3. Entre réel et onirisme

Nous venons donc de voir que les lieux chez Queneau et surtout chez Malle subissent des traitements radicaux qui les déréalisent en refusant le pittoresque. Ce traitement pose la question du point de vue : qui raconte ? qui voit ? qui filme ? Faut-il croire le narrateur, parce qu'il semble omniscient ? faut-il croire la caméra parce qu'elle impose en principe une focalisation externe ? Un nouveau détour par l'analyse de quelques autres lieux ou séquences va nous permettre d'examiner de plus près la question des relations entre réel et onirisme.

 

  1. Des objets typiques de l'espace parisien : effet de réel ET effet d'étrangeté dans le film

    1. Une palissade graphique

      Quoi de plus banal qu'une palissade couverte d'affiches en désordre (et aujourd'hui de tags) ? Mais quand l'idée vient de William Klein, un photographe engagé sur le tournage de Zazie, on est loin du pittoresque ou de l'illusion réaliste. Dans le bonus du DVD, Philippe Collin témoigne : « On ne comprend rien à Zazie dans le métro si on ne se concentre pas sur la présence de William Klein au poste de conseiller artistique, c’est très important. William Klein est ce photographe américain qui avait fait ses premiers livres sur New York etc., majoritairement des photos en noir et blanc d’ailleurs, mais qui intéressait beaucoup Louis dans la mesure où il y avait d’énormes partis pris photographiques : évidemment des reportages dans les rues, mais surtout Klein utilisait d’une part des focales, pas déformantes, mais de courtes focales, des objectifs extrêmes si vous voulez, et d’autre part il s’intéressait beaucoup aux images de publicité, aux lettrages, aux graphismes, aux néons et à toutes ces choses-là. Louis a pensé que ce serait bien qu’il vienne travailler avec lui. L’importance de Klein est capitale dans la mesure où dans beaucoup d’endroits il y a des palissades, des kiosques, des choses comme ça… Ces palissades étaient faites de collages presque géométriques d’éléments d’affiches, d’éléments graphiques, de lettres noires, de lettres rouges, etc. Cette palissade, on la baladait sur tous les lieux. Dès qu’il y avait quelque chose qui ne nous plaisait pas dans le décor, hop ! on bouchait ça avec les palissades, ce qui donnait une sorte d’unité visuelle.»

       

      Plan 149

      © Lionel Labosse



      En bas de la rue Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, où Louis Malle situe le café de Turandot et l'appartement de Gabriel, se trouve un petit jardin arboré. Pourquoi Malle le dissimule-t-il, en allant jusqu'à masquer (semble-t-il) ses arbres par un cache reproduisant la façade de l'église en arrière-plan ? Veut-il éliminer de ce décor toute trace de nature, ou faire un écho ironique, par le graphisme violent des lettres de la palissade, à la couleur éclatante du formica qui vient moderniser le café vieillot de Turandot ?

       

      Plan 235

      Plan 235



      Si on peut considérer que c'est pour une raison identique de commodité que la palissade est installée aux puces du marché Vernaison, il faut remarquer tout de même qu'elle tranche une fois encore sur le décor vieillot des puces, et que son graphisme outrageusement moderne constitue le même type de contrepoint ironique aux goûts esthétiques de la dame riche qui vient acheter une Vénus de Milo à laquelle Zazie arrache opportunément un bras.

       

      Plan 170

      Plan 170



      Le contrepoint est encore plus flagrant lorsque Gridoux, Gabriel et Turandot, qui en pyjama, qui en charentaises, évoquent le temps de l'Occupation avec une certaine nostalgie. Apparaissent alors, venus du fond de leur mémoire, trois soldats allemands qui ne font que passer... Tout dans cette scène est oxymorique et produit un effet d'une grande étrangeté, qui ne tient pas qu'à l'incongruité du passage des visiteurs d'un autre temps : la modernité de la palissade s'oppose aussi à la couleur vert-de-gris des uniformes, et au conformisme affiché par des personnages qui se sont manifestement accommodés d'une période noire de l'Histoire (il y avait une photographie de Pétain sur un mur du café de Turandot) et d'un temps où sur cette palissade ou sur d'autres murs de France on pouvait lire, de 1940 à 1944, placardés eux aussi en rouge, blanc ou jaune, des avis d'exécution...

       

      Même plan 259 - Panoramique gauche/droite puis droite/gauche



      On retrouve une dernière fois la palissade à proximité du pont de Bir-Hakeim, lors de la course-poursuite de Zazie et Pédro-Surplus. Elle s'inscrit cette fois dans une logique d'apparitions / disparitions / substitutions qui évoque la prestidigitation et donne à la séquence une allure totalement orinique. Zazie et Pédro-Surplus disparaissent derrière cet écran... et c'est un moine blanc lisant son bréviaire qui en sort, sans aucune autre raison que la fantaisie débridée de l'esprit qui a imaginé cette séquence, Louis Malle... et la petite Zazie, comme nous le verrons plus bas.

      Ainsi, la palissade donne-t-elle effectivement une unité à certains des plans filmés dans une ville mouvante et composite… mais une unité surtout onirique, de la même nature que le retour des figurants permanents, auxquels Malle confie la même fonction homogénéisante et déréalisante.

       

    2. Des colonnes Morris

      Le même graphisme spectaculaire se trouve sur un autre élément de décor typiquement parisien, les colonnes Morris. Inventées au XIXe siècle à des fins publicitaires pour les spectacles et les films, elles sont devenues emblématiques de Paris avant d'être adoptées par d'autres villes de France. Et à ce titre elles contribuent à l'effet de réel, même lorsqu'elle ne sont en fait que des éléments de décor rapporté : la colonne Morris du plan 475 a été posée avec un banc le long d'une voie située à Orly, bien commode pour tourner tranquillement les plans d'embouteillages les plus problématiques et les plus fantaisistes.

       

      Plan 475

      Plan 500



      Cette colonne-ci présente d'ailleurs l'intérêt d'être aisément reconnaissable... Avec un peu d'attention, on s'aperçoit qu'elle est identique au plan 475 et au plan 500 : or entre les deux, Zazie est censée avoir parcouru une bonne portion de quais de Seine... La colonne joue donc le même rôle que la palissade ou que les figurants permanents : la répétition à laquelle elle est associée déréalise la scène et l'exhibe pour ce qu'elle est, une pure fiction travestie en réalité.

       

      Même plan 483 - Disparition / Apparition / Réapparition

      Entre les deux plans, Louis Malle a par ailleurs joué au prestidigitateur sur le pont de Bir-Hakeim. Le gardien de la paix Trouscaillon fait du plat à une Marilyn aguicheuse qui lui échappe en se faufilant dans une colonne Morris annonçant un spectacle de Sacha Distel ; alors que Trouscaillon s'apprête à ouvrir l'édicule, il en sort spontanément... Sacha Distel ! Un rapide panoramique gauche/droite va cueillir la belle blonde qui, elle, sort de la colonne Morris sur le trottoir d'en face. Ce tour de passe-passe d'une colonne à l'autre rappelle celui de Zazie remplacée par un chat noir dans une poubelle, lors de la course-poursuite avec Pédro-Surplus. Le gag visuel est de même nature, et contribue à l'impression d'irréalité qui baigne la totalité du film.

       

    3. Des néons

      Venu de New York, William Klein est aussi particulièrement sensible à l'esthétique des enseignes au néon, à laquelle il a consacré son premier film documentaire en 1958 : Broadway by light.

       

      Dans le film de Malle, les éclairages au néon, signe de modernité, peuvent avoir pourtant une fonction totalement déréalisante, en particulier au cours des scènes de nuit qui se déroulent dans l'appartement de Gabriel, baigné par une lumière clignotante de l'effet le plus artificiel qui soit sur les visages de ses occupants.

