Nicole Boulestreau - L'emblématique des Mains libres
Dessins de Man Ray illustrés par les poèmes de Paul Eluard

Le livre illustré surréaliste pas plus que toute œuvre d'art n'est une création ex nihilo. S'il est arrivé à André Breton et à ses amis de rêver de livres quasi monstrueux, ce n'est pas qu'ils mésestimaient le « divin bouquin ». Bien au contraire, ces défigurations me semblent-elles témoigner d'une préoccupation essentielle : comment faire des livres répondant aux impératifs de l'automatisme et de la pensée onirique, qui soient encore des livres, reconnaissables et acceptables par les contemporains ? Dans sa préface de 1929 pour La Femme 100 Têtes, A. Breton n'avait pas manqué de mettre cet ouvrage déroutant, qu'il avait salué comme « le livre d'images de ce temps », en relation avec certains ouvrages populaires et livres d'enfance, et il avait conclu : « Toute la valeur d'une telle entreprise et peut-être de toute entreprise artistique me paraît dépendre du goût de l'audace et de la réussite par le pouvoir d'appropriation à soi-même de certains détournements. »

Ces appropriations, ces détournements sont non seulement passionnants à identifier mais nécessaires à qui veut retrouver la démarche poétique des surréalistes. J'aimerais ainsi montrer qu'il y a dans le projet d'Eluard et de Man Ray de construire un livre à deux, à partir de rencontres entre dessins et poèmes écrits selon des procédures surréalistes, appropriation et détournement de vieux livres d'Emblèmes de la Renaissance (1). Qu'ils les aient possédés ou non ne nous importe pas directement. Ils les reconnaissaient, ils les avaient feuilletés, consultés. Eluard, grand bibliophile, amateur de recueils de proverbes et de moralités en tout genre ne pouvait manquer de s'y intéresser.

Je dois à la générosité de Lucien Scheler d'avoir pu consulter le très précieux cahier de travail qu'Eluard avait réalisé pour préparer le livre. Qu'il en soit ici vivement remercié, ainsi que de m'avoir permis de faire connaître les pages inédites de ce cahier non retenues dans le volume définitif. Sa grande compétence, son ouverture d'esprit m'ont beaucoup aidée dans mes travaux sur Eluard. J'adresse encore tous mes remerciements à Juliet Man Ray qui a, aussi généreusement, autorisé la reproduction de ces documents.

 

Une calligraphie de l'infini
1ère version de l'ensemble intitulé « Les Mains libres » (Coll. L. Scheler)


Comme le montre l'Emblème inédit reproduit ici, Eluard avait collé sur une page (à gauche) un dessin et écrit son poème sur la page d'en face. Il avait placé les titres sous les dessins, inscrivant franchement le livre dans la tradition emblématique, où le motif de la gravure recevait son nom avec une brève sentence. L'« explication » figurait à côté comme son complément. Le déplacement du titre, dans l'édition définitive où il coiffe le poème, rend peut-être la référence bibliophilique moins immédiate. Deux éléments encore marquent le détournement : l'absence, autour des dessins, de cadres, les passe-partout étant au contraire très travaillés et décoratifs dans le livre ancien ; et l'aspect improvisé des dessins de Man Ray. La plume y court entre motif et écriture, inscrivant parfois le nom de l'emblème dans l'espace consacré aux figures (c'est le cas par exemple pour « L'angoisse et l'inquiétude », et « L'évidence  »), ou s'égarant dans des logogrammes à la Dotremont qui prennent finalement forme dans la signature. Cette improvisation manifeste contre­vient à la tradition qui exigeait la gravure comme garantie de la permanence et de l'universalité du modèle.

L'édition originale de 1937 (2) qui fournit un espace très harmonieux aux dessins ménage autour d'eux le silence. Ce silence, cette abstraction voulue sont redoublés par une savante composition, un jeu de deux emblèmes étant régulièrement suivi par une double page blanche.

 

Le livre traditionnel

Il y a un type de livres qui, en pleine Renaissance, alors que l'Imprimerie commence à enfermer le savoir dans les volumes des bibliothèques, assure encore le relais entre le monde des voix et le monde du silence. Les sentences, lieux-communs, définitions qui constituent la légende de l'emblème, elle-même expliquée dans une « brève exposition Épimythique » ne restent pas enfermées dans le secret des pages. Voix proverbiales, voix de l'Écriture qui parle encore, elles transitent par le médium du recueil pour en ressortir inscrites sur les objets de l'environnement. Il est, à ce propos, plaisant de lire la préface d'un petit volume imprimé à Lyon en 1558, chez Guillaume Rouille, dont le gros titre comporte : « Toutes les Emblemes de M. André Alciat de nouveau translatez en Francoys, vers pour vers, jouxte la diction latine. » L'imprimeur-éditeur qui, s'appuyant sur leur vogue extraordinaire cherche à diffuser en français les fameux emblèmes d'Alciat, théoricien du genre, écrit en effet, après avoir vanté les charmes des sentences et des images :

« Encore tel est l'usaige et utilité : que toutes et quantesfoys que aulcun vouldra attribuer, ou pour le moins par fiction appliquer aux choses vides accomplissement, aux (choses) nues aornemant, aux muetes parole, aux brutes raison, il aura en ce petit livre (comme en ung cabinet tresbien garny) tout ce qu'il pourra et vouldra inscripre, ou pindre aux murailles de la maison, aux verrières, aux tapis, couvertures, tableaux, vaisseaux, images, aneaulx, signets, vestements, tables, licts, armes, brief à toute piece et ustensile, et en tous lieux... »

En peu de mots, tout ce qui définit l'écriture emblématique figure dans cette présentation. L'élément proverbial est remarquablement défini : opérant par la fiction et par sa faculté de s'appliquer aux situations, il fait sortir une parole du « vide », la raison du « brut  ».

