Le petit journal illustré - 23/12/1893

« La dernière exécution à laquelle j'assistai fut celle de Vaillant, l'anarchiste. C'était un homme énergique et doux, aux idées très avancées, mais pas beaucoup plus avancées que ceux qui, depuis, montèrent au pouvoir.

Il me demandait très souvent des places pour mon théâtre, qui était alors la Renaissance, étant trop pauvre pour se donner le luxe des arts. Ah ! la pauvreté ! quelle triste conseillère ! Et qu'il faudrait être doux à ceux qui souffrent de la misère.

Un jour, Vaillant vint me voir dans ma loge. Je jouais Lorenzaccio (1). « Ah ! me dit-il, ce Florentin était un anarchiste comme moi ; mais il a tué le tyran, et non la tyrannie ! Ce n'est pas ainsi que moi je procéderai. » Quelques jours après, il jetait une bombe dans un endroit public : la Chambre des députés (2). Le pauvre fut moins habile que le Florentin qu'il semblait mépriser, car il ne tua personne et ne fit de tort réel qu'à son parti.

J'avais dit qu'on me prévînt du jour de son exécution. Et le soir, au théâtre, un ami vint me dire que l'exécution serait pour le lendemain lundi, à sept heures du matin.

Je partis après le théâtre et me rendis rue Merlin, au coin de la rue de la Roquette. Les rues étaient encore très animées, car c'était le Dimanche gras. On chantait, on riait, on dansait un peu partout. J'attendis toute la nuit. Je n'avais pu obtenir d'aller dans la prison. Je restai assise au balcon du premier étage que j'avais loué. La nuit glaciale et brumeuse m'enveloppait de sa tristesse. Je ne sentais pas le froid, car mon sang courait rapide dans mes veines. Les heures poussaient lentement les heures qui sonnaient dans le lointain : l'heure est morte ! vive l'heure ! Et j'entendais un bruit vague, étouffé, de pas, de chuchotements, de bois qui craque sourdement. Je ne me rendis compte de ce qu'étaient ces bruits étranges et mystérieux que lorsque l'aube me permit d'apercevoir l'échafaud dressé.

Un homme vint éteindre les réverbères qui éclairaient la petite place de la Roquette. Un ciel anémique étendit sa pâle lumière au-dessus de nous. La foule s'était peu à peu amassée, mais restait en groupe compact. Les rues étaient barrées. De temps en temps, un homme indifférent et pressé écartait la foule, présentait une carte à un officier de paix, et disparaissait sous le porche de la prison. C'était un journaliste. J'en comptai plus de dix. Puis, tout à coup, les gardes de Paris, doublés pour la circonstance, car on craignait un coup de main des anarchistes, se rangèrent le long du triste piédestal.

Sur un signal, les sabres furent mis au clair et la porte de la prison s'ouvrit. Vaillant parut, pâle, énergique et brave. Il cria d'une voix mâle et assurée : « Vive l'anarchie ! » Pas un cri ne répondit au sien. Il fut saisi, renversé sur la planche. Le couperet tomba avec un bruit ouaté. Le corps bascula. En une seconde l'échafaud fut démoli, la place balayée, les rues débarrées ; et la foule se rua sur la place, regardant par terre, cherchant une goutte de sang introuvable, humant, le nez en l'air, l'odeur du drame qui venait de se dérouler.

Des femmes, des enfants, des hommes âgés, tout cela grouillait sur cette petite place où venait d'expirer un homme dans la plus angoissante des agonies. Un homme qui s'était fait l'apôtre de cette populace. Un homme qui réclamait pour cette gent grouillante toutes les libertés, tous les privilèges, tous les droits !

Gravure de Montégut - L'Intransigeant - février 1894

Voilée, méconnaissable, je m'étais, au bras d'un ami, mêlée à la foule, et j'étais écœurée, désespérée : pas un mot de reconnaissance pour cet homme... pas un murmure de vengeance... pas une révolte... J'avais envie de crier : « Mais, tas de brutes ! baisez donc les pierres que le sang de ce pauvre fou a rougies à cause de vous ! pour vous ! croyant en vous ! » Mais je fus devancée par un voyou qui cria : « Demandez... demandez les derniers moments de Vaillant ! Demandez... demandez les détails!... Demandez ...demandez... »

Oh ! pauvre Vaillant ! Son corps décapité roulait vers Clamart. Et la foule, pour laquelle il avait pleuré, crié, expiré, s'égrenait lentement, nonchalante et ennuyée. Pauvre Vaillant ! il avait cependant de folles, mais généreuses idées !»


(1) Vaillant ayant été guillotiné le 5 février 1894, il est impossible qu'il ait discuté avec Sarah Bernardt de Lorenzaccio, créé le 3 décembre 1896. Mais même si l'histoire est inventée, elle n'en est pas moins belle, et éclaire d'un jour intéressant le contexte politique dans lequel est créé Lorenzaccio, en pleine fièvre anarchiste.

(2) Le 9 décembre 1893.


Texte extrait de Sarah Bernardt, Ma double vie, Charpentier et Fasquelle, 1907, p.539 sqq