Man Ray - Le temps qu'il faisait
le 14 mars
, 1937

I/ Le dessin de Man Ray

Trois éléments distincts, dont chacun pris à part est déjà énigmatique, le sont encore davantage lorsqu'ils se trouvent juxtaposés dans un même ensemble, comme c'est le cas dans ce dessin de Man Ray daté de 1937 : une figure féminine réduite à une tête renversée en arrière et à deux longues mains qui soutiennent son cou, un objet incongru pouvant évoquer un improbable dolmen à l'arrière-plan, et un titre, calligraphié par l'artiste en bas à gauche, manifestement allusif. Pour tenter de débrouiller tout cela, tentons d'examiner chacun de ces éléments l'un après l'autre.

 

1. La figure féminine qui attire d'emblée le regard semble d'une extrême sophistication. Elle porte au poignet droit un bracelet gravé de quelques signes indéchiffrables et orné d'une petite chaînette ; au bras gauche, un autre bracelet, ou peut-être une manche constituée par les majuscules stylisées et les chiffres très étirés de la signature du dessin : MAN RAY 1937. Si sa chevelure mi-longue et simplement ondulée n'appelle pas de remarque particulière, on peut en revanche constater que le modèle doit être très maquillé : la position très basculée de sa tête met en valeur des faux-cils particulièrement allongés, et la bouche sombre suggère un rouge à lèvres éclatant.


Cet ensemble de détails liés à la parure féminine évoque les nombreux clichés réalisés par Man Ray dans les années 30 pour diverses publicités de bijoux ou de crèmes pour les mains, et rappelle surtout la photographie-culte des larmes de verre, qui fut conçue à l'origine pour vanter la qualité d'un mascara waterproof...




De gauche à droite et de haut en bas : Nusch Eluard, 1935 - Mode bijoux, 1935
Mode bijoux, 1935 et Larmes, 1932/33

 

L'ensemble pourrait sembler très artificiel, mais l'attitude totalement offerte de cette femme suggère paradoxalement un moment de grande sensualité : elle a les yeux fermés pour mieux humer, semble-t-il, l'air environnant, et ses mains soutiennent son cou comme un prélude à d'autres caresses, délivrées dans un avenir proche par d'autres mains. En somme, odorat et toucher sont particulièrement à l'honneur, et la pose renversée évoque les moments heureux d'autres dessins du recueil, comme « le Don » , « les Sens », ou « la Liberté » (dessin qui la précède immédiatement), bien plutôt que le geste dramatique de « la Mort inutile ».

La force de Vie (Eros) l'emporte ici à l'évidence sur la pulsion de Mort (Thanatos), et l'oxymore entre sophistication et sensualité produit une impression de grand équilibre et d'attente d'un épanouissement plus naturel et plus complet.


 

2. C'est probablement cet équilibre que vient souligner à l'arrière-plan la forme d'un énigmatique dolmen, dont la poussée phallique massive est en quelque sorte couronnée et contrebalancée par une pierre de même forme mais plus petite, et disposée cette fois à l'horizontale. Dans son mémoire de maîtrise, Christine Leconte fait remarquer que la position de la femme « reprend exactement le même schéma que la pierre horizontale, située à la même hauteur que celle du front, en équilibre instable sur une autre pierre dont la verticalité est parallèle à la ligne de la tête prolongée par la main » (1).

 

3. C'est ici que le titre choisi par Man Ray semble pouvoir se justifier : « Le temps qu'il faisait le 14 mars » pourrait donner au dessin un cadre chronologique en même temps qu'une signification. C'est bien la légèreté d'une atmosphère printanière que semble humer la jeune femme, en même temps qu'elle semble espérer peut-être un renouveau dans ses relations amoureuses ; et la correspondance graphique entre l'avant et l'arrière-plan crée un « parallélisme qui entretient un jeu d'équilibre symbolisant cet autre équilibre des saisons, le printemps apparaissant comme ce point limite et tangeant entre l'hiver et l'été » (2). La récurrence des structures du dessin permet d'établir une correspondance apparemment pertinente avec l'information donnée par le titre.


 

On est donc bien étonné d'apprendre, si la simple curiosité pousse le spectateur scrupuleux à vérifier la validité de l'hypothèse dans les journaux et comptes-rendus météorologiques de l'époque, que le 14 mars 1937 s'est au contraire signalé par une tempête qui a fait des ravages sur toute la côte atlantique, et que, plus près de Paris, la chute d'un arbre tombé sur la voie a provoqué le 13 mars un accident ferroviaire mortel sur le parcours du Paris-Mont-Dore.