Cet élément proverbial, qui ne s'accomplit que dans l'échange transpersonnel (et pour cela il faut qu'il sorte du « cabinet très bien garny du livre  ») se trouve en outre accouplé avec une image prenant corps dans une vignette, qui est à la fois son support mnémotechnique et son complément allégorique, en sorte que l'ensemble peut à nouveau se retrouver reporté sur les objets environnants : murs, tapis, vaisselle, vêtements, lits etc. Partout, dans la maison, et « en tous lieux », l'Écriture continue de parler, de se déplacer dans l'espace, non sans que cette Parole ne transporte avec elle, comme collée à sa semelle, l'inscription d'une image.

Le livre d'Emblèmes, comme les « Imprese » italiens dont nous aurons à faire état, appartient à une époque où les messages phoniques et iconiques sont encore tout tressés l'un à l'autre. Ils ne sortent pas du cadre rituel quotidien de la collectivité, une fois recueillis dans le volume. Les auteurs d'emblèmes mettent en circulation des images parlantes que les imprimeurs, (ou peintres ou tapissiers comme on l'a vu) reprennent à leur guise.

Ainsi l'imprimeur lyonnais Guillaume Rouille (dont la devise est « In Virtute et Fortuna ») indique dans sa préface comment il a fait son livre (3) : en réunissant un certain nombre d'emblèmes d'Alciat (la mesure est le plus souvent la centaine) « en un seul corps seullement party en lieux communs et titres generaulx  ». Il prend soin en effet de signaler qu'il est obligé d'ordonner sa matière : « pour ce que ce n'est matière continue de même argument, pour être divisée en livres : mais bigarrée de diverses pièces, qui plustost requièrent être distribuées et arrangées soubz titres généraulx, ou spécialement elles appartiennent ».

Le titre général sert donc à ordonner des séquences. Le lieu commun (sentence, nom des grands vices et vertus à allégoriser ou citation à commenter) est inscrit au-dessus de la gravure, le plus souvent située sur la page de gauche ; sous l'image, une courte épigramme vaut première « leçon  » (voir infra). Ainsi légende et leçon encadrent la figure et constituent un tout visuel, indissociable et mnémotechnique.

Rhétoriquement l'épigramme [« En breve parolle concluant tresample sentence »] peut recevoir une caractérisation supplémentaire, qui nous importe au plus haut point, car sous la dénomination de « schéma » le commentateur spécifie en fait les modes d'énonciation qui peuvent être adoptés pour l'épigramme : le Probleme est une « demande avec resolution ». Le Dialogisme est « propos finct à deux personnages parlants ». L'Apostrophe est « adresse de parolle à la seconde personne ». L'Evidence est « évidente démonstration  » (nommée aussi : Apodeixe). La Prosopopoeie est « fiction de personne parlant à chose sans âme ».

Cette grande diversité dans les postures énonciatives (appelées « formes de dire Poëticques ») qui touche aussi le texte dit « épimythique » permet un jeu fort complexe entre l'écrit et la figure.

Sur la page de droite, figure un développement en prose (Alciat), ou en vers (Corrozet), l'«  interprétation Epimythique », qui donne à entendre le sens et l'usage de l'Emblème. Ce poème est à la fois explication (linguistique dans le cas des métaphores prises au pied de la lettre ou descriptive ou narrative) et réflexion morale ou philosophique.

Mais l'intérêt des miscellanées est de mêler ensemble des types très variés d'images parlantes qui vont de la devise, genre très codifié, à la sentence illustrée en passant par la fable, ou l'emblème d'un vice ou d'une vertu. Le regain d'actualité pour l'Emblématique nous vaut des études et travaux qui précisent la diversité des combinaisons possibles (4) On nous rappelle ainsi que la Devise fait un tout, tandis que l'Emblème dissocie texte et image :

« Dans la devise, figure et paroles doivent être combinées pour produire le sens qui n'existe que par le rapport mutuel entre les deux éléments  ».

Évoquons ici la célèbre marque de l'imprimeur Aide Manuce, un dauphin enroulé autour d'une ancre, qu'Érasme conjugue avec l'adage « Festina lente » (Hâte-toi lentement) pour former une devise (5) originale. Faut-il rappeler celle d'Eluard « Après moi le sommeil », composée par Max Ernst pour lui servir d'ex-libris ?

Dans l'Emblème au contraire « les paroles qui l'accompagnent sont d'ordinaire des propositions qui ont un sens complet indépendamment de la figure ».

Aux deux pôles des composés image-texte, qui sont par essence hétérogènes, on pourra donc distinguer deux lectures, l'une qui cherche des zones de stricte équivalence idéelle entre image et texte, l'autre qui se résout à un inévitable entre deux, se jouant dans les décrochements réels qui séparent le monde des mirages de celui du discours.

Il était logique que les surréalistes privilégient le « mélange mystique », occupant cet interstice où loge l'inconscient, et qu'ils retrouvent l'exigence de rhétoriciens italiens comme Ercole Tasso, pour qui le langage de l'art relève de la « figure comme source commune du discours et de l'image  » (6).

 

L'Emblématique surréaliste

Si étrange qu'il paraisse, on peut soutenir le paradoxe que les principes de l'écriture surréaliste rencontrent en partie ceux du livre emblématique. En effet dans la pratique éditoriale du XVIe siècle, c'est bien de la confrontation d'une vignette et d'une légende, provenant toutes deux de sources différentes, que naît l'emblème. La spontanéité, l'émergence du sens sont l'affaire de l'ingenium, du désir d'un esprit soucieux d'entendre quelque chose d'inouï encore, sans quoi l'énigme reste close ou la poésie étouffée.

