Ce dessin de 1937, qui clôt la première section du recueil, est emblématique de la façon dont Man Ray joue avec plusieurs sources d'inspiration, qu'il fond en une œuvre personnelle totalement intégrée et pertinente dans ce nouvel ensemble.

Une figure féminine entièrement nue, tête renversée en arrière, domine un paysage au fond duquel on devine un château-fort - peut-être l'un de ceux dans lesquels ont été incarcérés des prisonniers célèbres, fictifs ou historiques, le comte de Monte-Cristo dans le château d'If de la page 97, ou le marquis de Sade dans la Bastille des pages 124 et 127. De son bras gauche tendu vers le ciel, cette figure brandit un drapeau sur lequel on devine qu'est inscrit en majuscules le nom LIBERTE.

 

1. Une telle figure appartient à l'évidence à la tradition bien codifiée de l'allégorie : la différence d'échelle entre le paysage et la femme qui le domine en contre-plongée en fait une figure quasiment divine, incarnant le principe abstrait de la liberté, qui semble voler sans entraves au-dessus de cette nature immense, et échapper à l'univers carcéral symbolisé par le château, écrasé au fond de l'horizon.

De fait, depuis la Révolution française, les figures allégoriques de la Liberté se sont multipliées, et présentent certaines caractéristiques génériques :

Jeanne-Louise Vallain
La Liberté

Jean-Baptiste Thonesse
La Liberté parcourant le monde
1792-1794

Auguste Bartholdi
La Liberté illuminant
le monde
, 1886

La Liberté (nom féminin) est logiquement une jeune femme, vêtue à la grecque ou à la romaine, coiffée ou pas d'un bonnet phrygien (symbole d'affranchissement à Rome) ; Bartholdi lui préfère une couronne de rayons, inspirée de statues antiques du dieu-soleil Hélios, pour suggérer le rayonnement de cette Liberté dans le monde entier. L'allégorie traditionnelle brandit divers symboles de son pouvoir sur le monde, pique, sceptre, déclaration des Droits de l'Homme, flambeau de la lumière qu'elle répand partout.

Mais à l'évidence, c'est la figure de la Liberté guidant le peuple, renouvelée par Delacroix en 1830, qui constitue le modèle le plus reconnaissable du dessin de Man Ray.

Eugène Delacroix - La Liberté guidant le peuple
1830

Man Ray - La Liberté
1937

Les deux figures ont en effet pour points communs d'être cette fois extrêmement dynamiques, avec la même jambe gauche lancée en avant, et de brandir toutes deux un drapeau qui claque au vent. Elles sont en outre toutes deux érotisées, bien plus que ne l'étaient les allégories précédentes, souvent pudiquement voilées.

 

2. C'est cet érotisme, encore bien plus marqué dans le dessin de Man Ray puisque la figure est cette fois entièrement nue, qui nous conduit à identifier pour son dessin un deuxième type de sources internes à son œuvre, mais lui aussi fortement attaché à un modèle générique pratiqué depuis des siècles : le nu féminin.


La Liberté
1937

Le don
sans date

Grand nu renversé en arrière
1923 et retirage en 1937


La figure en pied du dessin de « La Liberté » reprend en effet manifestement la pose du dessin p.25, intitulé « Le don »  ; dessin qui lui-même n'est que la transcription graphique d'une des photographies de Man Ray de 1923, le Grand nu renversé en arrière. Ce cliché était totalement inconnu en 1937, mais la récente exposition de la BnF, La photographie en cent chefs d'œuvre, vient de le consacrer comme une nouvelle icône, en lui donnant la place d'honneur sur son affiche publicitaire.

Si le nu est par excellence un genre académique, son traitement par Man Ray, dans cette photographie datée de ses débuts parisiens, révèle une originalité qui fait fi de la tradition et des convenances : la pose est délibérément provocatrice, donnant à voir sans fard la cambrure de la volupté érotique. Le cadrage coupe le modèle, comme souvent chez Man Ray, et stylise le visage de la femme, qui se découpe de profil, au profit d'une cascade de cheveux et d'une poitrine largement offerte.

Dans le dessin de 1937, Man Ray se cite donc lui-même et reprend une forme préexistante pour lui donner un autre sens : la pose initiale statique, qui occupait tout le cadre en le saturant de sensualité, est reprise dans un paysage qui impose une figure entière, légèrement décentrée de manière à dégager un espace optimiste sur la droite du champ. Elle devient dès lors le manifeste d'une liberté en marche vers l'avenir, passant par l'érotisme mais le dépassant comme un moyen au service d'une fin plus ambitieuse. Le drapeau brandi est celui de toutes les libertés, et l'étendard même de la révolution surréaliste.


© Agnès Vinas
Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.


© Man Ray Trust / ADAGP