       

      Le comble de la fantaisie et de l'irréalisme est atteint lorsque chacune des lumières souligne l'état d'esprit du personnage. Ainsi dans une scène aux sous-entendus saphiques, Mado Ptits-Pieds rougit-elle d'embarras coquin pendant que le bleu accentue encore un peu plus la froideur impavide du visage d'Albertine.

      Mais bien évidemment, c'est dans la séquence de la brasserie que l'influence de Klein se fait le plus sentir, même si une comparaison avec les photographies de l'époque nous prouve que les néons aperçus à l'arrière-plan de la scène sont des recréations de studio qui s'inspirent d'établissements réels, en particulier le Sphinx, les Folies Pigalle ou même Harry's Bar, un bar célèbre qui n'est pas situé dans le quartier Pigalle, mais sans la dimension colorée délirante des véritables enseignes.

       

      Eclairages de la place Pigalle en 1960

      Eclairages de la place Pigalle aujourd'hui

      Utilisées avant tout pour aider le spectateur à situer rapidement la brasserie dans un quartier de Paris connu pour ses plaisirs nocturnes, les enseignes lumineuses ont donc pour fonction première de donner l'illusion de la réalité à une scène tournée en studio. Mais lorsque Turandot, une fois de plus, se fait assommer par l'un des loufiats, la valse lumineuse des couleurs derrière lui fonctionne cette fois comme un plan subjectif.

       

       

      Et surtout, l'effet de contraste est maximal lorsque les chemises noires d'Aroun Arachide viennent barrer le champ de leur masse agressive : la scène vire alors à la mauvaise farce, et les enseignes au néon soudain incongrues achèvent de faire basculer le film, malgré l'allusion historique (réaliste mais aussi anachronique) dans une dimension de totale irréalité, qui est cette fois celle d'un cauchemar. Les folies Pigalle se sont transformées en véritable folie.

      On voit donc que chez Malle, les lieux (grâce à certains éléments de décor) peuvent basculer du réel dans l'imaginaire. Ils font partie d’un grand jeu de construction / déconstruction, de localisation / travestissement suggérant souvent une perception subjective du réel. La même remarque vaut évidemment pour Queneau, qui, avec un autre langage, parvient à déstabiliser en permanence son lecteur et à saper toutes ses certitudes. Et pourtant, il est certains passages où l’espace référentiel est à peine bousculé et où Raymond Queneau « joue le jeu du romancier réaliste qui se contente de changer quelques noms propres » selon l’expression de Michel Bigot, tout en permettant facilement une localisation précise. Examinons ce qu'il en est dans deux promenades de Zazie, l'une en fin d'après-midi dans le roman, et l'autre en pleine nuit dans le film.

       

  2. Les pérégrinations de Zazie : du réel à l'onirisme

    1. La promenade de l'après-midi et les déplacements de la soirée dans le roman


      © Marie-Françoise Leudet

      Carte réalisée à partir de Googlemaps
      © Agnès Vinas

      Dans le roman, la promenade commence quand, en attendant le dîner, Zazie quitte son oncle enfin retrouvé au café des Deux Palais, boulevard du Palais dans l'île de la Cité. Elle n'a pas l'intention d'expérimenter les quinze billards de la brasserie du Sphéroïde, elle laisse cela aux touristes de Fédor Balanovitch :

      — Ça sera un souvenir pour eux, dit Fédor Balanovitch.
      — Pour moi zossi, dit Zazie. Car pendant ce temps-là j'irai me promener.
      — Pas sur le Sébasto surtout, dit Gabriel affolé.
      — T'en fais pas, dit Fédor Balanovitch, elle doit avoir de la défense.
      — N'empêche que sa mère me l'a pas confiée pour qu'elle traîne entre les Halles et le Château d'Eau.

