I/ Le dessin de Man Ray
Le dessin des « Mains libres » pose un problème d'autant plus irritant que son titre est celui-là même du recueil entier, et qu'on peut donc supposer qu'il joue un rôle important dans l'économie de l'ensemble. Sa place au milieu de la première section ne nous donne pourtant guère d'indications, et il tranche tellement avec l'inspiration des autres que même Jean-Charles Gateau, embarrassé, a classé le couple dessin/poème dans la vague catégorie des dessins aberrants et ne lui a consacré qu'un paragraphe de six lignes. Faut-il se satisfaire de cet aveu d'impuissance ?
1. On peut d'emblée justifier le titre des mains libres par le fait qu'il semble s'agir d'un dessin automatique laissant aux mains toute liberté pour tracer les lignes qu'elles voulaient, l'équivalent en somme de l'écriture automatique à laquelle se sont adonnés les écrivains surréalistes à partir des premières expériences d'André Breton et de Philippe Soupault. Les peintres, de même, ont exploré cette voie.
Calligraphie de Michel Til
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Dans un article intitulé « Le message automatique », paru dans le numéro 3-4 de MInotaure en décembre 1933 (pp.54-65), André Breton était revenu sur cette pratique, largement théorisée dans le Manifeste du surréalisme de 1924, et l'avait explicitement reliée aux expériences médiumniques dont la fin du XIXe et le début du XXe siècle avaient laissé de larges comptes rendus : l'article en proposait une anthologie bien informée. Il était illustré d'un grand nombre de dessins automatiques parus entre autres dans une monographie de Théodore Flournoy, Esprits et médiums : mélanges de métapsychique et de psychologie, publiée en 1911. On y trouvait en particulier cette calligraphie, tracée en août 1897 par un certain Michel Til, professeur de comptabilité à l'esprit rationnel et critique, qui durant des mois avait pourtant souffert d'obsessions graphomotrices, et écrit de façon purement mécanique des phrases bizarrement calligraphiées sous l'influence d'une force extérieure qui avait cherché à le tromper... Même si ce dessin présente une similitude évidente avec celui de Man Ray, il en diffère sur deux points essentiels : d'une part ces volutes appartiennent à un système de calligraphie, elles sont donc intimement liées à un message écrit avec des lettres, message qu'il s'agit de repérer dans l'entrelacs, ce qui ne semble pas être le cas de celui de Man Ray. Et d'autre part, il va de soi que Man Ray, en traçant ses lignes de ses mains libres, n'a jamais imaginé, ce faisant, qu'il pouvait obéir à la dictée d'un être extérieur à lui. |
De fait, revenant dans son article de Minotaure à sa préoccupation majeure, celle de l'écriture automatique, André Breton avait tenu à bien marquer cette différence : « Le terme d'« écriture automatique », tel qu'il est d'usage dans le surréalisme, prête, on le voit, à contestation, et si je puis être tenu pour partiellement responsable de cette impropriété, c'est que l'écriture « automatique » ou mieux « mécanique » comme eut voulu Flournoy, ou « inconsciente » comme voudrait M. René Sudre, m'a toujours paru la limite à laquelle le poète surréaliste doit tendre, sans toutefois perdre de vue que, contrairement à ce que se propose le spiritisme : dissocier la personnalité psychologique du médium, le surréalisme ne se propose rien moins que d'unifier cette personnalité. C'est dire que pour nous, de toute évidence, la question de l'extériorité de - disons encore pour simplifier - la « voix » ne pouvait même pas se poser. » Il s'agissait donc d'utiliser une technique utilisée par les médiums et les spirites, mais pour mettre en quelque sorte l'exploration de l'inconscient à la portée de chacun, comme le revendiquait l'un des papillons surréalistes.
A partir de 1923, en même temps que se déroulaient les expériences d'écriture automatique, le peintre André Masson développait de son côté la pratique du dessin automatique, mais avec une distinction très nette entre deux phases différentes, ce que Masson a par la suite explicité dans un livre d'entretiens, André Masson, vagabond du surréalisme, publié en 1975 : « Lorsqu'on va très vite, le dessin est médiumnique, comme dicté par l'inconscient. Il faut que la main soit assez rapide pour que la pensée consciente ne puisse intervenir et commander au geste. Car le geste doit être absolument libre, sans a priori, sans aucun esprit critique. Seule la main agit et, comme l'a écrit Breton, elle devient aile. Lorsque l'image arrive, je la prends et ne la rejette pas. J'ai la sensation qu'elle surgit alors ême que ma main court, mais je ne la vois qu'une fois le dessin achevé, jamais avant. Si j'arrêtais mon trait avant que l'image ne soit apparue, si je le laissais dans le premier mouvement, ce serait simplement un griffonnage. Cela commence toujours d'ailleurs par un griffonnage. Parfois, dans certains dessins du début du surréalisme, on observe une partie du dessin que l'on pourrait dire abstraite, indéfinissable, et brusquement, on voit surgir une main, un fragment végétal, animal, généralement une sensation où règne la nature » (pp.81-82). A bien regarder ces dessins automatiques, on s'aperçoit surtout qu'ils expriment, avec une grande force, les pulsions d'un Masson traumatisé par la Grande Guerre : violence, mort, mais aussi des pulsions érotiques qui en ont fait par la suite, une fois dépassé le stade de l'impulsion automatique, l'illustrateur privilégié des livres de Georges Bataille consacrés à Sade.
