Lieux ignorés, occultés, ou disparus - Un espace en métamorphose


De la Ville Lumière, l'une des plus touristiques au monde, il ne faut pas s'attendre à voir grand chose dans le film de Louis Malle : entre les monuments historiques que les protagonistes ne savent pas situer et ceux que le réalisateur (suivant en cela Queneau) s'obstine à ne pas nous montrer, le spectateur habitué aux clichés risque fort d'être déçu. S'ajoutent à cela les monuments disparus depuis le moment du tournage, et qui contribuent encore à l'impression baroque d'évanescence ou de métamorphose qui domine tout le film.


Carte réalisée à partir de Googlemaps - © Agnès Vinas


 

Lieux que les protagonistes sont incapables de situer correctement

 

Dans cette ville célèbre dans le monde entier pour ses monuments emblématiques, Gabriel et Charles, deux des héros de l'histoire, éprouvent pourtant un certain mal à se repérer, et proposent des identifications pour le moins incongrues. Le tableau ci-dessous synthétise ces amalgames fâcheux, que l'on pourra tenter de justifier dans cette analyse.

 

Eglise du Panthéon - © Lionel Labosse

Eglise Saint-Vincent-de-Paul

Eglise St-Louis des Invalides - © Lionel Labosse

Eglise Saint-Vincent-de-Paul

Eglise de la Madeleine - © Lionel Labosse

Eglise Saint-Vincent-de-Paul

Caserne de Reuilly - © Lionel Labosse

Eglise Saint-Vincent-de-Paul

Sainte-Chapelle © Lionel Labosse

Tribunal de commerce - © Lionel Labosse

De tous ces monuments, la Sainte-Chapelle, « joyau de l'art gothique », est celui qui subit le traitement le plus particulier et le plus corrosif. Chez Queneau, elle est le Graal des touristes, qui s'emparent de Gabriel au cri de « Montjoie Sainte-Chapelle ! » et le guidenappent, en abandonnant Zazie sur le trottoir. Un peu plus tard, une fois retrouvé, il se vante de leur avoir fait visiter la fameuse Sainte-Chapelle : « Nigaud, dit Fédor Balanovitch [...] C'est le Tribunal de commerce que tu leur as fait visiter. - Tu me fais marcher, dit Gabriel incrédule. T'en es sûr ? [...] Si c'était pas la Sainte-Chose, dit Gabriel, en tout cas, c'était bien beau ! » En comparant les deux photographies, on appréciera les connaissances historiques et le sens esthétique de l'archiguide - sans parler de son sens du sacré...

Pour des raisons déjà évoquées, Louis Malle préfère jouer sur la récurrence de plus en plus burlesque d'un seul monument, l'église Saint-Vincent-de-Paul, dont l'architecture néo-classique ne présente elle aussi qu'assez peu d'analogies avec le gothique flamboyant du XIIIe siècle. Comme nous allons le voir à présent, de tous les monuments de Paris, il n'aura donc montré que cette église de deuxième ordre - et la tour Eiffel, qui, elle, a été mise en vedette d'une manière autrement spectaculaire.

 

Plan 416

© Lionel Labosse

C'est d'ailleurs du haut de cette tour Eiffel que Gabriel, décidément inspiré, déclame une fois de plus : « Ah ! Paris sera toujours Paris ! Regarde, Zazie, si c’est beau ! Le Panthéon ! les Invalides ! la Nouvelle Ève ! » Le problème, si l'on observe bien l'orama qui s'étend sous ses yeux, c'est qu'il ne risque guère d'y voir aucun des monuments qu'il énumère, pour la bonne raison qu'il leur tourne le dos. Ce que l'on aperçoit en fait au second plan, c'est la Seine en aval du pont de Bir-Hakeim, et le stade Emile Anthoine, qui a plus de chances d'envoyer rapidement ses pratiquants aux Invalides qu'au Panthéon. Quant à la Nouvelle Ève, un cabaret du IXe arrondissement dans le secteur de Pigalle, il correspond certes davantage aux critères de l'art selon Gabriel, mais pour les mêmes raisons topographiques, il est impossible qu'il figure dans le champ.

 


Lieux touristiques délibérément occultés par le cinéaste

 

À la différence de Louis Malle, au chapitre 8 du roman, Queneau s'amuse avec son lecteur. Gabriel et Charles échangent une nouvelle série de considérations oiseuses sur l'identification des lieux qu'ils ont sous les yeux. « Ils regardèrent en silence l'orama, puis Zazie examina ce qui se passait à quelque trois cents mètres plus bas en suivant le fil à plomb ». Devinette : où sommes-nous ? - Sur la tour Eiffel, bien sûr. Mais dans le chapitre, son nom ne sera jamais mentionné.