Dans la quête surréaliste, la collaboration fondée sur la loi de l'inattendu joue, on le sait, un rôle moteur. L'écriture à plusieurs, particulièrement lorsque l'un propose du voir, l'autre du dire, est tentée comme une exploration des relations possibles entre les individus. Procédant non par questions et réponses, mais par appels et réponses, elle répond au désir de remédier à l'insuffisance des modes habituels de communication. Le jeu se trouve intensifié par la priorité donnée à la pensée onirique. Man Ray a confié à Pierre Bourgeade : « Beaucoup de dessins des Mains libres sont des dessins de rêves » (7).

Le paradoxe nous a ainsi conduits, après d'autres, à percevoir des affinités pratiques entre deux sortes de livres, datant les uns d'avant, les autres d'après la révolution bourgeoise de la Raison.

 

Les Mains Libres sous le signe de Sade

Dans la première édition de 1937, deux portraits de Sade faisaient immédiatement suite aux poèmes. Ce sont, comme Man Ray le raconte lui-même, des croquis à l'encre, préparatoires au tableau qu'il exécuta pour son ami Maurice Heine (8). Portraits imaginaires que ces esquisses, inspirées par le seul pastel existant et des « descriptions physiques très précises ». Hommage fervent de Man Ray au révolutionnaire qu'il aimait le plus, et dont il reconstruit splendidement le visage avec les pierres mêmes de la Bastille qu'on voit, dans l'image, brûler au loin. Visage-muraille mais visage-livre aussi. On ne peut s'empêcher de voir, dans l'appareillage arrondi des blocs, les pages que Maurice Heine, si admiratif du portrait, a tirées du fameux manuscrit des Cent vingt journées de Sodome. C'était, rappelons-le, un rouleau de quinze mètres de papier très fin, écrit sur les deux côtés, d'une écriture microscopique.

A relire ses entretiens avec Pierre Bourgeade, on est frappé par la passion qui porte le peintre vers Sade. Loin que le vice le séduise — il dit ne pas savoir ce que c'est — l'obscénité lui semble la réponse la plus pure et la plus tragique à une société qui enferme ceux qui échappent à sa gestion. L'éthique des Mains libres, qui s'expose sous forme d'emblèmes dont Eluard invente la légende, s'éclaire encore à la lumière des propres écrits de ce dernier sur Sade. La même année 1937, dans sa conférence intitulée L'évidence poétique, il révèle sa conception de la philosophie sadienne. Justifier, comme l'a fait « le Divin Marquis », « les hommes qui portent la singularité dans les choses de l'amour », c'est défendre « l'homme civilisé » et « le corps imaginant » contre la galère de la morale chrétienne (9). Que d'aveux dans ce texte où le poète fait entendre « la tristesse de Sade » d'avoir à distinguer « l'amour » de « la jouissance », comme en écho à son propre drame. La jouissance y est présentée comme subvenant au défaut de l'Amour dont elle est disjointe, comme liée à une révolte sociale et métaphysique, dont l'ambiguïté reste entière. Le moteur de la jouissance orgiaque, c'est une privation première qu'elle s'acharne à supprimer.

La Préface d'Eluard insiste sur le coup de griffes du dessin, la morsure du regard : « Le dessin de Man Ray : toujours le désir, non le besoin. Pas un duvet, pas un nuage, mais des ailes, des dents, des griffes. » Elle répond à l'appel même de l'ami qui avait écrit : « L'éveil d'un désir est toujours le premier pas vers la participation et l'expérience » (10). Les règles de cette participation avaient été rappelées par le peintre dans le même texte : « Tout effort mû par le désir doit aussi s'appuyer sur une énergie automatique ou subconsciente qui aide à sa réalisation. »

Effort, force, énergie, désir, destinés à combler l'insuffisance du présent : nous sommes sur la voie des nouveaux emblèmes. Ce sont les emblèmes d'Hommes de Désir qui lancent à leurs semblables la devise contenue dans leur titre : les mains libres.

 

Une calligraphie de l'infini
1ère version de l'ensemble intitulé « Les Mains libres » (Coll. L. Scheler)


Est-il exact de parler de « devise », au sens plein du terme ? En feuilletant les pages du livre, le lecteur découvre effectivement à la seizième place de la première séquence (de trente poèmes), déplacée au cœur du volume, la légende « Les Mains Libres », en regard d'un tracé d'entrelacs, qui évoque à la fois le jeu graphique du labyrinthe et celui de la figure cachée dans les lignes du dessin. Face à la liberté de la plume sinueuse, le poème est déroutant. Il évoque certes celle de la langue des locutions qui permet de produire des phrases illogiques mais poétiquement audibles :

« Cette averse est un feu de paille
la chaleur va l'étouffer »

vers dont la mise à plat en langue logique donnerait : « la chaleur va étouffer le feu de paille de l'averse ».

Mais J.-Ch. Gateau, qui a si finement analysé certaines pages des Mains libres, avance lui-même, devant le caractère insolite du distique : « ça n'a pas de rapport ? quelle importance ? on est libre ! », et classe la page parmi les « dessins aberrants » (11).

Il se peut que le document inédit retrouvé dans le cahier de travail éclaire cette devise manquée. Elle eût pourtant été très belle, mais il semble qu'Eluard se soit approprié le langage du peintre, lequel aurait (pure supposition de ma part) renvoyé le poète dans son territoire... La légende reprenait en effet le module graphique des entrelacs de Man Ray, en l'interprétant à la fois comme le chiffre arabe 8 et comme le signe de l'infini. L'équation qu'il posait était celle de l'infini. Il ne faisait que figurer à son tour, à travers la triple image contenue dans le chiffre (l'entrelacs d'un huit ouvert à l'infini), une première figure.

