitriol de Queneau contre le « pape du surréalisme ».

      • enfin, et de manière plus burlesque, le café du Globe rebaptisé brasserie du Sphéroïde est le cadre d'une altercation à propos d'une « choucroute pouacre parsemée de saucisses paneuses, de lard chanci, de jambon tanné et de patates germées ». Il s'agit là d'un grand moment de parodie débridée, qui achève de dévaluer l'établissement au rang d'un simple attrape-touristes incapables d'apprécier « la ffine efflorescence de la cuisine ffransouèze. »

       

      2. Un anti-guide Michelin

      On voit donc que cafés et brasseries dans le roman de Queneau, bien loin d'être chargés de la dimension mythique des cafés surréalistes, sont au contraire des lieux de consommation populaire assez minables, où il n'est pas question de demander de ces cocktails dont le Certà avait le secret et dont les noms exotiques seuls invitaient au voyage. Queneau effectue ici une plongée dans un Paris populaire mais aussi en cours d'américanisation, où la nourriture est aux antipodes de celle du Buisson d'Argent promis aux touristes de Fédor Balanovitch, et qu'ils ne connaîtront pas avant de repartir pour Gibraltar aux anciens parapets...


      Chap. café / brasserie ce qu'on y boit ce qu'on y mange
      1 le tabac du coin un beaujolais
      un lait-grenadine
      un cacocalo
      2/3 le café-restaurant La Cave (Turandot) des beaujolais
      4 le premier bistrot venu (près des Puces) un cacocalo
      un café-restaurant (près des Puces) un muscadet avec deux morceaux de sucre
      un demi-panaché
      un vrai demi de vraie bière
      des moules et des frites
      6 le café-restaurant La Cave (Turandot) des fernet-branca
      une grenadine bien tassée
      7 un demi de rouge
      du café
      du hachis parmentier
      du camembert
      11 le café des Deux-Palais cinq grenadines
      un jus de bière
      une glace fraise-chocolat
      12 [le café du Vélocipède, boulevard Sébastopol] [deux demis de bière]
      la brasserie du Sphéroïde des demis de bière enrhumés
      de la grenadine
      ue choucroute pouacre «dégueulasse»
      du cornède bif nature
      14 le cabaret du Mont-de-Piété du champagne ou du ouisqui
      17 Aux Nyctalopes du muscadet et de la grenadine
      des cafés-crème
      de la soupe à l'oignon à l'eau de vaisselle

       

      3. Des lieux de discussions qui tournent à vide

      Enfin, loin des joutes verbales et de la créativité surréaliste, les cafés de Queneau sont aussi le théâtre d'échanges d'une pauvreté affligeante, à moins qu'une dispute ne vienne relever sinon le niveau, du moins le pittoresque de la langue employée :

      « Qu'est-ce que je pourrais bien lui donner, rumine Turandot. Un fernet-branca ?
      — C'est pas buvable, dit Charles.
      — Tu n'y as peut-être jamais goûté. C'est pas si mauvais que ça et c'est fameux pour l'estomac. Tu devrais essayer.
      — Fais voir un petit fond de verre, dit Charles conciliant.
      Turandot le sert largement.
      Charles trempe ses lèvres, émet un petit bruit de clapotis qu'il shunte, remet ça, déguste pensivement en agitant les lèvres, avale la gorgée, passe à une autre.
      — Alors ? demande Turandot.
      — C'est pas sale.
      — Encore un peu ?
      Turandot emplit de nouveau le verre et remet ta bouteille sur l'étagère. Il fouine encore et découvre autre chose.
      — Y a aussi l'eau d'arquebuse, qu'il dit.
      — C'est démodé ça. De nos jours, ce qu'il faudrait, c'est de l'eau atomique.
      Cette évocation de l'histoire universelle fait se marer tout le monde.
      — Eh bien, s'écrie Gabriel, en entrant dans le bistro à toute vapeur, eh bien vous vous embêtez pas dans l'établissement. C'est pas comme moi. Quelle histoire. Sers-moi une grenadine bien tassée, pas beaucoup de bouillon, j'ai besoin d'un remontant. Si vous saviez par où je viens de passer.
      — Tu nous raconteras ça tout à l'heure, dit Turandot un peu gêné.
      — Tiens bonjour toi, dit à Charles Gabriel. Tu restes déjeuner avec nous ?
      — C'était pas entendu ?
      — Jte Irappelle, simplement.
      — Y a pas à me Irappeler. Jl'avais pas oublié.
      — Alors disons que je te confirme mon invitation.
      — Ya pas à mla confirmer puisque c'était d'accord.
      — Tu restes donc déjeuner avec nous, conclut Gabriel qui voulait avoir le dernier mot.
      — Tu causes tu causes, dit Laverdure, c'est tout ce que tu sais faire. »