Louis Malle décide lui aussi de prendre son spectateur à contre-pied, et de lui faire faire une visite de Paris pour le moins originale. Tous les lieux historiques de la capitale sont effleurés, traversés sans être montrés, décadrés. Voici donc, dans la colonne de gauche, ce que Zazie aura vu de Paris, tandis que la colonne de droite restitue aux lieux leur dimension de clichés photogéniques.

 

Plan 297 - Pont Bir-Hakeim

Pont Bir Hakeim et Tour Eiffel - © MF Leudet

Plan 479 - Pont au Double

Pont au Double et Notre-Dame - © Lionel Labosse

Plan 480 - Pont des Arts

Pont des Arts et île de la Cité - © MF Leudet

Plan 481 - Pont du Carrousel

Pont du Carrousel et Louvre - © MF Leudet

Plan 508 - Porte Saint-Denis

Porte Saint-Denis - © Lionel Labosse

Plan 509 - Place de la Concorde

Place de la Concorde - © Lionel Labosse

Plan 474 - Place de la Concorde

Place de la Concorde - © Lionel Labosse

Plan 510 - Place Vendôme

Colonne et place Vendôme - © Lionel Labosse

Plan 515 - Pont de l'Alma

Pont de l'Alma, zouave et tour Eiffel avant 1970 - © INA

Plan 536 - Pont Alexandre III

Pont Alexandre III et Gd-Palais - © MF Leudet

Plan 542 - Place de l'Étoile

Arc de triomphe de l'Étoile - © Lionel Labosse

Plan 666 - Reflet du Moulin-Rouge

Moulin-Rouge - © Lionel Labosse

 


Monuments disparus depuis le tournage en 1960

 

Outre les lieux filmés de côté, ou auxquels Louis Malle a délibérément tourné le dos, il faut signaler ceux qui ont disparu du paysage parisien depuis qu'ils ont été filmés - et donc d'une certaine manière immortalisés - en 1960. Si pour certains d'entre eux le réalisateur ne pouvait pas anticiper sur leur démolition ou leur remplacement, le doute est permis pour d'autres, dont la date de disparition est très proche de 1960. Et dans ce cas, on peut raisonnablement supposer que Malle, s'il en était averti, a consciemment joué sur l'épigraphe du roman de Queneau : ὁ πλάσας ἠφάνισεν, « Il l'a créé, [puis] l'a fait disparaître »...

 

Le pavillon Guimard à la Bastille (1900 - mai/juin 1962)

Plan 165

Plan 167

Le pavillon Guimard (1900 - 1962)

© Lionel Labosse

Le pavillon de la Bastille faisait partie d'une impressionnante série d'édicules Art Nouveau construits par Hector Guimard de 1900 à 1913 pour signaler les entrées du métropolitain de Paris. Celui-ci était probablement le plus spectaculaire, et sa structure de bâtiment en volume a inspiré à Louis Malle une scène particulièrement symbolique. Mais en 1960, il était à l'abandon, et avait été remplacé par un escalier d'accès plus moderne, un peu sur la droite. Il a fait partie de la charrette de destructions d'un certain nombre de trésors patrimoniaux, jugés démodés ou inadaptés aux exigences de l'urbanisme et, dans le cas présent, de l'évolution des technologies ferroviaires. A la différence d'édicules Guimard de proportions plus modestes, celui-ci n'a trouvé personne pour le sauver du vandalisme institutionnel et, au moins en le déplaçant, lui donner une chance de compter parmi les 82 entrées aujourd'hui classées Monuments historiques.

 

Le cinéma Lux-Bastille (1937-1985)

Plan 168

© André Zucca / BHVP / Roger Viollet, 1942

A peine perceptible à l'arrière-plan de la scène suivante, située derrière les grilles jouxtant le pavillon Guimard, une colonnade blanche en demi-cercle surmontée d'une inscription floue correspond au cinéma Lux-Bastille, construit juste un peu avant la guerre de 1939-45. Devenu par la suite Paramount-Bastille, il a été fermé en 1984 et détruit en février 1985. Sur le cliché d'André Zucca, on aperçoit en arrière-plan la gare de la Bastille, inaugurée par l'impératrice Eugénie en 1859 et abandonnée un siècle plus tard en 1969. Les deux bâtiments n'ont résisté ni l'un ni l'autre aux pioches des démolisseurs : on a construit à leur place l'Opéra-Bastille.