Masson - Dessin automatique, 1925 |
Masson - Dessin automatique, 1925/26 |
Man Ray - Les mains libres, 1936 |
Une fois encore, la différence saute aux yeux : là où le dessin furieux de Masson semble commandé par l'urgence de faire surgir des formes venues de l'inconscient, le dessin de Man Ray, harmonieux et somme toute assez tranquille, n'obéit manifestement pas à la même impulsion jaillissante. L'entrelacs reste globalement abstrait, même si un réseau de pointillés ajoutés après la première coulée semble esquisser au cœur du labyrinthe une forme humaine assise ou accroupie quelque peu fantomatique, mais qui n'a rien d'incontrôlé ni de pulsionnel. Il est donc finalement difficile de parler de dessin automatique au sens où pouvaient l'entendre les surréalistes, c'est-à-dire donnant une forme plastique à une manifestation jusque-là refoulée de l'inconscient. L'ensemble donne plutôt l'impression d'un dessin aléatoire, qui n'a pas grand-chose à signifier, sinon peut-être l'enfermement d'une figure évanescente au sein d'un écheveau de fils qui l'emprisonnent, ce qui rend le titre paradoxal.
Faut-il alors, pour trouver au moins un intérêt technique à ce dessin, le considérer comme l'esquisse sur papier de ce que Man Ray mettra au point l'année suivante, en 1937, la technique photographique du light painting ? En choisissant une pose assez longue, on peut, avec une allumette, un briquet, une lampe électrique (ou aujourd'hui un crayon laser) dessiner dans l'air ou sur un écran des formes que la pellicule enregistrera en traînées de lumière. Les deux expériences de Man Ray, intitulées Space writing, ont en commun avec notre dessin de 1936 de dessiner apparemment au hasard des volutes ou en tout cas des lignes courbes :
Man Ray - Space writing, 1937 |
Mais un photographe s'est aperçu, en travaillant sur l'autoportrait de Man Ray (à droite) qu'il suffisait d'adopter son point de vue, en face de l'appareil photo, et de retourner l'image en miroir, pour discerner dans l'apparent embrouillamini des lignes... la propre signature de Man Ray. Ce n'est pas le cas pour notre dessin des Mains libres, dont les volutes ne semblent dessiner aucune lettre particulière, mais des courbes assez régulières destinées à remplir progressivement tout l'espace de la feuille blanche.
© Gjon Mili—Time & Life Pictures/Getty Images |
© Brigitte Lacombe - Annick Durban |
Et surtout, si on réfléchit davantage à cette technique du light painting, largement popularisée depuis lors et régulièrement utilisée par les graphistes jusqu'à nos jours, comme en témoigne en particulier l'affiche du festival de Cannes de 2010, l'intérêt de ce médium est à l'évidence de saisir au vol le geste du créateur, de ses mains en liberté, et non pas de fixer un dessin forcément imparfait. On le voit particulièrement dans l'impressionnante série de photographies de Gjon Mili enregistrant en 1949 les évolutions du crayon lumineux de Picasso et immortalisant sa formidable énergie créatrice. Sur le papier, le même dessin privé de sa dynamique perd beaucoup de son intérêt : c'est le cas pour nos spirales des « Mains libres », qu'on peut décidément trouver bien statiques et pour tout dire inintéressantes, justement parce qu'il leur manque le mouvement qui les a engendrées...
Ce ne sont donc pas la qualité graphique ou l'originalité de ce dessin qui ont pu conduire dessinateur et poète à en faire en quelque sorte l'emblème de tout le recueil, la liberté de ces mains n'aboutissant dans ce cas précis, en fin de compte, à rien de bien renversant sur le plan esthétique, mais témoignant de manière significative d'un processus de création partagée...
II/ Le poème d'Eluard
1. Un autre problème semble posé précisément par son titre et sa paternité. Une note de la Pléiade indique en effet que sous ce dessin figure, dans le manuscrit Louis Parrot, une phrase énigmatique de la main d'Eluard, que Nicole Boulestreau a reproduite dans son article « L'emblématique des Mains libres », paru dans le Bulletin du bibliophile n° 2, Paris 1984, p.196.
