Man Ray - La mort inutile - 1937

Ce dessin au très beau graphisme est le résultat probable d'un dialogue critique et constructif avec Paul Eluard, mais surtout le révélateur de plusieurs obsessions de Man Ray depuis ses débuts de peintre et de photographe. Sur le marché de l'art, il s'intitule La mort inutile II, en référence à deux états antérieurs non retenus pour la publication des Mains libres en 1937.


1. Une jeune femme de profil, blonde et nue, mi-accroupie mi-allongée en extension, s'appuie contre un mur, sur lequel est projetée son ombre. Elle porte sa main gauche à sa gorge ; ses yeux clos suggèrent sa souffrance, peut-être sa fin prochaine. Au premier plan à droite, une enveloppe et un poignard ou un coupe-papier.

A première vue, le dessin ne semble ni signé ni daté, ce qui a conduit Jean-Charles Gateau à l'intégrer dans un groupe de trois dessins sans date, avec Le Don et Mannequin. Or nous pouvons démontrer que tous trois sont de 1937. S'agissant de La mort inutile, nous remercions l'un de nos collègues de nous avoir signalé que signature et date sont figurées par les hachures sous la main et la jambe de la femme. Comme le poème d'Eluard correspondant a été publié à la NRF le 1er avril 1937, ce dessin doit dater des deux ou trois premiers mois de l'année.

Ce n'était pas lui qui, à l'origine, était destiné à la publication. Il en existe un état antérieur, daté de 1936, intitulé lui aussi La mort inutile II, dont on peut trouver la reproduction dans le catalogue de l'exposition Man Ray du Musée national d'art moderne de Paris en 1972 :

Man Ray - La mort inutile II, 1936


La comparaison des deux états permet de mesurer le travail de stylisation accompli par Man Ray, avec une remarquable accentuation des lignes noires délimitant le modèle, ce qui produit un effet de solarisation comparable à celui qu'il avait inventé en photographie quelques années auparavant. Le triangle du mur à droite, découpé par la diagonale qui traverse tout le cadre, a été débarrassé de son ombre inutile, et le premier plan a été légèrement approfondi, pour accueillir, outre la signature, les objets qui suggèrent un suicide, probablement par désespoir amoureux.

C'est donc le dessin de 1937 qui a été retenu pour la version définitive des Mains libres. Il existait pourtant encore un autre projet, dont on peut trouver la trace en explorant les ressources de la base de données du Centre Pompidou à Paris :


Man Ray - La morte inutile, 1936 - Ensemble et détails

Ce dessin semble inspiré par le même thème du suicide, mais de manière plus morbide : cette fois, la femme, couchée sur le dos, est manifestement morte, et son corps en extension a une maigreur cadavérique, encore accentuée par le choix d'un cadrage en diagonale qui met en valeur ses jambes interminables. Un léger filet de sang semble sortir de sa bouche. Au premier plan, des objets plus énigmatiques : un compas, un stylet, un tournevis, un coquillage, et un rouleau de papier sur lequel Man Ray a écrit la date, avril 1936, et sa signature.

Cette date indique que le dessin pouvait s'inscrire dans le projet commun décidé avec Eluard, et cela d'autant plus que Nicole Boulestreau a retrouvé, sur le manuscrit du recueil, la légende autographe d'Eluard, « La morte inutile ». Le poète a-t-il été choqué par la crudité de cette représentation ? Ou lui rappelait-elle trop la morphologie longiligne de sa femme Nusch, dont la minceur était extrême ? En tout cas, le dessin n'a pas été retenu, et n'a, semble-t-il, donné lieu à aucune reprise de la part de Man Ray, au contraire d'autres dessins de 1936-37 qu'il a su recycler pour les vendre par la suite.

 

2. Cette fascination manifeste de Man Ray pour le suicide doit à présent être explicitée, en commençant par la source photographique des deux dessins de La mort inutile II. Il s'agit en effet d'une photographie bien connue, intitulée précisément Suicide et datée de 1930.

Man Ray - Suicide - 1930

Le modèle qui pose ici est Lee Miller, la muse et l'amante de Man Ray à cette époque. Il n'est pas évident que le thème du suicide ait été le sujet explicite de la séance : Man Ray a manifestement beaucoup travaillé avec son modèle, dans les années 1929-1930, ce genre de pose en extension, avec un intérêt fétichiste pour certains détails de son anatomie, son cou en particulier, et avec une utilisation très sophistiquée de l'éclairage, violemment contrasté.

 

Mais si la photographie a été intitulée Suicide, c'est parce que la pose correspondait à une situation qui inspirait ce titre à l'artiste. Comme telle, elle s'inscrit dans une autre série de productions échelonnées sur quinze ans, mais portant toutes le même titre :


Man Ray - Suicide - 1917

Man Ray - Suicide - 1926

Man Ray - Suicide - 1932

Pourtant Man Ray continua à vivre, et pour se remettre de son désespoir, il se mit à peindre les énormes lèvres de Lee, flottant au-dessus du monde dans le grand tableau A l'heure de l'observatoire - les amants (1932-1934). Est-ce parce qu'il avait dépassé la crise et la tentation du suicide qu'il a pu intituler ses dessins de 1936 et 1937 « La mort inutile » ?

 

3. Une autre manière de surmonter cette crise passionnelle fut pourtant de tourner sa rage contre Lee de diverses manières, ce qui nous conduit à aborder pour finir le problème d'un certain sadisme particulier à Man Ray, et dont on trouve quelques échos dans les Mains libres.


Man Ray - Suicide - 1930

Man Ray - Autoportrait au nu mort - 1930

La même année que la séance de pose du Suicide avec Lee Miller, Man Ray avait en effet donné libre cours à une fascination encore plus morbide, non seulement pour le suicide mais aussi pour la mort ou la souffrance d'autrui, des femmes en particulier. La mise en scène de l'Autoportrait au nu mort, qui cette fois n'implique pas Lee, en est un exemple,

Pendant les années 1929 ou 1930, donc toujours à la même époque, Man Ray avait aussi accepté de photographier des tableaux vivants pour le compte de William Seabrook, un Américain assez désaxé, cannibale, sataniste, fétichiste, et adepte de Sade... Il en est sorti des photographies à ne pas mettre entre toutes les mains, mais aussi certains portraits de Lee Miller étranglée par un collier qui aurait pu tout à fait justifier qu'elle porte ensuite ses mains à son cou...


Man Ray - Lee Miller au collier - 1929-1930

 

Cet aspect plus trouble de la personnalité et de l'œuvre de Man Ray peut éclairer certains des dessins qui se trouvent dans les Mains libres - ou qui ont été dessinés à la même époque sans être retenus. Le plus étonnant est celui-ci, qui se passe de tout commentaire :

Man Ray - La Punition - 1937

C'est à la lumière de l'expression de ce fantasme de toute-puissance masculine et de châtiment de la femme rebelle qu'on pourra peut-être reprendre certains des dessins de notre recueil :

Man Ray - Couture - 1936

Man Ray - La peur - 1937


Man Ray - Pouvoir - 1937

Man Ray - Pouvoir - 1971


Et pour finir, ce dessin postérieur aux Mains libres, mais de la même veine et de la même violence :

Man Ray - Sans titre - 1940


© Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP