Quelles remarques vous inspirent les vicissitudes de la scène V, 6 de 1853 à nos jours ?

 

Scène 6

Florence. — Une rue. Entrent DES ETUDIANTS et DES SOLDATS.

UN ETUDIANT — Puisque les grands seigneurs n'ont que des langues, ayons des bras. Holà, les boules ! les boules ! Citoyens de Florence, ne laissons pas élire un duc sans voter.

UN SOLDAT — Vous n'aurez pas les boules ; retirez-vous.

L'ETUDIANT — Citoyens, venez ici ; on méconnaît vos droits, on insulte le peuple. (Un grand tumulte).

LES SOLDATS — Gare ! Retirez-vous.

UN AUTRE ETUDIANT — Nous voulons mourir pour nos droits.

UN SOLDAT — Meurs donc. (Il le frappe.)

L'ETUDIANT — Venge moi, Ruberto, et console ma mère. (Il meurt. Les étudiants attaquent les soldats ; ils sortent en se battant.)

 

L'étude des suppressions ou modifications subies par cette toute petite petite scène permet de faire le tour des problèmes de réception que pose, à la lecture et à la représentation, l'évocation d'une insurrection populaire, si modeste et vaine soit-elle.

 

I/ Le sort de cette scène du vivant et du fait de Musset

A/ Sa signification en 1834 dans Un spectacle dans un fauteuil

1/ Il s'agit d'une scène d'émeute des étudiants contre les soldats allemands (= la force d'occupation de Charles Quint) au nom du droit des Florentins à disposer d'eux-mêmes et à participer à l'élection de leurs propres dirigeants : « Citoyens, venez ici ; on méconnaît vos droits, on insulte le peuple » ; et « nous voulons mourir pour nos droits » .

2/ Elle évoque la seule résistance qu'ont opposée quelques Florentins au tour de passe-passe imposé par le cardinal Cibo et accepté par les Huit à la scène 1 de l'acte V. Elle s'inscrit donc dans une ligne circulaire qui, de l'acte I à l'acte V, suggère qu'il n'y a rien de changé à Florence avant et après le meurtre du duc : seuls quelques individus résistent, tandis que la masse se réjouit, ou subit en se résignant. Ainsi :

La dernière réplique de la scène 6 : « Venge-moi, Ruberto, et console ma mère », a deux fonctions complémentaires :

3/ Cette scène repose pourtant sur un contresens de Musset lisant Varchi (Storia Fiorentina, XV, t.V p.360) : « Avvenne, che 'l lunedì sera a due ore di notte nel metter le guardie sulle mura, si levò in arme tutto il popolo gridando, fuora, fuora i soldati forestieri ! (dehors, dehors, les soldats étrangers !); e benchè gridassero palle, palle ! il commissario, il vicario, il signor Otto, e tutti' gii altri capitani dubitando, come dovevano, corsero tutti armati al rumore, ed insieme con loro andarono molti della città. »

Lorsqu'il lit : palle, palle ! Musset croit à tort qu'il s'agit de boules, c'est-à-dire d'instruments de vote comme en France où l'on peut se faire blackbouler. Or il s'agit du motif héraldique des besants (ou tourteaux) sur les armoiries des Médicis : loin d'en appeler à un vote démocratique chez Varchi, les Florentins lancent au contraire un cri de ralliement à la même famille régnante.

Mais ce contresens de Musset s'explique dans la mesure où la scène est manifestement influencée par les événements politiques contemporains. Depuis 1830, révolution confisquée par la bourgeoisie, la France a connu des épisodes insurrectionnels, en particulier celui des canuts à Lyon en 1831 et celui de Saint-Merri à Paris en juin 1832 : dans les deux cas, l'insurrection a été écrasée.

Cette scène exprime donc le pessimisme du jeune Musset de 23/24 ans, qui constate amèrement qu'il est impossible à la jeunesse de son pays de faire évoluer le système politique dans lequel elle est condamnée à la passivité et à l'impuissance. Mais cela ne suffit pas à faire de Musset un poète engagé : il constate, mais n'écrit pas dans l'espoir de faire changer les choses. Il partage en cela le même réalisme désabusé que son héros Lorenzaccio.

 

B/ La suppression de cette scène par Musset dans l'édition des Comédies et Proverbes de 1853

La page-titre indique qu'il s'agit de la « seule édition complète revue et corrigée par l'auteur ». C'est en fait la dernière publication supervisée par Musset de son vivant. Or à la page 195 de cette édition (accessible en cliquant sur l'image), on passe de la scène V, 5 de la bagarre des enfants Strozzi et Salviati à une scène V, 6 entre Philippe Strozzi et Lorenzo à Venise. L'émeute des étudiants a disparu.