      Chapitre 6

      « Il reprit sa respiration pour continuer en ces termes polis
      — C'est p-têtt le prix qui vous fait faire cette gueule-là ? I sont pourtant bin nonnêtes, nos prix. Vous vous rendez pas compte, tas de radins. Avec quoi qu'il ne paierait pas ses impôts, le patron, s'il ne tenait pas compte de tous vos dollars que vous savez pas quoi en faire.
      — T'as fini de déconner ? demanda Gabriel.
      Le gérant pousse un cri de rage.
      — Et ça prétend causer le français, qu'il se met à hurler. Il se tourna vers le vicieux loufiat et lui communiqua ses impressions :
      — Non mais t'entends cette grossière merde qui se permet de m'adresser la parole en notre dialecte. Si c'est pas écœurant...
      — I cause pas mal pourtant, dit le vicieux loufiat qu'avait peur de recevoir des coups.
      — Traître, dit le gérant exacerbé, hagard et trémulant.
      — Qu'est-ce que t'attends pour lui casser la gueule ? demanda Zazie à Gabriel.
      — Chtt, fit Gabriel.
      — Tordez-y donc les parties viriles, dit la veuve Mouaque, ça lui apprendra à vivre. »

      Chapitre 12

       

    3. Les cafés de Louis Malle

      Sans reprendre à son compte les problèmes du langage ou les règlements de comptes de Queneau avec son passé surréaliste, Louis Malle exploite franchement les pistes qui lui sont offertes par le roman, mais utilise les cafés qu'il y trouve d'une manière qui lui est propre. Si donc ces épisodes semblent n'avoir plus grand chose à voir avec le surréalisme, ils y reviennent pourtant d'une manière subtile et passionnante.

       

      1. Une réécriture burlesque de l'épisode de Polyphème ou du Petit Chaperon rouge ?

      Dans le film de Louis Malle, l'épisode du récit de Zazie à Pédro-Surplus dans le café-restaurant des Puces semble de prime abord fidèle au texte de Queneau qu'il respecte globalement, même s'il en élague les longueurs et édulcore sérieusement la partie critique de la tentative de viol par le père et du meurtre par la mère : la bande-son passée à l'envers rend en effet inaudible ce qui pourrait faire subir au réalisateur les foudres de la censure.

      Mais il faut surtout remarquer le parti cinématographique que tire Louis Malle des possibilités offertes par le texte de Queneau. Alors que dans le roman Zazie dévore d'abord ses moules (action) PUIS fait son récit scabreux (discours), Malle choisit plus logiquement de superposer les deux, ce qui lui permet de réduire la durée de la scène et de rendre plus utile le cadre du restaurant. Mais ce faisant, il développe deux types d'information concurrentes, dont la seconde, selon les principes éprouvés du cinéma muet, ne repose à peu près que sur la communication visuelle.

      Que voyons-nous en effet sur ces photogrammes ? Un petit Chaperon rouge menacé d'être dévoré par un satyre prédateur qui évoque les grands méchants loups des contes de fées ou des dessins animés. Mais la Zazie de Queneau nous a prévenus que « c'est drôlement con, les contes de fées » ... Et en effet, l'ogre n'est peut-être pas celui qu'on croit : filmant de manière burlesque la « férocité mérovingienne » avec laquelle Zazie attaque non pas les lamellibranches mais son assiette de frites, et parvenant à capter les « ombres quasiment anthropophagiques » qui passent sur son visage, Malle renverse rapidement le rapport de forces entre la petite et l'adulte. La scène se transforme alors en une pantomime hautement fantaisiste dans laquelle Zazie, tout en continuant l'air de rien à raconter son histoire, bombarde à coups de giclées de sauce et réduit à l'impuissance un Pédro-Surplus transformé en cyclope et finissant par se réfugier sous la table en hissant le drapeau non pas blanc mais à carreaux de sa serviette.




      Ce duel visuel burlesque entre un prédateur ridicule et une proie culottée contredit donc totalement le récit de Zazie, qui est censé la présenter comme victime d'une tentative de viol. Zazie se fait en ce moment son cinéma et nous raconte des bobards. Quant à cette scène de restaurant filmée dans le décor réel des Puces de Saint-Ouen, elle revêt paradoxalement un caractère irréaliste et merveilleux qui préfigure l'onirisme de la séquence suivante, cependant que la parodie de toutes les histoires d'anthropophages, qu'il s'agisse de l'épisode de Polyphème dans l'Odyssée ou des contes de Perrault ou de Grimm, nous invite à revenir aux interprétations psychanalytiques des structures de l'imaginaire collectif.

       

      2. Le rêve de Zazie

      Plus étonnante encore est la manière dont Louis Malle intègre les cafés dans la séquence explicitement onirique du rêve de Zazie. Profitant de l'extrême sensibilité de la pellicule Eastmancolor, il filme à la volée les rues de Paris la nuit, sans l'attirail cinématographique habituel (caméra lourde, perchiste et projecteurs) : le matériau récupéré ainsi est donc tout à fait réaliste, d'autant que les noms et les devantures des cafés renforcent l'effet de réel. Le café-restaurant du Gymnase se trouve toujours au 44 boulevard de Bonne-Nouvelle, et le café Cyrano était celui-là même que fréquentaient les surréalistes place Blanche, à côté du Moulin Rouge (il est à présent remplacé par un Quick). Rien a priori de plus contraire à l'onirisme que ces lieux parfaitement repérables sur une carte et sur les photographies d'époque ou même d'aujourd'hui.

      Pourtant ces mêmes plans cinématographiques présentent bien les caractéristiques du rêve, en particulier par les interversions des personnages, qui ont échangé attributs et attitudes : devant le Gymnase, c'est à présent la veuve Mouaque qui règle la circulation en robe parme mais avec képi, sifflet et bâton, tandis que c'est maintenant Trouscaillon qui court dans la rue et se précipite vers la caméra sans qu'on comprenne très bien ce qu'il fait là. Si le cadre est réaliste, les actions et motivations des personnages ne le sont plus : selon le mécanisme traditionnel du rêve, le matériau de l'état de veille est donc recyclé suivant une logique qu'il faut décrypter.




      La scène du billard dans le rêve est à cet égard typique de la réutilisation géniale par le réalisateur du matériau fourni par le romancier. On se souvient que Queneau avait situé une partie de billard au sous-sol de la brasserie du Sphéroïde, décalque transparent du café du Globe des surréalistes. Dans le film, si l'on observe bien les indices donnés par la caméra, il y a tout lieu de penser que cette salle se trouve soit à la place du Moulin Rouge, soit... dans le café Cyrano devant lequel Zazie s'est manifestement endormie.

      L'onirisme du lieu se repère à l'horloge dont les aiguilles tournent comme des folles, signe que Zazie est en train de vieillir à vitesse accélérée, mais surtout à la réunion problématique des personnages : la présence des invités de Gabriel dans une salle de billard près de la place Blanche ne se justifie guère puisque le cabaret du Paradis est censé se trouver près de l'église Saint-Vincent-de-Paul, et celle de Gabriel en complet-veston et pochette est encore plus surprenante puisque le rêve l'a montré dans les plans précédents en train d'attendre désespérément sur le rocking-chair de sa loge l'arrivée de sa robe de danseuse espagnole. Quant à la réunion des couples autour des billards, elle n'est pas vraiment celle que l'on attendrait : Gabriel joue avec Trouscaillon, Turandot avec Gridoux, Mado avec Albertine et Charles avec la veuve Mouaque... Illogisme, ou révélation d'autres combinaisons sexuelles possibles ? La palme de l'incongruité revenant à la présence de la mère de Zazie et de son « jules », filmés au premier plan parce qu'ils sont évidemment les personnages-clefs de cette scène.