      Or c’est bien évidemment ce que va faire Zazie, se promener boulevard Sébastopol (qui se trouve dans le prolongement du boulevard du Palais). Elle est très vite rejointe par la veuve Mouaque à qui Trouscaillon a donné rendez-vous, après leur courte pause au café Le Vélocipède :

      Alors la veuve proposa de commémorer sur-le-champ cette rencontre en asséchant un glasse et de pénétrer à cette fin dans la salle de café du Vélocipède boulevard Sébastopol […] Et il lui fila un rancart pour l'apéritif à la brasserie du Sphéroïde, plus haut à droite. Car il habitait rue Rambuteau.

      Le café Le Vélocipède ? voilà un café réellement situé au 79 boulevard Sébastopol ! La brasserie du Sphéroïde ? Le nom est transparent, il s’agit bien sûr du café du Globe, où se retrouvaient pongistes et joueurs de billard. Il est situé 8 boulevard de Strasbourg, en continuité du boulevard Sébastopol. Zazie ne risque pas de se perdre !

      — Tu es toute seule ?
      — Ouida, ma chère, je mpromène.
      — Ce n'est pas une heure ni un quartier pour laisser une fillette se promener seule. Qu'est-ce qu'il est devenu ton oncle ?
      — Il trimbale les voyageurs. Il les a emmenés jouer au billard. En attendant, je prends l'air. Parce que moi, le billard, ça m'emmerde. Mais je dois les retrouver pour la bouffe. Après on ira le voir danser.
      — Danser ? Qui ?
      — Mon tonton.
      — Il danse, cet éléphant ?
      — Et en tutu encore, répliqua Zazie fièrement.
      La veuve Mouaque en reste coite.
      Elles étaient arrivées à la hauteur d'une épicerie en gros et au détail ; de l'autre côté du boulevard à sens unique, une pharmacie non moins grossiste et non moins détaillante, déversait ses feux verts sur une foule avide de camomille et de pâté de campagne, de berlingots et de semen-contra, de gruyère et de ventouses, une foule que le voisinage aspirant des gares commençait d'ailleurs à raréfier. […] Elles traversèrent ensemble séparément la chaussée et se retrouvèrent devant la brasserie du Sphéroïde.

      Le trajet de Zazie est donc parfaitement identifiable : elle a bel et bien remonté le boulevard Sébastopol, avec sa pharmacie à droite, son épicerie à gauche pour arriver peu avant la station de métro ( !) Château d’eau à la brasserie du Globe - pardon… du Sphéroïde. Pour une fois, Queneau a donné à son lecteur, à un clin d'œil près, tous les moyens de se repérer : le lecteur en est bien soulagé...

      © Marie-Francoise Leudet

      Mais ce luxe de précisions topographiques devrait l'alerter : à y regarder de plus près, Queneau lui a fait parcourir une ligne droite reliant entre eux des cafés ou des brasseries : il est en train de lui organiser une visite parodique des lieux gastronomiques de la capitale, avec en particulier un arrêt dans un établissement où en fait de « ffine efflorescence de la cuisine ffrançaise », on sert une choucroute que Zazie n'hésite pas à qualifier de « dégueulasse ».

      Et sa verve parodique ne s'arrêtant pas en si bon chemin, Queneau en profite pour lui faire visiter des lieux associés d'une manière ou d'une autre au surréalisme : après le Globe, haut-lieu de rencontre des Surréalistes dans les années 20, on va passer au Mont-de-Piété, « la plus célèbre de toutes les boîtes de tantes de la capitale » et donc une étape indispensable du Paris bâille-naïte. Or on sait que le Mont-de-Piété n’a pas été qu’un lieu de prêt sur gages, mais aussi le titre du premier recueil poétique d’André Breton : dans les deux cas, le nom de ce cabaret, impossible à situer sur la carte faute de précisions topographiques, sonne comme un clin d'œil à la subversion qui avait été celle de la jeunesse de l'auteur, et qu'il n'a pas vraiment perdue.