 

Le siège provisoire de l'ONU au Trocadéro (1951/1960)

Plan 524

© Lionel Labosse

La colline de Chaillot et le siège provisoire de l'ONU puis de l'OTAN

© Lionel Labosse

© Lionel Labosse

Au contraire du pavillon Guimard, le bâtiment en question fait partie des verrues modernes que Louis Réau comptabilise dans sa polémique Histoire du vandalisme (1960) et s'étonne de voir encore debout. Lors de sa tournée parisienne en bus Cityrama, le commandant de bord Fédor Balanovitch signale en effet au plan 524 un bâtiment essentiel : « Nous survolons actuellement la plaine du Trocadéro, patrie des célèbres fromages […] Vous pouvez voir à gauche de l’appareil, le bâtiment de la Sécurité Sociale, point culminant de notre civilisation ». Ce plan mérite qu’on s’y arrête : Lionel Labosse a réussi à retrouver l’existence de ce bâtiment, aujourd'hui disparu, qui a abrité non pas la Sécurité Sociale bien évidemment, mais le siège provisoire de l’ONU puis de l’OTAN jusqu’en 1959. Il ne reste aujourd'hui de ce pavé construit en préfabriqué en 135 jours que quelques photographies, et un plan de quelques secondes dans le film de Malle.

 

Le pont de l'Alma tel que l'a filmé Louis Malle (démolition / reconstruction 1970-1974)

Plan 515 - Etat en 1960

© Lionel Labosse - 2013

Démolition de l'ancien pont en 1972

Le pont métallique de nos jours

Construit sous Napoléon III de 1854 à 1856, le pont de pierre de l'Alma est filmé en 1960 lorsque le bus Cityrama s'y engage en direction de la rive gauche. Lionel Labosse, après bien des cogitations, l'a identifié grâce à l'église américaine (tronquée) qui apparaît à l'arrière-plan, et au tunnel ajouré du RER C qu'a su détecter son œil de lynx. Mais le pont de pierre de 1960 n'existe plus : doublé par une structure métallique à partir de 1970 et sa partie ancienne démolie en 1972, le pont actuel a été inauguré en 1974. Seul le zouave a été replacé, côté amont : les trois autres statues, chasseur, artilleur et grenadier, ont été dispersées en province.

 

La statue au bas de l'escalier de l'avenue Camoëns (1924-1987)

Plan 242 - 1960

Etat actuel en 2013 - © Lionel Labosse

Plan 242 - 1960

Etat antérieur à 1987

Cet escalier a donné beaucoup de fil à retordre à Lionel Labosse, mais notre Sherlock a fini par le débusquer en bas de l'avenue de Camoëns, dans le XVIe arrondissement. Si la volée de marches spectaculaire est restée exactement la même que celle où Zazie fait tourner Pédro-Surplus en bourrique, il n'en va pas de même pour le groupe sculpté dont on n'aperçoit que les fesses à la fin du plan 242. L'équipe des Lettres volées, aiguillonnée par le défi, a découvert à son tour que ce groupe intitulé Les chansons de Bilitis avait remplacé un buste du poète lusitanien Camões en 1924, mais que cette sculpture de pierre, en mauvais état, a elle-même été remplacée en 1987 par un nouveau buste de Camões, au goût fort discutable... Une séance du conseil d'arrondissement en 2005 (deux dernières pages) n'a pas permis au groupe saphique de retrouver sa place initiale.

Une fois de plus, le choix de ce décor parisien mérite qu’on s’y attarde. D'abord parce que l'avenue de Camoëns se trouve à deux pas du lycée Saint-Louis de Gonzague où le jeune Louis Malle a effectué ses études : cet escalier et le groupe de Bilitis font partie de ses souvenirs d'enfance. Mais surtout parce que cette statue entraperçue fait évidemment écho à la scène saphique entre Mado et Albertine ! Les Chansons de Bilitis sont une belle supercherie littéraire de Pierre Louÿs qui invente en 1894 le personnage de Bilitis, poétesse antique, dont il prétend traduire les poèmes et dont il imagine aussi la vie, en prologue de son recueil de poèmes. Bilitis, originaire de Pamphilie, a vécu sur l’île de Lesbos où elle rencontre Sappho : « Alors, Sapphô était encore belle. Bilitis l’a connue, et elle nous parle d’elle sous le nom de Psappha qu’elle portait à Lesbos. Sans doute ce fut cette femme admirable qui apprit à la petite Pamphylienne l’art de chanter en phrases rythmées, et de conserver à la postérité le souvenir des êtres chers » avant d’aller à Chypre où elle défend la belle Phryné.

Encore une devinette, et le plaisir gratuit de la connivence avec un tout petit nombre d'érudits avertis...

 


© Marie-Françoise Leudet, Lionel Labosse et Agnès Vinas