      Louis Malle reprend ici deux détails trouvés dans le roman, mais auxquels il donne une tout autre interprétation. Zazie avait raconté à Pédro-Surplus, après son repas de moules dans le restaurant des Puces, qu'après avoir tué son père, sa mère avait dû se débarrasser de son amant Georges qui commençait à tourner autour de la fillette. C'est bien ce que suggère ici le gros plan déformé par la focale du visage de l'amant, chaleureusement applaudi par Zazie pour son coup de billard, et qui s'exclame avec un air qu'on peut qualifier de concupiscent : « Attendez ! encore plus fort ! » avant de tenter le coup improbable qui démontrera à tout le monde, et surtout à Zazie, sa virtuosité dans l'art de manier sa queue...




      La scène de la déchirure du tapis prend dans un tel contexte un sens érotique qu'il n'est pas nécessaire d'expliciter beaucoup. Queneau l'avait conduite et conclue par une pirouette spirituelle tout à fait différente : « Au milieu de l'admiration générale, il [Gabriel] leva sa queue en l'air pour percuter ensuite la boule motrice afin de lui faire décrire un arc de parabole. Le coup porté, déviant de sa juste application, s'en fut sabrer le tapis d'une zébrure qui représentait une valeur marchande tarifée par les patrons de l'établissement. Les voyageurs qui, sur des engins voisins, s'étaient efforcés de produire un résultat semblable sans y être parvenus, manifestèrent leur admiration. Il était temps d'aller dîner. » On voit par cet emprunt et par l'écart qu'il introduit dans son traitement cinématographique à quel point Louis Malle est à la fois fidèle au roman et tout à fait original. Prenant le relais des préoccupations psychanalytiques qui furent celles de Queneau après son passage par le surréalisme, il reconstitue un rêve dont la cohérence et la pertinence éclairent de manière magistrale le sens de la quête réelle de Zazie à propos de la sexualité.

       

  4. Lieux de plaisirs nocturnes

    1. Deux cabarets étonnants juste en dessous de l'appartement d'André Breton

      La question des lieux nocturnes nous conduit à l'évocation des deux cabarets du Ciel et de l'Enfer, fondés en 1898 et qui se trouvaient - hasard étonnant - sur le boulevard de Clichy, juste en dessous des fenêtres d'André Breton dont l'appartement, accessible par la rue Fontaine, se trouvait en fond de cour et donnait donc sur le boulevard... Même si ces deux temples du plaisir de la Belle Epoque ont fermé définitivement leurs portes à la fin des années 20, leurs façades délirantes sont restées en l'état jusque dans les années 50, avant d'être remplacées par un classique Monoprix, autre temple d'un autre type de consommation.

      Façade des cabarets jumeaux Le Ciel et l'Enfer, 53 boulevard de Clichy - Début du siècle

      Façade de l'Enfer - Début du siècle

      Façade de l'Enfer - © Robert Doisneau, 1952



      Il nous reste une photographie de Man Ray immortalisant quelques surrréalistes dans ce lieu non pas de perdition mais de provocation coquine ; mais il est peu probable qu'il aient beaucoup apprécié le mauvais goût assumé d'un faux décor gothique de carton-pâte et les clichés manifestés par les tableaux vivants.

      Façade du Ciel - Début du siècle

      L'adoration de Porcus - Début du siècle

      Louis Aragon, André Breton et bien d'autres au cabaret du Ciel en 1927
      © Man Ray / © Association Atelier André Breton



      Seule la dimension anticléricale et la fantaisie débridée de tels lieux « épate-bourgeois » mais Grand-Guignol pouvaient intéresser à la rigueur certains de ces noctambules surréalistes, dont par ailleurs le rigide André Breton ne faisait pas partie.

       

    2. Le cabaret du Mont-de-Piété de Queneau

      C'est donc avec sa malice et sa causticité habituelles que Raymond Queneau donne au cabaret où officie Gabriel le nom du Mont-de-Piété, ce qui lui permet plusieurs jeux sémantiques :

      • le terme religieux relève en effet de la même provocation anticléricale que le nom des cabarets à la mode du temps des surréalistes et après-guerre, et qui se regroupaient tous dans le quartier de Pigalle : le Ciel, l'Enfer, le Néant, la Nouvelle Eve, l'abbaye de Thélème... Il peut être considéré comme pertinent que Gabriel, qui porte le nom d'un archange, travaille justement dans un lieu au nom prédestiné.