Qu'est-ce à dire ? Puisque ce commentaire est celui d'Eluard, faut-il supposer qu'il a tenté à son tour de sauver le dessin en lui donnant une symbolique qui n'existait pas forcément dans l'esprit de Man Ray ? Suivons la démonstration de Nicole Boulestreau :
« Il semble qu'Eluard se soit approprié le langage du peintre, lequel aurait (pure supposition de ma part) renvoyé le poète dans son territoire... La légende reprenait en effet le module graphique des entrelacs de Man Ray, en l'interprétant à la fois comme le chiffre arabe 8 et comme le signe de l'infini. L'équation qu'il posait était celle de l'infini. Il ne faisait que figurer à son tour, à travers la triple image contenue dans le chiffre (l'entrelacs d'un huit ouvert à l'infini), une première figure. Le léger orage qui s'ensuivit a laissé des traces sur la page d'esquisse (« Sans ce titre ce dessin/ce dessin n'a pas de sens » lit-on de la main d'Eluard) et finalement dans le poème retenu (nouvelle supposition, si tentante). Je l'entends ainsi : il faut, entre amis, laisser passer l'averse d'une brève colère :
« Cette averse est un feu de paille
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2. On trouvera une analyse détaillée et convaincante de ce couple de dessin/poème dans la conférence donnée par Stéphanie Caron les 5 et 7 novembre 2013, pp.23-24 du fichier pdf, et des remarques stimulantes sur l'ambiguïté sémantique dans les pistes proposées par Sylvie Cadinot-Romerio, pp.8-9 du fichier pdf.
III/ Le frontispice de Man Ray
Une dernière question à poser reste à présent celle du frontispice. Il n'est en effet plus nécessaire de se demander pourquoi le titre des Mains libres a été retenu pour tout le recueil (sa polysémie semble au contraire idéale), ni pourquoi le dessin n'a pas été retenu comme frontispice, sa qualité graphique ayant probablement été jugée insuffisante par Eluard. Pourquoi alors est-ce le dessin du « Pont brisé » qui a finalement été retenu, alors qu'il semble avoir moins de rapport immédiat que le premier avec le thème des « mains libres » ?
Man Ray - Le pont brisé, 1936 |
Man Ray - Le pont brisé, 1937 |
Ce frontispice a lui aussi une histoire, puisque le dessin publié le 10 novembre 1937 avec l'ensemble du recueil ressemble à un dessin de 1936, mais en adoptant un point de vue inverse. Sur celui de 1936 en effet, la femme nue allongée sur le pont Bénézet est vue depuis le Rhône, la ville d'Avignon et son palais des papes étant écrasés à l'arrière-plan ; l'angle de vue choisi crée une distorsion peu esthétique, en étirant à outrance les jambes du modèle au détriment de son visage, à-demi caché par son bras, et en ménageant un point de fuite trop bas. La diagonale de la composition étant ainsi exagérément accentuée, Man Ray a dû remplir un peu la portion de ciel ainsi dégagée par une figure féminine à peine esquissée. Au contraire, le dessin de 1937 semble bien plus inspiré : cette fois, le pont Bénézet est vu depuis la rive de la ville, et les deux chapelles Saint-Bénézet et Saint-Nicolas occupent le tiers gauche du dessin : la femme nue, plus appétissante que la première, y appuie son bras gauche, pendant que sa longue chevelure plonge dans l'eau du Rhône et que son visage se reflète dans l'eau. Le graphisme est plus appuyé, plus net, et la composition bien mieux équilibrée, avec une diagonale moins brutale et mieux exploitée : l'ensemble est franchement réussi, et mérite à coup sûr la place d'honneur d'un frontispice. Il a par ailleurs donné lieu à une reprise en bronze en 1971.
Jean-Charles Gateau explique dans son indispensable Paul Eluard et la peinture surréaliste (Droz, 1982, pp.296-298) ce qui a pu se passer pour qu'un dessin remplace ainsi l'autre : « Un dessin de Man Ray, daté de 1936, représentant une femme nue et géante allongée sur le pont d'Avignon a paru en 1937 dans la revue franco-américaine Transition, où le photographe avait ses entrées, accompagné du poème d'Eluard « Le pont brisé » sous forme de fac-similé d'autographe dédicacé in fine « pour René Char » et signé. On peut supposer que, pressé de compléter le recueil Les Yeux fertiles, dont l'achevé d'imprimer est du 15.10.1936, Eluard a distrait le poème « Le pont brisé » de l'ensemble, encore embryonnaire, du projet convenu avec Man Ray ; par la suite, il lui aurait demandé ou en aurait reçu, pour le frontispice des Mains libres, le dessin similaire daté de 1937.»
Le recueil de 1937 a donc bénéficié de ces glissements, et son frontispice semble bien le plus adapté à l'esprit de l'ensemble, sinon à la lettre du titre. La différence onirique de proportions entre la femme nue alanguie sur le pont comme sur un lit d'amour, la mise en relation de l'humain, de la pierre et de la nature par ses mains et ses cheveux qui établissent des ponts entre les divers éléments du paysage, la sensualité heureuse et fluide qui baigne l'ensemble, tout annonce ce que le lecteur va effectivement trouver dans le recueil.
« Une bouche autour de laquelle la terre tourne », dit la préface d'Eluard à propos de l'art de Man Ray, comme un écho peut-être inconscient de la grande peinture des années 1932-34, A l'heure de l'observatoire - Les amoureux, qui fit les beaux jours des expositions surréalistes de 1936 à 1938. C'est aussi l'expression remarquablement pertinente de la liberté et du désir qui baignent, autant que dans le frontispice, un grand nombre des dessins de Man Ray et des poèmes d'Eluard, dans cette partition à quatre mains de 1937.
Man Ray - A l'heure de l'observatoire
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© Agnès Vinas
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