Cette autocensure peut s'expliquer si on la recadre sur le plan historique. Après le coup d'Etat de 1851, qui a mis fin à la deuxième République instaurée par la révolution de 1848, il n'est politiquement pas correct du tout de faire allusion à une émeute républicaine. Même s'il va se draper à partir de 1860 dans des habits plus libéraux, le régime du Second Empire instauré le 2 décembre 1852 est pour l'instant un régime autoritaire, qui a écrasé les quelques tentatives de résistance des Républicains en décembre 1851.

Or au moment de la parution de cette nouvelle édition des Comédies et Proverbes, en juillet 1853, Musset n'a aucun intérêt à se faire remarquer, et n'en a de toute façon pas du tout l'intention :

  1. Parce qu'il a enfin été élu, le 12 février 1852, à l'Académie française. Cette récompense signe sa récupération par la littérature officielle. En mai 1852, Edouard Houssaye, dans L'Artiste, s'attriste de ce reniement : « Voilà donc M. Alfred de Musset à l'Académie ; c'est bien fait. Il a renié sa jeunesse, et M. Nisard a applaudi. Heureusement que toute la poésie de sa jeunesse est restée à la porte de l'Académie. Il y aura désormais deux hommes sous le nom d'Alfred de Musset : le poète et l'académicien. »

  2. Parce qu'il a été nommé le 18 mars 1853 bibliothécaire du ministère de l'Instruction publique : fonctionnaire payé par le régime, et redevable de son poste à Hippolyte Fourtoul, un ami devenu ministre, il ne va pas courir le risque de perdre sa place en agitant des idées auxquelles de toute façon il ne croit plus.

  3. Parce que depuis le succès inattendu d'Un caprice à la Comédie-Française le 27 novembre 1847, non seulement Musset a commencé à accepter l'idée de se faire représenter, mais il connaît à présent plusieurs beaux succès avec des pièces remaniées en fonction des contraintes scéniques. Même si Lorenzaccio n'est pas encore à l'ordre du jour, Musset se ménage la possibilité d'une tentative ultérieure : il ne doit donc pas se mettre à dos la censure impériale.

C'est donc sur la base de cette dernière édition, revue et corrigée par son auteur, qu'a été édité Lorenzaccio pendant toute la première moitié du XXe siècle, mais aussi, plus récemment, dans la collection de la Pléiade en 1990. Pourtant cela ne suffit pas à expliquer pourquoi la scène de révolte des étudiants a été systématiquement supprimée pendant le demi-siècle qui a suivi la première représentation de la pièce en 1896.

 

II/ Des suppressions liées au traitement de l'acte V (cf tableau)

A/ De 1896 à 1945, des modifications qui sont dues à une combinaison de deux facteurs

Les premières mises en scène de Lorenzaccio ont toutes évacué non seulement la scène V, 6, mais aussi toute la partie centrale de l'acte V, sans parler de l'adaptation d'Armand d'Artois en 1896, qui s'est passée de l'acte V tout entier. L'épilogue annoncé sur l'affiche de Mucha n'a en fait été publié qu'en 1898, « pour donner satisfaction aux critiques - et peut-être aux spectateurs - qui ont regretté [la] suppression [de l'acte V] ». Mais même ainsi récupéré, l'acte V se réduit à un collage des deux scènes de Venise : Lorenzo a beau regretter le massacre de quelques jeunes étudiants, faute de replacer clairement cette allusion dans le contexte de l'élection truquée de Côme, la charge politique de la phrase tombe à plat.

  1. Cette adaptation d'Armand d'Artois en 1896 est à situer dans un contexte historique littéralement explosif : la fin du siècle est secouée par une série d'attentats anarchistes visant parlementaires, présidents de la République et têtes couronnées. L'année 1894 a été particulièrement meurtrière : le 24 juin, c'est le président Sadi Carnot lui-même qui a été assassiné. En réaction, le parlement a voté une série de lois restreignant sérieusement la liberté d'expression, et de fait, les trois ou quatre années qui suivent voient une pause en France dans la violence politique. Quoi qu'il en soit, dans un tel contexte, il est peu recommandé, si l'on ne veut pas être inquiété par une censure préalable ou si l'on veut éviter d'éventuels ennuis une fois la pièce lancée, de valoriser explicitement l'action politique d'un héros qui, pendant la nuit du Colisée, décide d'utiliser le meurtre politique comme moyen terroriste de changer la société. Même si Sarah Bernhardt éprouve une certaine sympathie pour Louise Michel et Auguste Vaillant, ce dont témoignent ses mémoires, elle n'a pas la moindre intention d'insister sur cet aspect de la pièce : c'est ainsi que toutes les scènes « dangereuses », et l'acte V en entier, subissent les coupes sombres d'Armand d'Artois.