Le léger orage qui s'ensuivit a laissé des traces sur la page d'esquisse (« Sans ce titre ce dessin/ce dessin n'a pas de sens » lit-on de la main d'Eluard) et finalement dans le poème retenu (nouvelle supposition, si tentante).

Je l'entends ainsi : il faut, entre amis, laisser passer l'averse d'une brève colère :

« Cette averse est un feu de paille
la chaleur va l'étouffer. »

Le poème alors peut s'appeler Les mains libres et le livre inscrire ce moment exemplaire de son histoire. Voici comment une devise sans paroles a laissé place à un « dessin aberrant », qui eût pu servir de frontispice, à défaut de titre. On sait que c'est le fameux Pont d'Avignon à la femme étendue qui sert de frontispice : rétablissant la continuité du pont brisé, elle est décidément la figure la plus insistante de l'infini.



Souvenir d'Espagne I
Dessin non retenu (coll. L. Scheler)

Un autre document du fonds L. Scheler aide à mieux saisir la pensée des auteurs. Il s'agit d'un dessin accompagné d'une ébauche de poème (Souvenir d'Espagne I). Y figure une première version des vers de Guernica :

« Ils désiraient la bonne intelligence
Ils rationnaient les forts et jugeaient les fous »

et en dernière position :

« Mains impatientes d'être libres
lèvres égales jurant de vivre ».

Le croquis évoque la guerre d'Espagne. Un soldat arme au poing mais tête baissée est assis sur un wagon plat. Au premier plan un croisement de rails, au fond un champ de céréales d'où émergent des pins parasols et sur la gauche une tour mauresque portant un drapeau. Cet ensemble n'a pas été retenu et on ne trouve dans le livre aucune mention directe des événements des années 1936-1937. On peut conclure que d'un commun accord les auteurs ont séparé l'intervention artistique de l'intervention directement politique.

 

Les emblèmes des Mains Libres

Fil et aiguille
Emblème de Man Ray (éd. 1947)

Entreprendre par-dessus sa force
Emblème de Corrozet



Pour le premier emblème du livre, Eluard et Man Ray retrouvent l'inspiration des imagiers anciens quand ils mettent en garde contre une entreprise condamnable. On retrouve le même montage dans Fil et aiguille que dans un emblème de Corrozet « Entreprendre par-dessus sa force » : un fond de paysage dans lequel se découpe un tout autre espace, symbolique, comme vu à la loupe. Chez Corrozet c'est un compas brisé dans un cercle non fermé. La leçon est claire, l'image marque l'échec du présomptueux. Chez Man Ray, le fil à coudre, qui dessine autour d'une immense aiguille la silhouette d'un couple enlacé, se laisse voir aussi comme le fil du dessin, la ligne qui, dans l'emblème, passe du tracé de la vignette au contour des lignes du poème. Eluard l'interprète négativement ici, contours sans contenu, formes vides. Il faut un corps pour aimer, et non

« Sans fin donner naissance
A des passions sans corps. »

La condamnation d'une tentation est dans les deux emblèmes exprimée par la voie proverbiale (12).

 

Après un autre poème négatif, le rétablissement du courant amoureux se fait alors avec « l'évidence ».

L'Evidence
Emblème de Man Ray (éd.1947)

L'évidence joue sur les mots : faire voir, mais aussi évider l'espace. Le crayon de Man Ray en traçant précisément les objets érotiques du premier plan : la jarretelle en bas à droite, puis, en éloignant les éléments, les mains qui recouvrent elles-mêmes le plan plus reculé des voiles et de la bouche, procède à l'évidage de l'espace jusqu'à laisser, au centre, l'œil creuser son propre infini, sa distance irrepérable. Cependant un regard d'une fixité d'étoile en émane. Légèrement décalés dans l'espace, une sorte d'astre en haut et une bouche large et sensuelle au-dessous de l'œil, l'escortent dans la manifestation de ce regard sacré.

Outre la substitution du regard féminin/érotique au regard de Dieu, Man Ray opère une autre subversion de l'image traditionnelle. Dans l'emblème de La prudence, dont on a un magnifique exemple chez Alciat, l'œil occupe le cœur d'une main immense surplombant, du haut du ciel, un paysage. La paume s'ouvre comme une paupière (13). Le développement « épimythique » de l'image précise : « L'œil en la main est certitude des choses vues et touchées ». Dans La Prudence, la main s'assure de ce que l'œil voit. Le toucher remédie aux erreurs ou rêveries de l'œil.

Dans l'évidence selon Man Ray, l'œil est infiniment éloigné de la main, le voir et le toucher n'appartiennent pas au même ordre. Dans le dessin, ces mains, ces lignes, ces flammes qui semblent vouloir converger vers le regard du Toi, mais qu'un mouvement latéral déporte vers la gauche, ne l'atteignent pas. Ils restent pris dans les plans les plus proches, près de ce lasso-jarretelle qui marque le territoire de l'ici, des caresses.

Emblème d'Alciat - Prudentia
Ed. 1550 - Gallica

Eluard ne dispose que de mots pour répondre à ce regard. Le foyer de l'évidence, c'est «  toi » dans sa langue. La première strophe témoigne d'un moi (« l'homme ») unifié par ce regard. On aura remarqué l'érotisme et l'appel propres à cet œil unique, foyer de l'image. Par son effet de miroir, il enveloppe « l'homme, la plante, le jet d'eau » dans l'unicité du monde embrassé. Ce qui est double (l'impliable oiseau de nuit) ou multiple est unifié dans le regard qu'elle porte :

« L'homme la plante le jet d'eau
Les flammes calmes certaines bêtes
et l'impliable oiseau de nuit
Joignent tes yeux ».

L'œil unique c'est la parfaite convergence oculaire, le feu divin de l'Un.