      Enfin, après une belle solution de continuité qui nous interdit de savoir où nous sommes brusquement passés, la soirée s'achève dans la brasserie des Nyctalopes (terme certes adapté pour des fêtards nocturnes, mais permettant aussi un jeu de mots bien plus vulgaire : Nique-ta-lope). On y déguste une soupe à l'oignon qui n'a rien à envier à la choucroute du Sphéroïde :

      - Fameuse, hein, que leur dit Gabriel, cette soupe à l'oignon. On dirait que toi (geste) tu y a mis des semelles de bottes et toi (geste) que tu leur as refilé ton eau de vaisselle. Mais c'est ça que j'aime : la bonne franquette, le naturel. La pureté, quoi.

      La localisation place Pigalle, à la fin du chapitre 17, de ce nouveau temple de la gastronomie française ne va pas nous faire retrouver un terrain bien balisé, au contraire : l'intrusion d'Aroun Arachide conduit la fine équipe à s'évader par un monte-charge opportunément situé en pleine brasserie, à traverser une cave aux « casiers bourrés de bouteilles de muscadine et de grenadet », à passer on ne sait comment de cette cave dans les égouts et des égouts dans les couloirs du métro, le summum de l'inversion onirique étant atteint lorsque le cafetier et son perroquet échangent leurs rengaines et leurs attributs :

      - Alors au revoir, les gars ! dit Laverdure [le perroquet].
      - Tu causes, tu causes, dit Turandot, c'est tout ce que tu sais faire.
      Et ILS s'envolèrent dans la direction Bastille.

       

    2. La promenade de nuit de Zazie dans le film

      Louis Malle, quant à lui, fait aussi se promener Zazie, mais de nuit et dans un autre quartier de la capitale. Filmée en décors réels (facilement localisables sur une carte), cette promenade va progressivement glisser vers un irréalisme de plus en plus onirique.

      Le point de départ est celui du Paradis, boîte fictive dans laquelle travaille Gabriel, mais que le réalisateur a située en suivant Gabriel en deux plans jusqu'en haut des marches de la rue Bossuet, juste à côté de l'inévitable église Saint-Vincent-de-Paul, dans le Xe arrondissement :

       

      © Lionel Labosse

      Plans 546 et 552



      En attendant le spectacle, Zazie se promène dans le square adjacent, où elle est rejointe par la veuve Mouaque, désolée d'avoir été abandonnée par son nouvel amour Trouscaillon.

       

      Plan 603

      © Lionel Labosse



      Les pas de Zazie et de la veuve les mènent (en un bon saut...) sur le boulevard de Bonne-Nouvelle, à la hauteur de la porte Saint-Denis, que l'on entraperçoit derrière Yvonne Clech sur le plan 619 :

       

      Plan 609

      © Lionel Labosse

      Plan 610

      Plan 619



      Puis elles se retrouvent (en un autre bon saut...) à la place Blanche, à la hauteur du Moulin Rouge. Les images de Louis Malle sont prises ici à la volée sur les lieux-mêmes, comme en témoignent les regards-caméra de certains passants surpris, ce type de prises de vues documentaire étant permis par l'utilisation d'une pellicule Eastmancolor ultra-sensible.

       

      La place Blanche dans les années 50, avec le Moulin Rouge et la brasserie Cyrano - © AKG

      Plan 635 - Le trottoir du Moulin-Rouge, avec l'amorce du café Cyrano

      Plan 650 et © Lionel Labosse - La place Blanche vue depuis le trottoir du Moulin-Rouge



      Mais ce lieu bien ancré dans la réalité se transforme peu à peu et glisse dans un univers onirique sous l'effet combiné de plusieurs techniques :

      • la musique de jazz endiablée, qui évoque la bande-son de Miles Davis accompagnant l'errance de Jeanne Moreau sur les Champs-Elysées dans Ascenseur pour l'échafaud. La scène est ici clairement une auto-citation de Malle, mais dans un registre cette fois plus délirant que déchirant.