    Nous n'avons pas beaucoup de documents sur la tournée effectuée par la troupe du Regain dans la France occupée de 1943, mais il va de soi que toutes les répliques sur l'occupation allemande et une éventuelle résistance de la population ont dû être prudemment retirées : il était donc inenvisageable de conserver la scène V, 6.

    En 1945 au contraire, une lecture explicitement politique aurait été justifée. Pourtant Gaston Baty prend le parti de refuser les analogies selon lui trop évidentes, et tire (une fois de plus) le Lorenzaccio de Musset vers Hamlet. L'acte V est charcuté au point que même la mort de Lorenzo passe à la trappe.

    A tort ou à raison, la situation historique impose donc à certains adaptateurs de lui tourner délibérément le dos, et de supprimer tout ce qui peut dans la pièce inviter à une réflexion politique ; ce qui ne semble pas les frustrer beaucoup, parce qu'ils s'intéressent surtout au personnage central, sur lequel ils concentrent tous leurs efforts.

  2. A l'exception des représentations confidentielles de 1933 et 1943, les quatre principales mises en scène de 1896 à 1945 choisissent en effet de faire incarner Lorenzo par une actrice travestie en homme : Sarah Bernhardt (1896), Marie-Thérèse Piérat (1927), René Falconetti (1927) et Marguerite Jamois (1945). Toutes, à des titres divers, font du héros un Hamlet français, et la scène d'émeute des étudiants ne s'inscrit plus du tout dans la logique d'une analyse psychologique plus ou moins fouillée, et de la mise en valeur d'une vedette qu'on vient admirer surtout pour sa performance.

B/ En 1952 et 1969, des suppressions qui ne sont probablement pas dues à des raisons politiques

Plus surprenant : parmi les représentations importantes au XXe siècle, au moins deux d'entre elles, qui ne reculent pas devant la mise en scène de la tyrannie et de la démission presque totale des forces républicaines, ont pourtant court-circuité la scène des étudiants : il s'agit de la version de 1952-54 (mise en scène de Gérard Philipe avec la troupe du TNP) et de celle de 1969 (mise en scène de Guy Rétoré au TEP), qui inscrit manifestement la pièce dans une réflexion sur mai 68.

Une première hypothèse n'est pas très satisfaisante : si l'édition utilisée par l'adaptateur est celle du texte du 1853, on peut comprendre que la scène V, 6 n'y figure pas. Mais si c'est peut-être le cas pour Rétoré, il n'en va pas de même pour Gérard Philipe : l'édition Larousse de 1936 sur laquelle il avait travaillé et qui avait caviardé certaines répliques jugées moralement trop lestes, avait pourtant respecté la scène des étudiants. La cause de sa suppression à la représentation doit être cherchée ailleurs.

Or on constate que cette répression estudiantine est de toute façon mentionnée par Lorenzo dans la scène suivante :

PHILIPPE — Votre esprit se torture dans l'Inaction ; c'est là votre malheur. Vous avez des travers, mon ami.

LORENZO — J'en conviens ; que les républicains n'aient rien fait à Florence, c'est là un grand travers de ma part. Qu'une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain ; que Côme, un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité — oh ! je l'avoue, je l'avoue, ce sont là des travers impardonnables, et qui me font le plus grand tort.

Comme, à partir de la représentation d'Avignon en 1952, les metteurs en scène plus respectueux de l'intégralité du texte cherchent tout de même ce qui peut, après le meurtre du duc, dynamiser un acte V jugé trop long et leur faire gagner quelques précieuses minutes (parce que la représentation de Lorenzaccio peut durer de deux à quatre heures), il n'est pas impossible que Gérard Philipe et Guy Rétoré aient jugé inutile de représenter une scène sur laquelle revient quelques minutes plus tard un dialogue qui sera bien mieux compris que dans l'épilogue de d'Artois, puisque cette fois le contexte politique a été nettement mieux dessiné.