L'affirmation centrale du poème pourrait surprendre. Il faut toujours entendre la locution sous la phrase éluardienne. C'en est une clef infaillible. « Debout » renvoie à « passer la nuit debout  ». « Être debout », pour un regard, c'est « veiller ».

« Tes yeux sont toujours debout. Ils sont toujours là, à veiller ». Le poème d'Eluard répond à ce que le dessin de Man Ray avait fait entrevoir, la transcendance d'un regard :

« Toi tu gardes ton équilibre
Malgré les mains malgré les bras
Malgré la fumée et les ailes
Malgré le désordre et ton lit  ».

« Toi », tu ne chancelles pas, tu gardes la balance de l'éternité égale, tu triomphes de tout ce qui semble se jouer de ta force, même du désordre et du lit.

La magnifique image de la permanence de la lumière noire, « l'impliable oiseau de nuit », semble visuellement appelée par les ailes nocturnes de la bouche, dans la zone centrale du dessin : « Toi tu gardes ton équilibre ».

Le poème ici relève du mode de l'apostrophe, mais cette dernière s'adresse à l'image, non au lecteur.

 

Le Désir
5eme emblème du livre

Le désir. Un pouce préhensile et quelques doigts mâles crispés (coin supérieur droit de l'image) tirent à eux, vers la droite, la crinière d'une femme au port altier (14) ; la direction des yeux, la flèche du nez, la saillie du sein orientent tout le buste vers la gauche et font de ce dernier le foyer ambigu d'une résistance et d'un appel. Les plus basses boucles de la chevelure écrivent comme un nom en lettres rondes, auquel répond la signature discrète : Man Ray 1936. Un seul élément nettement métaphorisé, mais d'importance : la naissance des cheveux sur la tempe évoque une aile d'oiseau, fermée. La « crinière » est un « plumage » lissé. Le schème latent de l'essor redouble et complique celui de la prise.

Ce dessin tout d'impulsions corrélées, Eluard l'intitule : Le désir. C'est lui qui emblématise. Encore faut-il épigraphier, et faire court, écrire le moment de la tension contrariée. Des couples d'opposition y pourvoient à l'intérieur des vers :

«Jeunesse du fauve
Bonheur en sang
Dans un bassin de lait. »

« Fauve » et « sang » figurent toute la rapacité de la main, visuellement redoublée par le glissement « cheveux » ou « plumage » (mais « crinière » reste inscrit dans la mémoire des mots).

C'est la séquence rythmique, avec l'impulsion de base à quatre temps qui produit les équivalences accentuelles et sémantiques

Jeunesse du fauve
Bonheur en sang
Dans un bassin

Son ouverture finale, son incomplétude mettent en attente et isolent la mesure rejetée /de lait/.

Du même coup /de lait / entre en rapport de répulsion avec les mots accentués à la rime (fauve/sang) et d'attirance avec les mots en position initiale, (Jeunesse, bonheur) qui en reçoivent un nouvel accent. Ainsi les termes forts s'articulent-ils selon deux pôles, le lieu de bascule (là où le mouvement se transforme en contre-mouvement) étant occupé par le mot « bassin ». En lui se rejoignent et s'opposent les deux ivresses : celle du sang, celle du lait. Mais ce dire du désir impulsé par une force antagoniste est lui-même une réponse à l'appel de sens venu des signes de Man Ray. Le dessin fait apparaître, comme on l'a vu, des tensions corrélées. Il ne représente pas le désir comme le fait l'allégorie : un signe pour un autre. En lui, le signe est libre, libre d'inventer. C'est selon l'axe de la diagonale du rectangle (coin supérieur droit - coin inférieur gauche) que les éléments iconiques, la ligne, les hâchures prennent sens. On remarquera en effet que si les lignes bâtissent une opposition de directions qui dynamisent la figure (le triangle de la main tirant vers la droite les cheveux, s'opposant au triangle du sein, pointé vers la gauche), les hachures indiquent des zones d'attirance : seules la main et la poitrine contiennent ces hachures qui mettent leur chair (et non plus leur direction) en relation.

Le poème d'Eluard, s'il tient tout seul, est à écouter comme enchevêtré au dessin : en sorte que les dissocier déferait l'emblème unique. Comme on l'a déjà rappelé, dans l'Impresa le voir et le dire se suscitent l'un l'autre, sans discontinuer. Leur nœud n'est pas démêlable.

Le distique — «Jeunesse du fauve / Bonheur en sang  » interfère avec la partie supérieure de l'image, de gauche à droite, par ses deux zones visage/cheveux-main.

Le troisième vers « dans un bassin de lait » est à lire « dans un bas sein de lait », traduction littérale de l'objet figuré dans le coin inférieur gauche qui fournit le signifiant mythique « bas-sein de lait ». Le poème met de lui-même le désir en relation avec, non pas tant l'objet, que le contact primitif perdu.

 

Man Ray - Le don

L'emblème du don occupe une place essentielle. On le mettra plaisamment en regard avec les « Charité » médiévales.

Le geste d'offrir est un impératif dans l'éthique libertaire du livre. L'amour est communication, non de deux corps, mais de plusieurs, de tous, à partir de deux. Toute la poésie amoureuse d'Eluard repose sur ce pari qui lui reste à lui-même si nécessaire, si mystérieux et si dur à vivre.

L'image est comme dynamisée par le schème de la source. Les lignes d'un haut buste de femme, vu de trois-quart, rejeté en arrière vers la gauche, convergent au sommet vers le triangle d'un visage renversé. De la pointe du menton s'écoulent l'ensemble des lignes du corps splendide, plus lourdement à gauche l'écheveau d'une longue chevelure-fleuve. La charpente évoque les deux branches d'un A. L'initiale de l'amie du peintre, Ady, sert-elle de chiffre emblématique à l'offrande ?