      • on sait que le Mont-de-Piété est un organisme de prêt sur gages. La petite histoire raconte qu'il doit son surnom de « ma tante » au prétexte donné par le prince de Joinville, fils de Louis-Philippe, pour justifier la disparition d'une montre qu'il aurait laissée en gage : il l'aurait oubliée chez sa tante. Un tel nom est donc bien choisi pour « une boîte de pédales » (dixit Turandot), « une boîte de tapettes » (dixit Mado), et « la plus célèbre de toutes les boîtes de tantes de la capitale » (renchérit le narrateur). Queneau s'amuse ici avec la mythologie attachée à ce genre de lieu, en en rajoutant dans la caricature des serveurs écossaises qui, au son de l'apibeursdètouillou adressé à Gabriel, « émus, écrasèrent la larme qui leur aurait gâché leur rimmel », et qui désapprouvent le manque de tenue de Turandot en s'exclamant : « Oh ! la bruyante ».

      • et il est donc piquant que Raymond Queneau emprunte le nom du Mont-de-Piété au titre du premier recueil de poésie d'André Breton en 1919, intitulé ainsi comme une reconnaissance de dette mais aussi une rupture vis-à-vis de tous les poètes qui ont pu l'inspirer. Sachant à quel point sa controverse sur l'homosexualité avait agacé et perturbé Queneau, puisqu'il n'en finit pas de régler ses comptes avec l'homophobe qu'était pour lui Breton, on appréciera l'humour au vitriol que manifeste le choix de ce titre pour un établissement de « folles »...

       

    3. Le cabaret Le Paradis de Louis Malle

      Fidèle à son habitude, Louis Malle reprend au bond la balle de Queneau, mais en joue un peu différemment. Il donne à son cabaret le même genre de nom pseudo-religieux, le Paradis, mais en renonçant aux jeux de mots et coups de griffe contre le « pape » du surréalisme. Son cabaret à lui est aussi kitsch que celui du Ciel, mais avec un décor de toiles peintes tout de même plus raffiné, aux tons pastel et or plus éthérés.

      La grande différence est que l'homosexualité est totalement gommée, au profit d'un spectacle de music-hall bien plus classique, avec girls à la Ziegfeld follies et ours en peluche jongleur : rien qu'on ne puisse montrer aux enfants qui étaient censés constituer une partie du public du film en 1960.




      Le spectateur n'assistera donc pas au spectacle de Noiret dansant la Mort du cygne en tutu, ni même une danse pseudo-flamenca dans sa robe espagnole : l'intention de Louis Malle n'est pas de sombrer dans le grotesque. Plus intéressante lui semble l'intervention de Zazie lors de la répétition : debout au piano, elle orchestre une rotation du plateau central qui s'emballe et finit dans un chaos préfigurant la scène de la brasserie sur la place Pigalle, et cela d'autant plus que le feu prend aux rideaux et laisse apparaître le simple mur de briques derrière les oripeaux du spectacle : un faux paradis de pacotille, mis à jour par une petite diablotine en pull rouge, qui observe avec sévérité les jeux infantiles des adultes. Zazie la zizanie.

Ce détour par les lieux parisiens associés aux surréalistes nous aura donc entraînés bien loin de notre point de départ : nous pensions simplement élucider ce qui nous apparaissait comme des coïncidences (des lieux non touristiques de déambulation ou de rencontre communs aux surréalistes et aux deux auteurs de Zazie), et nous étions loin de nous douter que cette analyse révélerait, à côté de la causticité attendue de Raymond Queneau, connu pour sa verve parodique étincelante, une connaissance ou plutôt une parenté plus subtile de Louis Malle avec l'esprit surréaliste de subversion mais aussi d'invention, de recréation, d'expériences en tous genres - un esprit décapant mais invitant à prendre conscience des vraies valeurs de la vie et à se débarrasser de toutes les postures, des clichés et des faux-semblants : en somme, l'esprit de Zazie.



© Agnès Vinas


Bibliographie

Gérard-Georges Lemaire
Paris surréaliste
Paris Tête d'affiche (D.A.C. mairie de Paris)
1991

Marie-Claire Bancquart
Paris des Surréalistes
Ed. de la différence
2004

Dir. Henri Béhar
Guide du Paris surréaliste
Ed. du Patrimoine
2012