 

III/ Enfin la scène 6, mais diversement interprétée

A/ Des mises en scène qui la maintiennent dans le respect de l'enchaînement du texte de 1834

  1. Même si on ne dispose pas de la version scénique de l'adaptation d'Otomar Krejca au théâtre Za Branou de Prague en 1969, on sait par les comptes rendus qui nous restent que l'acte V était intégralement préservé, et que la scène de révolte des étudiants y figurait bien. Bernard Dort, par exemple, commente ainsi certaines trouvailles scénographiques : « Il y a un enchevêtrement de lignes de force qui tantôt crée le tumulte et le chaos (on ne distingue plus alors qui agit de qui est agi) tantôt se pétrifie en un cérémonial immuable. Rien de plus frappant à cet égard que les scènes de soulèvement populaire du Ve acte : il suffit qu'une rangée de soldats vienne couper en deux la scène pour qu'à l'image d'un soulèvement succède celle d'une Cour distraite et paisible où messieurs et dames n'ont rien d'autre à faire qu'à jouer à la balle. » (Bernard Dort - "Tentative de description de Lorenzaccio" in Travail théâtral, n°1 - automne 1970)

  2. De même, la mise en scène de Francis Huster en 1989 respecte la scène d'émeute, même si elle fait revenir Maffio de son exil, transforme la vieille mère en fille du marchand, sûrement plus pathétique, et fait s'enfuir l'officier allemand pour des raisons qui nous échappent un peu....

Ces deux mises en scène, la première intemporelle par ses décors et ses costumes mais fondamentalement politique, l'autre nettement inscrite (par ses costumes) dans les problématiques du XIXe siècle, préservent l'architecture chronologique de l'acte V, avec le tour de passe-passe de Cibo, la vaine tentative de quelques républicains de s'y opposer, et le triomphe final de Côme. Leur lecture est donc conforme à l'esprit de Musset en 1834, nettement pessimiste.

 

B/ Deux mises en scène plus cinématographiques

Dans les deux mises en scène de Franco Zeffirelli en 1976-77 et de Georges Lavaudant en 1989, toutes deux à la Comédie-Française, l'adaptateur effectue un montage associant les scènes de Venise à la scène de Florence.

  1. Dans la version de 1976-77, Zeffirelli monte bout à bout les scènes V, 2, 6 et 7 de la version 1834 de Musset dans le même mouvement : Philippe Strozzi et Lorenzo sont à Venise, et Lorenzo a du mal à persuader Philippe qu'il a bien tué le duc et que personne n'a bougé. Le rideau qui masquait le fond de scène se lève alors et dévoile un crieur proclamant la déclaration des Huit ; puis des étudiants viennent affronter les soldats, tout autour de Philippe et Lorenzo, qui ne bougent pas au coeur de la mêlée. Un étudiant meurt à l'avant-scène, et son cadavre reste sur place, visible. Puis la scène se vide, et Zeffirelli enchaîne tout naturellement avec le tableau suivant à Venise. Cette mise en scène non réaliste suggère la simultanéité des événements, qui se déroulent dans des lieux différents.

Après la mort de Lorenzo, la vieille mère de l'étudiant vient s'accroupir et prendre son fils dans ses bras, comme une Pietà. Elle reste ainsi pendant que, derrière elle, le décor change à vue pour offrir un cadre somptueux au couronnement de Côme. Pendant le discours du nouveau duc, la caméra qui a effectué la captation vidéo de cette représentation vient cadrer le groupe des victimes au premier plan : la fin de la pièce s'achève ainsi sur cette note pathétique et tragique.

  1. Dans la version de Lavaudant en 1989, Philippe Strozzi se trouve à Venise lorsque l'orfèvre vient lui raconter ce qui s'est passé à Florence, dans une petite tirade qui recycle des bribes de répliques de la scène V, 4 : la révolte des étudiants occupe la scène, puis l'on revient aux deux personnages, de sorte qu'on comprend que le récit de l'orfèvre vient d'être en quelque sorte matérialisé sous nos yeux.

Dans les deux cas, la révolte de Florence est donc intégrée en surimpression dans une scène de bilan à Venise, et la conclusion est amère. Même si le texte de la pièce a été plus ou moins modifié, le pessimisme de Musset a bien été préservé.

 

C/ Une organisation originale, qui modifie le dénouement de la pièce

Dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent au théâtre des Amandiers de Nanterre en 2000, l'ordre originel des scènes est totalement remanié. Après l'élection truquée de Côme (scène 1), Jean-Pierre Vincent enchaîne les deux scènes de Venise (2 et 7) qui consacrent l'échec personnel de Lorenzo. Cet échec est accentué par le fait qu'après sa mort, la vie reprend son cours : bavardages à Florence (scène 5 de Musset) et réconciliation du couple Cibo (scène 3) précèdent le couronnement de Côme (scène 8).

Mais la grande surprise vient de ce que la scène d'émeute succède à ce couronnement, comme une protestation inutile, certes, puisque le dernier mot de la version de JP Vincent est : « Meurs donc » : l'appel de l'étudiant à la vengeance a été supprimé. Il n'en reste pas moins que c'est sur cette note dramatique que se conclut la pièce, et non pas sur le triomphe de Côme. La parole reste au peuple et à sa capacité de réaction : c'est peut-être une vision plus moderne, qui suggère d'autres protestations à venir.



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© Agnès Vinas