La réponse du poète se fait sous la forme d'une litanie qui recèle aussi le chiffre de l'aimée « première ». Le premier verset de la litanie

« Elle est noyau, figue, pensée » s'amorce en effet sur l'écho sonore du mot Hélène, prénom de Gala. Le titre renforce l'inscription de la femme perdue. Dans Le don nous entendons de nos mille oreilles le nom du long fleuve de Russie dont Gala est originaire, le mot qui renvoie au cours ondulant de la chevelure d'Ady, et celui qui renvoie à l'idée de donner.

Ainsi comme dans les emblèmes anciens, il est demandé au lecteur de faire sortir les sens cachés des signes, par l'ingenium qui fait accéder à la source du dire.

 

La lecture escorte Le don sur le mode mineur, quasi argotique. Il ne s'agit pas d'un emblème au premier abord, mais d'une de ces nombreuses images à contenu narratif latent auxquelles la légende octroie une valeur exemplaire et un effet rhétorique dans le recueil. Elle illustre un moment occasionnel, la rencontre de fortune qui est une étape dans la quête du « nouveau monde amoureux ». Le croquis, assez humoristique, présente trois plans. A l'avant une main finement dessinée tient une feuille imprimée, mais les alinéas font curieusement face au lecteur. En effet cette page cache plus qu'à demi une tête grossièrement esquissée, masquée et perruquée. Que regarde l'unique œil visible ? Est-ce le texte (mais il est tourné vers le vis-à-vis) ou ce vis-à-vis lui-même ? aux traits complices de Man Ray, Eluard renvoie les siens :

« Au centre de Paris
La pudeur rêvassait »

et

« Quand elle n'a pas le temps
Elle n'en est que plus belle ».

Man Ray - La lecture

On flaire là un jeu qui tourne autour des mots. La locution « être en lecture » (15), « être occupée avec un client, en parlant d'une prostituée », pourrait bien en fournir la clef. C'est le calembour qui aurait mis d'accord le peintre et le poète. Mais ne nous méprenons pas. La prostituée est aussi précieuse que toute donneuse. Au défaut de l'Unique, elle en est la figure inverse, la « toutes pour Une ».

Par un retournement des noms, bien propre à Eluard, c'est elle qui, dans l'emblème, représente « la pudeur ». PUDOR était autrefois, on le sait, une vertu capitale, une sœur céleste de NATURA.

 

La morte inutile
Premier état du dessin de Man Ray

La mort inutile
Dernier état retenu pour le livre

A l'opposé de la « donneuse », on trouve la « mauvaise », la « peureuse » ou celle qui figure dans La mort inutile. Une première version figurait les grêles et longues jambes d'un cadavre dont le reste disparaissait dans la déliquescence des lignes. Eluard l'avait intitulée La morte inutile. Face à l'innommable, il aura sans doute demandé une autre image, plus accessible par les mots (16). Dans la page définitive, qui semble illustrer une scène de roman noir, une héroïne à genoux, à l'ombre de Sphinx, semble en proie à un horrible tourment. A côté d'elle, un poignard et une lettre, instruments du drame. Sous le nouveau titre La mort inutile, le court poème moralise. Il fait de la femme égoïste une figure. Elle contrevient à la règle du partage :

« Mauvaise tu ne m'as donné
Qu'une plus grande ignorance
De la vie des autres ».

 

Man Ray - L'aventure

Dans la sphère de l'emblème du don, on peut au contraire placer L'aventure.

L'emblème s'oppose à tous ceux qui mettent en garde contre les dangers de Fortune (17). Il se rapprocherait des vignettes qui incitent le lecteur à saisir Occasion. Le hasard, l'occasion sont, dans la quête surréaliste, des forces qu'il faut se soumettre. La superbe image de Man Ray, dont le peintre a fourni par la suite plusieurs variantes (18), saisit l'instant où la cariatide est sur le point de se libérer. Son avant-bras horizontal lui barrant les yeux, elle est encore en position de soutenir le fronton du temple, mais déjà les pierres n'ont plus d'appui.

« Prends garde c'est l'instant où se rompent les digues
C'est l'instant échappé aux processions du temps
Où l'on joue une aurore contre une naissance.  »

Dans sa concision la dernière locution proverbiale condense toute l'éthique éluardienne.

Jouer une aurore contre une naissance, c'est conquérir jour après jour le matin pour effacer la lumière trop vive d'une ineffaçable naissance. La rupture du rythme mythique s'inscrit dans le dernier alexandrin, qui casse les lentes processions des deux premiers. L'apostrophe est ici adressée à la femme. Pour elle aussi la liberté amoureuse exige une séparation radicale.

 

Replacées, malgré leur désordre apparent, dans la logique d'une morale et confrontées aux emblèmes de la vieille morale chrétienne qui entrave les mains et les esprits, les images parlantes de Man Ray/Eluard s'articulent entre elles très étroitement. Le lecteur en découvrira sans peine l'art et la manière, beaucoup plus consommés qu'il n'y paraît au premier abord.

Un aspect des figures reste à signaler : c'est leur appartenance immédiatement repérable à un fonds imaginaire et discursif très propre au surréalisme de l'avant-guerre. Ainsi dans l'emblème Les sens, le dessin associe un de ces « visages d'extase » dont Salvador Dali avait fait un montage pour le numéro 3/4 de Minotaure, des doigts crispés et un objet nettement phallique (substitut de la boule ailée de Volupté ?). « Durant l'extase, avait écrit Dali, aux approches du désir, du plaisir, de l'angoisse, toute opinion, tout jugement (moral, esthétique, etc.) change sensationnellement.  »

L'emblème ici renverse systématiquement la valeur des « sens ». C'est en évoquant l'extase qu'il prêche « le plaisir des sens », dégageant du vice sa « vertu.