      • les plans de la veuve Mouaque (637 et 638), traversant les rues comme une folle et courant en accéléré après tout ce qui ressemble à Trouscaillon, avec des plans subjectifs qui font basculer la scène dans l'onirisme dès lors qu'ils donnent à voir ses hallucinations.



      • le montage nerveux tressant cinq actions parallèles : la poursuite d'Albertine par Trouscaillon, l'attente désespérée de Gabriel dans sa loge, l'errance de Zazie, les délires de la veuve Mouaque ayant troqué le permanent pickpocket contre un général en retraite (toujours le même acteur), et même le départ des invités du café de Turandot, dans des plans de plus en plus rapides (641 à 646). Le rythme s'emballe, le vertige gagne :

      • la récurrence des gros plans sur le visage de Zazie, de plus en plus hagarde, et qui finit par s'endormir sur le capot d'une voiture, juste sous le Moulin-Rouge dont nous ne verrons que le reflet, parce que rêve et reflet de la réalité sont bien les deux facettes de l'entreprise artistique :

        Plan 666 - Reflet du Moulin-Rouge

        Moulin-Rouge - © Lionel Labosse

       

    3. Le rêve de Zazie

      Cette séquence complète est nettement délimitée par deux gros plans sur le visage de Zazie qui l'encadrent et la distinguent de la séquence de l'errance dans laquelle elle s'inscrit :

      Plan 670

      Plan 690



      Elle est absolument cruciale, et mérite une analyse spécifique que nous publierons ailleurs sur ce site. Contentons-nous pour l'instant de l'examiner sous l'angle des lieux, qui est celui qui nous intéresse ici.

      1. Le plan 671 de la farandole est filmé sur la place Pigalle, dont on aperçoit la fameuse fontaine, mais selon un point de vue inhabituel, sans les célèbres enseignes lumineuses à l'arrière-plan. En fait, c'est justement depuis ces boîtes de nuit qu'est filmée la scène : si l'on admet que c'est Zazie qui voit défiler ainsi tous les adultes qui ont marqué sa journée, on comprend qu'elle se trouve précisément sur le seuil de l'une d'entre elles, le Sphinx ou les Folies Pigalle...



      2. De même, le plan 681 virtuose voit se précipiter vers la caméra cinq personnages venus de cinq directions différentes, et traversant en courant la même place, puisqu'il s'agit d'un seul plan effectué avec des mouvements panoramiques successifs :



        Deux photogrammes plus lisibles que les autres nous donnent la réponse : on distingue parfaitement le café Cyrano derrière Trouscaillon, et on devine le néon du café du Palmier derrière Albertine. Nous sommes sur la place Blanche, et la caméra se trouve sur le seuil du Moulin Rouge, ce qui n'est pas surprenant puisque nous avons vu Zazie s'endormir sur le capot d'une voiture illuminé par les lettres rouges de l'enseigne au néon. La logique du point de vue est la même que celle du plan 671. Tout se passe comme si Zazie se trouvait à la porte d'un de ces lieux de plaisirs qui la fascinent, et dans lequel elle pénètre finalement, puisque le plan suivant nous situe dans une salle de billard qui va lui offrir un spectacle des plus symboliques...


      Une question se pose pourtant : comment se fait-il que Zazie puisse reconditionner de manière onirique un matériau qui a été donné au spectateur par les scènes précédentes, mais qu'elle n'est pas censée connaître ? Elle n'a pas participé à la course-poursuite de Trouscaillon et Albertine, elle n'était pas dans la loge de Gabriel lorsqu'il attendait sa robe, elle n'a pas vu Mado, Gridoux et Turandot quitter le café. Ces images nous ont été données par ce qui semblait être un narrateur externe et omniscient. Il est donc surprenant que Zazie puisse les recomposer dans le sens de son désir.

