Man Ray - L'espion, 1936

 

Ce dessin particulièrement énigmatique fait déjà l’objet d’une analyse dévoilant le processus de création de Man Ray. Nous allons, quant à nous, l'observer de façon plus spontanée, sans tenir compte des références et des étapes de sa création, mais comme il s’offre au regard et, nous le supposons, comme Éluard lui-même a pu le voir. Nous ne disons pas l’a regardé, car il paraît plus probable qu'il n’a pas analysé le dessin de son ami : ce dessin, comme tous les autres, est lu par le poète à travers le filtre de son propre regard, de son œuvre, de ses thèmes privilégiés, de sa propre mythologie. Même si, nous l’avons vu, des éléments de sa vie pourraient le rapprocher de la mise en scène de Man Ray, le traitement poétique est tout autre, il constitue une sorte de rêve littéraire, produit par ce que lui suggèrent les éléments du dessin.

 

I/ Le dessin de Man Ray (1936)

Des objets – dont on connaît l’importance dans l’imagerie surréaliste – entre réalisme et onirisme, au nombre de trois, première connotation érotique, aux formes géométriques variant entre le triangle, le cercle, l’ovale, le cône et le polyèdre, autres symboles érotiques.

Symbole féminin, une jarre ventrue d’où s’échappent quelques branches de fougères ou de palmier très stylisées et aériennes.

Symboles phalliques : un arbre qui peut faire penser à un séquoia géant, dressé sur un long tronc surmonté de son feuillage conique, et surtout un polyèdre qu’empoigne une main démesurée.

On peut parler d'érotisme mais aussi d'onirisme, car l’échelle des proportions n’est pas réaliste et les dimensions sont démesurées (1) ; en outre, la main donne l’impression de traverser l’objet qui a priori ne devrait pas être transparent. On peut aussi y ajouter cette étrange petite figure difficile à identifier entre la pointe du polyèdre et l’angle de la fenêtre (ci-contre).

À l’arrière, en haut à droite… une fenêtre aux persiennes fermées, derrières lesquelles on aperçoit un visage tout juste esquissé, mais dont les yeux sont nettement visibles. Que regarde-t-il ? Il est difficile de penser que ce sont les trois objets en tant que tels, du moins s’ils ne prennent aucune valeur symbolique. C’est très certainement ce visage caché derrière ses persiennes qui suggéra le titre « L’espion », dont rien ne permet d’affirmer qu’il fut donné par le poète plus que par le dessinateur. Le fait qu’il ne soit pas inscrit dans le dessin n’est pas suffisant pour être sûr que ce soit Paul Éluard qui en ait décidé.

Quoi qu’il en soit, le titre donne une orientation au dessin, et nous pouvons donc nous demander qui est cet espion :

  • le dessinateur lui-même, Man Ray, qui se représente avec des lunettes en forme de fenêtres dans la section « Portraits » de ce même recueil ? Ce dessin est repris dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme pour illustrer le mot « fenêtre » – à moins que ce ne soit celui de « femme ».
  • ou le lecteur, qui regarde à la fois les objets et le visage caché ? « Je suis le spectateur et l’acteur et l’auteur » écrit Éluard dans Corps mémorable (2).

Nous avons donc là une relation triangulaire entre le lecteur, les objets regardés et le dessinateur.

 

L'espion

L'arc pâle tendu de tes yeux fermés
Menace un univers de bronze
L'épaisseur de la vue.

II/ Du dessin au poème


Le titre est l'un des éléments qui indiquent peut-être le cheminement du poète. Nous avons parlé de rêve littéraire car, sans parler d’écriture automatique (puisqu’Éluard s’en défiait), le poème semble inspiré par ces objets, sans qu’on puisse les identifier. Le titre a donné la thématique du regard, même s’il peut surprendre, puisque l’espion est celui qui voit ce qui ne lui est pas destiné, alors que notre poème met au contraire en valeur la richesse du regard intérieur.

Mais il est peut-être à l’origine de l’idée de menace exprimée au vers 2. Peut-être aussi ce polyèdre mal identifié lui a-t-il suggéré un objet de bronze… Car même s’il connaît l’œuvre de son ami et qu’il a peut-être « reconnu » certains de ces objets ou de ses prises de vue, provoquant chez lui une série d'associations d'idées, tout cela s'est recomposé dans son imagination en fonction de sa propre mythologie.


Trois pièces du Jeu d'échecs en argent de 1926

Mire universelle, 1933 (détail)

Deux œuvres citées comme exemples dans l'analyse d’Agnès Vinas


Quant aux éléments de féminité inclus dans le dessin comme la jarre, ils sont repris par symbolisation, et orientent le poème vers une figure féminine. Enfin peut-on voir dans la distance et surtout la différence de proportion entre le regard du personnage caché à l'arrière-plan et ces trois objets l'image de l'épaisseur de la vue, à la fois comme distance et opacité ?

Trois vers pour trois objets ? c'est-à-dire dans un dégradé prosodique : décasyllabe, octosyllabe et hexamètre ? On le voit, nous sommes contraints à des conjectures, et tout comme le poète a pu être guidé par une rêverie sur le dessin, nous, lecteurs, sommes amenés à une rêverie sur ce duo dessin/poème. Relation triangulaire de toute évidence !

 

III/ Le poème de Paul Eluard (1937)


L'arc pâle tendu de tes yeux fermés
Menace un univers de bronze
L'épaisseur de la vue.

 

Nul doute que ce court poème évoque plus le portrait de Nusch photographiée par Dora Maar en 1935, ou ceux de Man Ray la même année, que le dessin de Man Ray avec ses trois objets symboliques et son espion caché derrière une fenêtre…Le thème du regard, qu’il soit celui du voyeur, du poète amoureux, du démiurge ou du voyant, est assurément central dans ce poème, comme dans le recueil et l’œuvre tout entière d’Éluard. Et il est associé ici à une dynamique et à une tension de l’être.

On sait que chez Éluard la vue est le médium essentiel de la relation à l'univers extérieur, que les yeux sont le point de contact entre le monde et l'individu. Ce sont eux qui, parce qu’ils s’approprient le monde et en élargissent les limites, portent le rayonnement de l’être, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Daniel Bergez, d’autant que la forme même des yeux et de l’arcade sourcilière évoque immanquablement un arc, motif fréquent chez le poète.


1. Une tension dynamique

L’image de l’arc tient d’abord à la ligne courbe qui est la ligne principale dans l’œuvre du poète, seins, mains, chevelures et yeux en sont les comparés. Ainsi ce poème au premier vers évocateur :

Les représentants tout-puissants du désir
Des yeux graves nouveau-nés
Pour supprimer la lumière
L'arc de tes seins tendus par un aveugle
Qui se souvient de tes mains
Ta faible chevelure […]
Peut prouver l’impossible. (3)

On peut aussi penser à ce portrait de la jeune beauté dans Les Mille et Nuits que Paul Éluard a inséré plus tard dans un montage poétique. Il dit la force évocatrice de l’arc des sourcils et la connotation guerrière des paupières et des regards :

« Son immense chevelure, couleur de nuit, triomphale, s’éploie sur la blancheur de son dos jusqu’à terre. Mais les roses, sur ses joues incendiaires, allumaient l’enfer. Ses sourcils, déliés, sont un arc précieux ; ses paupières, chargées de flèches, tuent ; et chacun de ses regards est un glaive.» (4)

Dans notre poème, l’arc est tendu… prêt à lancer la flèche du regard, car, comme nous le verrons, les yeux fermés peuvent très vite s’ouvrir sur un regard perçant. « Cette force d'élancement qui inaugure le rapport au monde chez Éluard s'enracine en une profondeur souterraine de l'être, comme en une réserve potentielle d'énergie qui n'attend que l'instant propice à sa révélation » (5) ; et l’image de l’arc tendu suggère le jaillissement de cette révélation venue des profondeurs du rêve, du sommeil ou de la cécité. En effet l’image de l’arc évoque cette tension entre les deux éléments d’un couple, comme un arc électrique relie deux éléments de polarités différentes. Et c’est bien cette perte de la polarité qu’évoquera le poète quand, désespéré après la mort de Nusch, il écrira :

L'arc débandé nous sommes de la même nuit
Et je veux continuer ton immobilité
Et le discours inexistant
Qui commence avec toi qui finira en moi
Avec moi volontaire obstiné révolté
Amoureux comme toi des charmes de la terre. (6)

Sans elle, il n’a plus l’énergie de vivre. Mais à l’époque des Mains libres, Nusch est bien vivante, et l’on sait la puissance érotique qui se dégage de ces deux images de l’arc tendu et des yeux fermés. Celle de la tension se retrouve dans d’autres poèmes, par exemple :

La mère du plaisir incarné se dressait
Dehors dans le palais d’air clair
Elle était maigre et nue et bleue
Femme tendue comme le jet de l’amour même
Un frisson la retient de trouver un refuge. (7)