Man Ray - Les sens


Man Ray - Paranoïa

Man Ray - Nu

Privés de leurs sens l'homme et la femme ne sont plus que des monstres. Le grylle de Paranoïa est une « tête-à-jambes », l'accouplement inquiétant de membres érotiques mais détachés du tronc sexué. Le Nu masculin émasculé, aux seins ailés, est une « statue ridicule », à déboulonner. Derrière ces inventions, il n'est pas difficile de reconnaître des monstres de l'époque médiévale. Man Ray puise au même réservoir fantasmatique (19).

 

Histoire de la science I
Une première séquence refusée
par Eluard ? (coll. L. Scheler)

Histoire de la science
Version retenue pour le livre

Parce que nous avons la chance d'en avoir deux versions (Fonds L. Scheler) aussi burlesques l'une que l'autre, nous nous attacherons à un dernier emblème féminin Histoire de la Science.

Dans la version retenue, une femme squelettique, exaltée, bras levés en losange est représentée debout en équilibre sur les bords d'une grande roue de charrette posée à plat et qui semble tourner à vide.

L'image est ambivalente : la femme est voluptueuse dans sa maigreur, elle porte dans ses mains ailées la petite boule du monde mais elle semble délirer, le visage perdu dans sa chevelure aérienne. La roue sur laquelle est inscrite « Histoire de la Science » est chargée de son symbolisme traditionnel : le devenir cyclique de l'univers, voire le temps de la révélation dans la théologie néo-platonicienne (20), mais elle est à terre et c'est une grossière roue agraire.

L'humour des symboles ambigus ou opposés semble dire un essor contrarié, un fiasco, mais montrer un rêve à défendre : celui d'une science non aliénante pour l'homme, mais imaginante, révélante. L'emblème moderne ressemble finalement aux gravures anciennes où Science est montrée comme l'enjeu des savants, non la source de bonheur humain : « Savants contre savants ne doivent parler » dit la sentence qui accompagne Science dans le recueil d'Alciat déjà cité.

L'image retrouvée dans le cahier préparatoire portait le titre Histoire de la Science. Man Ray avait-il projeté une histoire en deux temps ? La caricature y est beaucoup plus poussée et l'érotisme plus cru. Une femme longiligne chevauche une immense roue de bicyclette équilibrée à l'arrière par une autre minuscule. On est au cirque. La selle l'a transpercée et lui ressort par le cou, chargée de poils en broussailles.

Est-ce Eluard qui a refusé l'image ? Il est de fait que dans aucune autre l'érotisme n'est gratuit comme dans celle-là, où il ne concourt pas à la cohérence de l'éthique. La légende d'Eluard retient de la Science son pouvoir salvateur. C'est une exhortation sans réserve :

« Que tes mains te délient ».

Le surréalisme est avant tout un instrument de connaissance. La femme, comme il est dit dans Défense de savoir, est à la fois la clef et l'objet ultime du désir, à connaître. En ce sens, Histoire de la Science est l'emblème vers lequel convergent tous les autres.

 

J'ai, pour cette brève étude, isolé le codex emblématique des Mains libres, avec l'intention de le resituer dans l'histoire du livre illustré. Là cependant n'est pas le tout du texte. Un livre d'Eluard est toujours un moment crucial de son expérience analytique, du moins dans la période surréaliste, où l'écriture a pour but la délivrance de l'inconscient et de l'angoisse.

J'étudie ailleurs les pages qui constituent le « codex » analytique du livre. Les deux codex interfèrent constamment, le livre est fait de leur interférence. Il suffira de dire ici que, grâce à la main ou au fil tendus par Man Ray, Eluard cherche, sans concession envers lui-même, à traquer son propre secret, qui est celui de son angoisse : « Nous n'écrivons que pour trouver une réponse définitive à notre angoisse » (21).

 

Man Ray - Pouvoir

Man Ray - L'attente

Man Ray - Des nuages dans les mains

Cette quête se réfléchit elle-même dans quelques emblèmes, qui sont cette fois les emblèmes de l'homme face à la question de l'Amour : Pouvoir où une main mâle se crispe sur sa proie ; L'attente où deux mains sont retenues l'une à l'autre par les dix fils rayonnants d'une toile d'araignée ; Des nuages dans les mains qui représente des paumes ouvertes contre le ciel, soutenant des flocons de nuages. Le dessin illustre la locution inédite qui lui sert de titre, et le poème dit : Contre les nuages dans les mains « le remède miracle accord cadeau confiance ».

 

L'angoisse et l'inquiétude
Emblème de Man Ray (éd.1947)

Arbre des inquiétudes et des
irrésolutions de l'esprit
(1532)

L'angoisse et l'inquiétude ont leur emblème. Pour les figurer, Man Ray projette sur la page les mêmes fantasmes corporels que les imagiers de la Renaissance, la même collusion de l'animal et du végétal, le corps qui pousse ou la plante à mains (22). On mettra volontiers en regard l'emblème de Man Ray avec L'Arbre des Inquiétudes et des Irrésolutions de l'Esprit de Pétrarque (23).

Man Ray - Le tournant

Finalement la superbe devise j'espère ce qui m'est interdit qu'Eluard accole à l'image d'une corniche hantée par une main à son flanc (Le tournant) résume avec force la double visée du livre, la libération de l'amour et la connaissance de l'inconscient qui l'accompagne nécessairement.