      On peut toujours objecter qu'il ne s'agit que d'un film, dans lequel la logique est souvent très malmenée, et que Louis Malle n'a peut-être pas pensé à cette impossibilité. Mais rien n'interdit de pousser quand même le raisonnement un peu plus loin, et d'imaginer à titre d'hypothèse que les images qui précèdent le rêve, et qui nous ont été données comme produites à l'état de veille, étaient en fait déjà des images de rêve, d'un rêve éveillé si l'on veut : des images produites par Zazie. Ce qui ferait le pont avec un procédé déjà mis en œuvre dans la première moitié du film, dans la fameuse séquence de la course-poursuite de la matinée.

       

  3. Une séquence de rêve éveillé : la course-poursuite de Pédro-Surplus

    Pour étudier cette séquence importante du film de Louis Malle, on trouvera sur le site des Lettres volées un certain nombre de documents complémentaires, sur lesquels nous ne reviendrons pas :



    Nous nous contenterons de l'aborder ici une fois encore sous l'angle des lieux, en constatant d'abord qu'il est impossible de trouver à cet itinéraire la moindre logique géographique : les différents plans n’ont aucune contiguïté, et l'on passe d’un arrondissement à l'autre, du centre de Paris à la proche puis à la lointaine banlieue. Malle crée un effet de décor, nous l'avons vu plus haut, en juxtaposant des lieux différents sans raccords. Cette organisation en apparence décousue obéit en fait au projet clairement affiché par le cinéaste sur son scénario de filmer une poursuite imaginaire, qui serait intégralement le fruit de l'imagination de Zazie :

    Document extrait d'un des bonus du DVD



    En témoigne la récurrence des gros plans sur le visage de Zazie, filmée sur la même passerelle de Saint-Cloud, avec le même escalier en arrière-plan .

    Partant de là, nous pouvons opérer un certain nombre de regroupements en fonction des trois grands mouvements de la séquence, comme trois actes de longueurs inégales, correspondant à trois types de désirs successivement assouvis par Zazie selon la logique du fantasme, qu'il soit produit en état de veille ou de sommeil :

     

    1. Un fantasme d'insaisissabilité

      1. Un dynamisme infernal

        Quoique traitée de manière burlesque, cette course est bien celle d'un prédateur qui court après sa proie : le prétexte de récupérer les bloudjinnzes que Zazie a subtilisés à Pédro-Surplus ne trompe personne, d'autant que sur certains plans, la fameuse paire de pantalons a disparu. C'est bien un satyre qui court après Zazie, un de plus, dans la lignée du père ou de l'amant de sa mère évoqués de manière plus précise dans le roman.

        Comment filmer cela, et quels lieux de tournage rechercher pour donner un cadre à cette poursuite ? L'enjeu pour le réalisateur est de donner l'illusion d'un mouvement perpétuel et diabolique, et pour cela de jouer avec les composantes de l'image qu'il va projeter sur l'écran : largeur, hauteur, profondeur. Il faut d'abord à Louis Malle des escaliers, des quais, des rues, des galeries, des toits, dans lesquels il pourra utiliser avec virtuosité toutes les techniques qui au cinéma capturent ou amplifient l'impression de mouvement : travelling avant, arrière, latéral, panoramiques horizontaux et verticaux, plongées, contreplongées, suivant la course des deux interprètes, qui traverseront le champ d'un bout à l'autre.

        • Escaliers



        • Quais



        • Rues, passages, passerelles et galeries



          Lieux dans lesquels, selon le principe du jeu auquel se livre Zazie, la ligne pourra ne pas être droite mais plutôt zigzagante ou même circulaire...