2. Les yeux

Après les mains qui viennent logiquement en tête du nombre d’occurrences dans notre recueil des Mains libres, ce sont les yeux (œil – paupières) qui en présentent le plus (dix occurrences en incluant le verbe voir et le regard). Ils sont dans l’œuvre entière du poète indissociables de la création du monde, « véritables dieux » :

Pourtant, j'ai vu les plus beaux yeux du monde,
Dieux d'argent qui tenaient des saphirs dans leurs mains,
De véritables dieux, des oiseaux dans la terre
Et dans l'eau, je les ai vus. (8)

Ce sont eux qui façonnent l’univers : « L'espace a la forme de mes regards » (9), et c’est par eux que se fait la connaissance car « Voir, c'est comprendre, juger, déformer, oublier ou s'oublier, être ou disparaître » (10). C’est donc aussi à travers eux que naît l’invention poétique :

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur [...]
Le monde entier dépend de tes yeux purs. (11)


Yeux ouverts ou yeux fermés

Le motif des yeux ouverts ou fermés, paupières closes, est récurrent, et il importe de prendre en compte le fait que le regard est tout autant ouvert sur l’extérieur qu’intérieur. Considérant les cinquante-quatre dessins de Man Ray illustrés par les poèmes, on peut d’ailleurs constater que pour huit dessins où les femmes (sept) ou l'homme (un) ont les yeux ouverts, dix autres les montrent les yeux fermés, trois les yeux cachés par un bras ou les cheveux, et deux autres les yeux semblant aveugles.

Les yeux fermés sont chargés d’érotisme, ceux de la femme comme ceux du poète qui garde l’image de l’aimée en lui. Nous avons lu : « Elle est le plein soleil sous mes paupières closes » dans le poème « Le Don », on peut lire ailleurs :

Au fond de la lumière
À la surface de leur lumière
Les yeux se ferment
Les berceaux – les paupières – des couleurs obscures (12).

Mais surtout les paupières fermées, loin d’être une clôture, un refus de s’ouvrir au monde, sont bien au contraire une façon de garder au fond de soi le monde tel qu’il a été reçu, voire créé :

Un soleil tournoyant ruisselle sous l'écorce.
Il ira se fixer sur tes paupières closes.
Ô douce, quand tu dors, la nuit se mêle au jour. (13)

On peut trouver la même idée dans le fait que Man Ray, pour saisir la réalité de son modèle, lui demandait de fermer les yeux puis de les ouvrir, comme on peut le voir avec les deux portraits de Nusch en 1935. Les yeux fermés permettent ce passage de la vision intérieure à la vue extérieure ; ainsi Man Ray saisit-il cet état particulier « comme s'il voulait les « révéler » dans leur moment d'inconscience » (14). Parlant de lui, André Breton disait qu’il avait « cet œil de grand chasseur, cette patience, ce sens du moment pathétiquement juste où l'équilibre, du reste le plus fugitif, s'établit dans l'expression d'un visage, entre la rêverie et l'action » (15) ; et Robert Desnos : « Il arrive entre deux secousses de tremblement de terre, arrête la création au sommet d'un soubresaut, immédiatement avant le retour à la position normale. Il fixe les visages à l'instant fugitif qui sépare deux expressions. La vie n'est pas présente dans ses tableaux et cependant rien de mort en eux. Il y a pause, arrêt seulement : Man Ray est le peintre des syncopes » (16).

N’est-ce pas ce que fait Éluard quand, pour faire entendre une conscience profonde, il choisit l’œil plutôt que la pensée. Ce sont les yeux fermés qui en s’ouvrant répète le monde :

Montrez-moi le ciel chargé de nuages
Répétant le monde enfoui sous mes paupières. (17)

Et le monde ainsi reçu peut poursuivre son voyage intérieur c'est-à-dire le rêve. C’est d’ailleurs ce qu’annonçait Éluard dans la préface :

Le papier, nuit blanche. Et les plages désertes des yeux du rêveur. Le cœur tremble.

et ce qu’il écrivait avec André Breton en 1930 : « Forme tes yeux en les fermant »(18) – vers repris dans leur Dictionnaire du surréalisme : « Tout le visible adhère à l’invisible », « Nous sommes plus étroitement liés à l'invisible qu'au visible » (19) écrivait déjà le poète Novalis…

 

3. De « tes yeux fermés » à « l’épaisseur de la vue »

Tes : ce sont tes yeux qui sont à l’origine de l’écriture poétique, qui sont une source d’inspiration, source de vie. Si ce poème ne crée pas spontanément cet espace amoureux dont nous avons vu plusieurs exemples dans le recueil, il évoque tout de même, inscrite dès le premier vers, la présence de l’Autre. Le tu suffit à évoquer un avec, sans quoi Éluard ne peut ni vivre ni écrire. Notons toutefois que l’Autre n’est pas uniquement la femme aimée : c'est le destinataire d’un discours, la femme, l’ami(e), comme le lecteur.