 

Le livre de Man Ray et Eluard est signé mais d'une signature en quelque sorte collective, qui comprend, en fin de volume, l'image des hommes et des femmes engagés dans la voie de la régénération par le désir. Certains portraits dont celui de Lise Deharme n'ont pas été retenus mais on trouve les deux portraits de Sade, ceux de Nusch et Sonia Mossé, de Picasso et son amie, de Breton, d'Eluard et l'autoportrait aux yeux chaussés de fenêtres (tous reproduits dans l'édition de la Pléiade). Ainsi le volume est à la fois personnel et impersonnel, portant les devises d'une communauté en quête de sa liberté.

Ces emblèmes graphiques se retrouvent sous d'autres espèces. Ils transitent en dehors du livre, dans des tableaux, sculptures... Des figurines tirées de certains dessins ont été coulées dans le bronze (Narcisse, Mains et fruits, Pouvoir, Belle main, La femme et son poisson). Inversement certains croquis proviennent de photos, peintures, qu'ils hantent en retour. Sortis de l'espace livresque, ils rappellent ailleurs la leçon libertaire. De même les sentences, devises, qui leur font écho sont-elles prêtes à retentir dans la mémoire quotidienne. Certains « versets mnémoniques » sont dignes de rivaliser avec les anciens adages :

« Connais ce qui n'est pas à ton image
Être en dépit de soi
Fille de glace donne-moi confiance en moi
J'espère ce qui m'est interdit
Invente perpétuellement le feu
Dessine le sort »

Je n'ai, dans les limites de cet article, donné qu'un aperçu de cet art de la devise si propre à Eluard. De même je n'ai pu que suggérer la diversité des emblèmes qui parfois se distillent en éléments secrets, réservés aux mystes complices. Il faut donc rappeler qu'à côté des pages immédiatement lisibles (à condition qu'on soit entré dans la symbolique du livre) d'autres pages moins manifestaires, plus inquiètes renvoient à une autre relation entre Eluard et Man Ray, une entente à demi-mot où chacun soutient l'autre dans son expérience intérieure. Le livre d'emblèmes se double alors d'un livre-exploration de l'inconscient, « serrure dont les clefs nous brûlent les doigts » (24).



© Nicole Boulestreau, que nous remercions chaleureusement de nous avoir autorisées à publier cet article, initialement paru dans le Bulletin du Bibliophile, n° 2, 1984, pp.194-221.

© Man Ray Trust / ADAGP


1. Sur les circonstances du livre et sa composition en deux sections, on consultera de J.-Ch. Gateau « Paul Eluard et la peinture surréaliste » (Droz, 1982) tout le chapitre intitulé : « Illustrer Man Ray » remarquablement documenté.

2. « Les Mains libres ». Dessins de Man Ray illustrés par les poèmes de Paul Eluard. Paris, Editions Jeanne Bûcher 1937. In-4° (225/280), 205 pages, frontisp., (66) il 1. couv. ill.
Cf. la note bibliographique dans Paul Eluard Œuvres complètes (II) Bibl. de la Pléiade, 1968, p. 1328. Nos références renvoient à cette dernière édition (Tome I) p. 554-684. L'édition de 1947 (Paris N.R.F. Gallimard) est in-8° (163/220). Elle ne comporte pas de pages blanches. Certaines illustrations sont disposées autrement.

3. En même temps, il est intéressant de rappeler qu'Alciat lui-même avait destiné ses fameux Emblemata de 1531 « à fournir des thèmes aux peintres, aux orfèvres et généralement à tous les artistes  » cf. la préface de Henri-Jean Martin à l'étude de Marius Audin «les peintres en bois et les tailleurs d'histoires ». Musée de l'imprimerie, Lyon.

4. Voir par ex. « l'Emblème à la Renaissance  » CDU-SEDES, 1982. Les citations qui suivent sont tirées des « Propositions » de Y. Giraud p. 8-9.

5. Antoine Compagnon analyse cette devise dans «La Seconde Main», Paris, Seuil, 1979, p.270.

6. Cf. R. Klein « la théorie de l'expression figurée dans les traités italiens sur les Imprese  » p. 142. In la Forme et l'intelligible, Gallimard, 1970.

7. «Bonsoir Man Ray», Belfond, 1972, p.115

8. lbid., p. 76-85.

9. Pléiade oc I, p. 517.

10. « L'âge de la lumière », Minotaure, 3- 4 déc. 1933.

11. Op. cit.

12. L'ordre des premières pages était différent dans la table des matières manuscrite déposée au Musée Paul Eluard de St-Denis, comme dans le cahier préparatoire, où « Fil et Aiguille » ne venait qu'en cinquième position.

13. Albert Flocon s'est emparé de cet emblème dans une de ses « Perspectives » en 1948. Cf. Paul Eluard, O.C II, p. 240.

14. C'est un portrait de Nusch.

15. Dictionnaire des expressions et locutions figurées  » (Les usuels du Robert Paris) art. Lecture.

16. Ce corps décomposé évoquait l'un des « états du corps » dans les « Triomphes de la Mort » du Moyen Âge.

17. Sur la diversité des emblèmes de Fortune, voir op. cit. note 4, p. 79-125 l'étude de L. Galactéros de Boissier (« Images emblématiques de la Fortune », avec 50 illustrations).

18. Voir par ex. la belle aquatinte reproduite dans Man Ray : Opera Graphica réunies par L. Anselmino, p. 36.

19. Voir par ex. la tête-à-jambes reproduite dans « Le Moyen Âge fantastique » de Baltrusaitis, Flammarion, 1981, p. 49.

20. Voir « Dict. des symboles », Seghers, art. Roue § 6.

21. «Trois conférences inédites» de P. Eluard (1938) présentées par L. Scheler, Europe, oct. 1982, p. 147.

22. Op. cit. note 7, p. 116.

23. Op. cit. note 22, p. 128 (ill. 95).

24. P. Eluard «Trois conférences » op.cit., p. 147.