          ... et parfois même interrompue juste le temps que se joue inopinément un jeu de marelle qui vise à atteindre – certes à cloche-pied – le paradis, ou que se prenne une photographie destinée à assurer une relative immortalité…



        • Toits

           

      2. Un pouvoir de dédoublement

        Pour échapper à Pédro-Surplus ou en tout cas ne pas se laisser arrêter, Zazie dispose du pouvoir de duplication, ce qui sera rendu possible au tournage, avec ou sans trucage, avec une doublure de l'actrice ou des mannequins de grand magasin, si les lieux disposent de suffisamment de hauteur, ou de largeur :

         

    2. Le fantasme de Protée : une capacité magique de substitution



      Cette logique de mouvement perpétuel semble prendre fin - ou du moins ralentir - devant le perron d’où Zazie fait un discours ponctué du gag du verre d’eau. La villa des Platanes offre en effet à Louis Malle un décor beaucoup plus frontal mais encore très scénographique, dont les deux statues lampadophores annoncent discrètement le porteur de torche (électrique) de la fin, qui va les sortir d’un mauvais pas.

      Pour l'instant, Zazie n'a pas besoin d'aide car outre la duplication, elle dispose aussi du pouvoir magique du dieu de la mythologie Protée, qui peut se métamorphoser à volonté. Louis Malle la filme dans ce décor de théâtre, qui va lui permettre de rendre hommage en particulier aux trucages de Georges Méliès le prestidigitateur, avec les gags de la poubelle et du chat noir, et celui de la mémé gifleuse.

       

       

    3. Un fanstasme de toute-puissance : Zazie passe à l'attaque

      Avec ce motif de la gifle commence alors la dernière étape, qui systématise l'attaque que va à présent mener Zazie tous azimuts, dans le pur esprit des cartoons où le petit, non content d'échapper au gros méchant, le fait systématiquement tourner en bourrique. On trouvera le détail des influences du dessin animé dans notre analyse de la séquence. Deux lieux de tournage sont alors privilégiés :

       

      1. Le pont de Bir-Hakeim

        Ce pont reconstruit en 1905 présente la particularité d'être assez large pour permettre la circulation piétonne et automobile, et supporte un viaduc ferroviaire destiné à la ligne 6 du métro. Sa partie centrale, réservée aux piétons, est un lieu éminemment cinématographique, qui a accueilli d'assez nombreux tournages de films et de clips musicaux ou publicitaires.

        Pour Louis Malle, la profondeur de champ permise par la longueur du pont est idéale pour redoubler les effets (déjà obtenus dans les galeries couvertes du centre ville) de progression ludique de Zazie et Pédro-Surplus, dans un espace graphique cette fois épuré et déréalisé.



        Quant à l’enfilade des piliers métalliques du viaduc, elle constitue un lieu rêvé pour faire apparaître et disparaître les personnages. Devant, derrière, de front, de côté, tous les délires d'une persécution inspirée par Tex Avery sont ici permis.

         

      2. Une route quelque part en banlieue



        Quant au choix final d'une route, il s’impose pour élargir le gag de la bombe, déjà utilisé dans le premier quart de la séquence, à une aire de jeu plus vaste et qui englobe un plus grand nombre de joueurs, en l'occurrence ces fameux permanents qui contribuent beaucoup à l'impression d'onirisme par leur récurrence non réaliste. Par ailleurs, la volonté d'élargissement de l'espace aux portes de Paris puis en dehors de la ville peut relever d'un symbolisme sur lequel nous reviendrons.

 

Il est donc clair que cette séquence est clairement onirique et correspond à un moment où Zazie « se fait son cinéma ». Mais cela ne résout pas le problème posé par l'ensemble du film. Car lorsque Zazie s'empare du scénario et fait obéir la caméra, le changement de camérateur (selon le terme proposé par Lionel Labosse) est nettement indiqué par un marqueur de subjectivité : dans la séquence de la course-poursuite, la récurrence des gros plans du visage de Zazie, et dans celle du rêve l'encadrement de la séquence par ces mêmes gros plans. On pourrait évoquer aussi celle du repas de moules, où le flash back de Zazie est nettement délimité par deux gros plans qui pastichent ceux d'Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour. Mais pour toutes les autres scènes ? Qui voit ? À qui appartient l'œil qui délègue à la caméra le soin de capturer des fragments de réel aussi problématiques ?

 



© Marie-Françoise Leudet et Agnès Vinas