L'Express du midi, 14/03/1937
© BM de Toulouse

L'Express du midi, 15/03/1937
© BM de Toulouse


Le titre du dessin est donc en fait totalement antiphrastique : loin d'évoquer le souvenir d'une belle journée de printemps précoce, il fait au contraire allusion à une période de déchaînement des forces naturelles certes habituelles à l'équinoxe, mais cette fois bien plus dramatiques que d'ordinaire. Pourquoi Man Ray en avait-il été frappé ? La catastrophe ferroviaire avait-elle réactivé en lui le souvenir de cet accident de locomotive de 1895, qui avait joué un tel rôle lorsqu'il était enfant et que nous avons évoqué dans l'analyse du dessin « Rêve » ?

Quelle que soit en tout cas la raison qui a poussé Man Ray à traiter cet événement d'une manière aussi surprenante, on peut dès lors s'interroger non pas sur la pertinence d'un tel titre (un artiste, surtout dada, peut bien donner celui qu'il veut à son œuvre) mais sur sa fonction, puisqu'un titre est destiné à être lu par d'autres que son auteur. Dans une interview accordée à deux journalistes de Caméra en février 1975, Man Ray expliquait ceci :


« J'ai dit un jour à Duchamp : « Si vous n'aviez pas intitulé votre œuvre Nu descendant un escalier, on lui aurait acccordé exactement aussi peu d'attention qu'à celles de Picabia. » L'incident m'avait ouvert les yeux et j'ai, par la suite, donné un titre à chacune de mes œuvres. Elles ne sont certes pas expliquées par les mots qui leur ajoutent cependant un « élément littéraire », pour ainsi dire, et agissent sur la pensée comme un stimulant. Tous n'y réagissent pas mais... beaucoup de ceux dont je l'attends le font » (3).


Au moment où il intitulait ainsi son dessin, Man Ray pouvait donc espérer que celui qui le découvrirait le premier (en l'occurrence Paul Eluard) pourrait avoir en mémoire le souvenir de ce déchaînement et percevoir l'écart (ironique ?) entre le message scriptural et le message graphique. Mais dès lors qu'Eluard n'avait manifestement gardé aucun souvenir personnel de cette journée et devait se contenter du référent habituel (la date du 14 mars désigne communément l'approche du printemps, ce que pouvait confirmer le dessin), l'effet de surprise prévu par Man Ray tombait à plat, et plus encore par la suite, puisque les lecteurs du recueil ne sont pas obligés d'apprécier ces dessins en gardant un œil sur les journaux de l'époque pour contrôler chacune des allusions à l'actualité... Parce qu'ils renvoient à des référents qui peuvent ne pas être communs à tous ou être tombés dans un relatif oubli, les mots jouent parfois des tours plus pendables que les dessins.

 

 

Le temps qu'il faisait le 14 mars

Enjôleur d'enfants et charmeur d'oiseaux
J'attends la venue du printemps

La terre est timide et fraîche
Les aiguilles de midi
Cousent la traîne du matin

Je me vois moi ma jeunesse
Parmi les couleurs volatiles
Des premières végétations

Sur les rivages de verdure
Où l'eau devient de la lumière.

 

II/ Le poème d'Eluard

1. C'est donc en associant les informations données par la littéralité du titre (une date proche du printemps), par l'attitude offerte d'une jeune femme rêveuse, et par le symbole qui la redouble à l'arrière-plan, qu'Eluard a lu le dessin de Man Ray et qu'il l'a tout naturellement prolongé. Sans s'arrêter au détail des objets (faux-cils, bracelets ou pseudo-dolmen phallique), il s'attache à trouver un équivalent poétique à ces impressions évanescentes d'attente, de plénitude et d'équilibre qui le frappent de prime abord.

L'équilibre est suggéré d'emblée par la structure même du poème, composé de manière symétrique suivant un axe horizontal : un distique puis un tercet / un tercet puis un distique. Mais la symétrie s'avère pleine de tantaisie dans le détail, puisque règne en fait une certaine hétérométrie et que les coupes sont disposées avec une grande variété :

v.1 - décasyllabe (5/5)
v.2 - octosyllabe (2/3/3)

v.3 - heptasyllabe (2/3/2)
v.4 - heptasyllabe (3/4)
v.5 - octosyllabe (4/4)

v.6 - heptasyllabe (3/1/3)
v.7 - octosyllabe (5/3)
v.8 - octosyllabe (3/5)

v.9- octosyllabe (4/4)
v.10 - octosyllabe (4/4)

Le rythme suggère donc une stabilisation qui ne s'effectue que progressivement, après une hésitation entre plusieurs formes métriques, comme si, après une première moitié consacrée à l'attente effervescente d'un événement heureux, il fallait encore laisser le temps à des éléments divers de parvenir à un équilibre dynamique, encore susceptible de métamorphose.

 

2. C'est bien ce que confirment les champs lexicaux du poème, dont un réseau très simple recrée tout un paysage irisé : « terre », « eau » et « lumière » sont des éléments primordiaux qui évoquent le temps de la Genèse. Mais ces éléments sont en cours d'agencement, et le cosmos n'est pas encore organisé de manière définitive. Les « couleurs » des « premières végétations » (élément terre) sont « volatiles » : elles ont la légèreté de l'air ; et cette « verdure » forme des « rivages », associés à la rencontre des éléments terre et eau. Dans ce monde des premiers temps, « l'eau devient de la lumière ». Tout est en métamorphose, tout glisse, ce que suggèrent les sonorités où dominent nasales [m], liquides [l et R] et constrictives (sifflantes [v] et chuintantes [ʒ]) :

Je me vois moi ma jeunesse
Parmi les couleurs volatiles
Des premières végétations

Sur les rivages de verdure
l'eau devient de la lumière.

Dans cet univers fluide et musical, tout s'engendre et se fait écho : ainsi les couleurs [kulœR] appellent-elles un peu plus bas la relative « où l'eau » [ulo], pendant que les « premières végétations » sont prolongées par la « lumière » dans une rime intérieure.

Les êtres eux-mêmes fusionnent leurs attributs. L'« enfant » et l'« oiseau », qui ouvrent le poème, se laissent charmer par un printemps personnifié, dont ils partagent avec lui l'élan de la jeunesse : l'oiseau en particulier est le symbole éluardien par excellence de l'ouverture, de l'élan vers l'espace et la lumière. La nature en plein essor n'est pas en reste, mais elle possède encore la pureté virginale de la future mariée « timide et fraîche » dont on coud la « traîne ». Quant à l'être humain qui se projette dans cet univers tout neuf, il en a (ou a eu) la jeunesse. Mais peut-on cette fois parler de fusion ?

 

3. L'énonciation du poème offre en effet une ambiguïté caractéristique de la poésie éluardienne. Qui est ce « Je » qui attend ainsi la venue du printemps et s'exclame : « Je me vois moi ma jeunesse » ? S'agit-il de la jeune femme extatique, dont le poète prend la place et dont il fait entendre la voix intérieure ? ou du poète lui-même, qui se fond dans ce spectacle au point de se dédoubler et de s'identifier à elle ? ou plus généralement encore de ce que le poète Pierre Emmanuel a fort justement appelé « le Je universel chez Paul Eluard » ?

« Le JE de Paul Eluard, qui revient sans cesse dans ses poèmes, comme un critère d'évidence absolue, est le type même du JE universel : bien qu'inséparable du tempérament du poète, qui saisit le monde à sa façon, ce JE constitue le principe de cohésion interne du monde restitué par le langage, et d'où le drame personnel est exclu, sans que disparaisse pour autant le tragique inhérent à l'homme. » (4)

« La moindre ride émotionnelle peut se transmettre à l'univers des images, et inversement. Nous sommes présents au monde, de telle sorte que nos états suscitent les apparences, et les apparences nos états. Mais la présence la plus parfaite serait celle où nulle distinction ne pourrait s'opérer entre ceux-ci et celles-là : présence d'un regard pur de tout vertige intérieur, également serein au ciel de l'âme et au ciel du monde. Un tel regard, infiniment attentif, saisirait toutes choses et chacune, projetant sur elles, comme un prisme aux combinaisons innombrables, la lumière de l'être secret.

Si nous le voulions, « tout ne serait que merveille» ; et le poète est là pour nous prêter les yeux qu'il s'est créés, pour nous habituer à voir par nous-mêmes ce qui se déroule devant nous - le monde inconnu des objets simples et communs, dont nous sommes exilés par l'habitude. » (5)

Car c'est bien d'une merveille qu'il s'agit ici pour le poète - et pour son lecteur. S'ils accèdent à cette présence au monde qui leur permet de retrouver leur jeunesse dans celle de l'univers : « Je me vois moi ma jeunesse », même si l'accumulation des marques de la première personne en position de sujet et de complément peut suggérer que celle-ci n'est plus qu'un souvenir plein de nostalgie, ce printemps intérieur suffit temporairement à mettre à distance le tragique de la condition humaine, avec son temps linéaire qui s'enfuit, et son cortège de douleurs, de catastrophes, de solitude et de mort. Or l'art et la poésie peuvent suggérer cette impression lumineuse de premier matin du monde, où tout est ouvert et en attente, promesse de transparence et de bonheur, envers et contre tout.



© Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP


(1) Christine Leconte, Les Mains libres : étude des rapports entre graphisme et poésie, mémoire de maîtrise soutenu à Paris III - Sorbonne Nouvelle en octobre 1978 sous le nom de Christine Jean.

(2) Op. cit.

(3) Interview parue dans Caméra, n° 2, Lucerne, février 1975, et reprise dans Man Ray - Ce que je suis et autres textes, présentation de Vincent Lavoie, Hoëlbeke, 1998, p.26.

(4) Pierre Emmanuel, Le JE universel chez Paul Eluard, GLM, 1948, pp.14-15

(5) Op. cit. pp.19-20.