Et avec et par l’Autre, sa poésie va pouvoir être une poésie qui donne à voir, une poésie sensible – au sens étymologique de qui a un lien avec les sens – qui rend l'univers perçu dans sa réalité sensible dans « l’épaisseur de la vue » ; car, écrit Éluard : « C'est l'espoir ou le désespoir qui déterminera pour le rêveur éveillé — pour le poète — l'action de son imagination. […] Tout est au poète objet à sensations et, par conséquent, à sentiments. Tout le concret devient alors l'aliment de son imagination » (20).

Tous les sens participent à cette entreprise poétique de rendre sans prosaïsme la matérialité des choses et des êtres, qu'il s'agisse des mains, de la bouche ou des yeux. Dans le poème « Répétitions tout près d’un sommeil exigeant », le poète énumère les organes qui vont ouvrir à ce langage du sensible ; nous ne citons que les deux premiers vers qui autorisent « l’épaisseur de la vue » :

L'œil à force d'espace et d'éclat délirants
L'œil fait vivre et plus loin le plomb du corps s'écoule. (21)

Le regard poétique mêle le visible·et l'invisible, par un regard porté sur l’extérieur ; mais c’est surtout par un regard intérieur que le poète réussit la transmutation des apparences extérieures.

Cette volonté de « donner à voir » se retrouve à l’évidence dans la collaboration entre le poète et les peintres : dans la même conférence de 1937 L’évidence poétique, Paul Éluard développe sa pensée :


« Les peintres surréalistes, qui sont des poètes, pensent toujours à autre chose. L'insolite leur est familier, la préméditation inconnue. Ils savent que les rapports entre les choses à peine établis, s'effacent pour en laisser intervenir d'autres, aussi fugitifs. Ils savent que rien ne se décrit suffisamment, que rien ne se reproduit littéralement Ils poursuivent tous le même effort pour libérer la vision, pour joindre l'imagination à la nature, pour considérer tout ce qui est possible comme réel, pour nous montrer qu'il n'y a pas de dualisme entre l'imagination et la réalité, que tout ce que l'esprit de l'homme peut concevoir et créer provient de la même veine, est de la même matière que sa chair, que son sang et que le monde qui l'entoure. Ils savent qu'il n'y a rien d'autre que communication entre ce qui voit et ce qui est vu, effort de compréhension, de relation parfois de détermination, de création. » (22)


Ce qui ne signifie pas qu’ils disent ou montrent la même réalité ou la même vision personnelle, la majorité des poèmes d’Éluard dans le recueil des Mains libres en sont la preuve.

Reste à interroger la syntaxe de ce poème… Écrit comme un rêve, il n’offre aucune logique grammaticale certaine. En l’absence de conjonction ou de préposition, les images surgissent sans être nécessairement liées par une cohérence syntaxique. Pris dans une habitude de lecture, nous avons spontanément tendance à considérer le mot « menace » comme un verbe suivi de son complément d’objet « un univers de bronze », mais pouvons-nous en être sûr ? Les mots ne sont-ils pas plutôt liés par association d’idées ? C’est la relecture du rêve qui cherche à en donner une cohérence et une unité (Freud appellerait cela une « élaboration secondaire »). Par ailleurs, toujours en l’absence de conjonction, quelle fonction grammaticale accorder au vers 3 ? Le groupe nominal : « L’épaisseur de la vue » est-il mis en apposition au groupe nominal précédent : « un univers de bronze », expression sur laquelle nous allons nous interroger… ou bien comme une asyndète, est-il la résultante des deux premiers vers, aboutissement de la richesse intérieure évoquée plus haut ? Dans le premier cas de figure, « l’épaisseur de la vue » serait la vision du monde visible à transfigurer par l’écriture poétique, alors que dans le deuxième cas, elle est déjà transfigurée. Mais là encore, c’est peut-être tout simplement une association d’idées. Cette ambiguïté syntaxique nous semble bien la marque de l’écriture du rêve.


4. Qu’est-ce donc que cet « univers de bronze » ?

On peut en effet se demander « pourquoi le bronze ? », d’autant que le mot n’est pas vraiment récurrent dans la poésie d’Éluard.

Le bronze est un alliage de métaux symboliquement contraires, associés les uns à la lune et l’eau, les autres au soleil et au feu. « D’où l’ambivalence, et le caractère violemment conflictuel des deux faces de son symbolisme. Métal éminemment sonore, il est tout d'abord une voix, d’un côté celle du canon, de l’autre celle de la cloche, voix contraires s’il en est, mais toutes deux terribles et puissantes » (23).

Éluard a choisi le terme de bronze plutôt que celui d'airain habituellement utilisé en poésie, désignant ainsi le monde visible, le monde réel, qui s’oppose par son opacité à la transparence de la vitre par exemple. « La symbolique de l'arc désigne une profondeur souterraine de l'être, très nettement séparée du monde visible […] de l'« univers de bronze », écrit Daniel Bergez (24). Reste que le mot bronze n’est pas lié d’emblée à la matérialité visible de l’univers.

Mais on sait que pour Éluard, comme pour les surréalistes, la réalité du monde visible est matière à création, et que la poésie a justement cette fonction d’en exploiter toutes les potentialités, de faire remonter les secrets enfouis dans le monde intérieur. Il nous semble donc que, sans pour autant aller jusqu’à parler de métapoésie, on peut entendre dans ce vers la puissance de la voix poétique, jaillie des profondeurs de l’être. Dans d’autres poèmes, ou simplement dans le titre, en un jeu spéculaire, Éluard inscrit une réflexion sur l’acte d’écrire, sur l’acte créateur : « Belle Main », « La couture » ou « Le Sablier compte-fils », « Fil et aiguille » ou « La toile blanche » par exemple.

Et pour reprendre notre interrogation sur le choix de ce métal, nous y verrions – mais ce n’est bien sûr qu’une hypothèse – une référence à sa sonorité, non pas guerrière, mais de l’ordre de la musicalité, car une poésie sensible passe aussi par le sens de l’ouïe. Le vers 2 est justement marqué par une allitération en n : « mena/ce un u/nivers de bronze ». Les nasales [m] [n] et [ɔ̃] font retentir le vers et lui donnent ainsi de la profondeur. La poésie d’Éluard est bien une poésie musicale, qui fait résonner le bronze, alliant les deux sens de la vue et de l’ouïe :

Ô toi mon agitée et ma calme pensée
Mon silence sonore et mon écho secret
Mon aveugle voyante et ma vue dépassée
Je n’ai plus eu que ta présence. (25)

 

Toutefois la poésie d’Éluard ne se laisse pas facilement apprivoiser, et il nous reste une dernière interrogation sur le sens du verbe « menace » !

Que peut bien menacer ce regard intérieur ? Pour rester dans une réflexion sur l’acte d’écrire, nous serions tentée de penser qu’il va permettre de menacer, de briser un univers de bronze, un univers figé dans la tradition du « beau Rythme d'airain » (26) ou des « vers souverains [qui] / Demeurent / Plus forts que les airains. » (27). Nous avons dit plus haut que l’image du bronze était peu fréquente chez Éluard : ses rares occurrences sont donc peut-être significatives ; or dans la réponse donnée par le poète à l’enquête sur Lautréamont, voici ce qu’il écrit :

À propos de Tout comme à propos de Rien, les poussiéreux époux de la Bêtise se donnent rendez-vous. Désignons-les une fois de plus.
M. Jean Hytier, le Faux-Bronze, se livre à ses habituelles âneries sur le style. (28)

La poésie d’Éluard et des autres poètes surréalistes propose une autre voie, amorcée par les poètes « voyants » qui les ont précédés. C’est aussi ce que nous lisons dans le poème 11 « L’Aventure » : « Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues ». Le regard intérieur mène à la lumière, à la conquête de « l’épaisseur de la vue ».

 

Le poème d’Éluard nous apparaît donc apparenté au processus du rêve : le poète laisse venir à lui des suggestions visuelles, il va à l’intérieur du dessin chercher ce qui a une résonance, ce qui donne une impulsion à son propre imaginaire, sans tenir compte de la mise en scène de Man Ray, ni même de la situation ni du décor, qu’il ne décrit pas – ce qui est le principe même de la grande majorité des poèmes du recueil. Le poème consacré au regard, évoqué comme une tension qui, orientée de l'intérieur vers l'extérieur, va donner un sens au magma sensoriel qu'offre la vue, est en quelque sorte la transposition poétique de sa propre démarche : transmutation poétique de la transmutation du regard.



© Marie-Françoise Leudet
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© Man Ray Trust / ADAGP
© ADAGP


(1) Nous avons effectué ailleurs un relevé de quelques procédés d’étrangeté repérables dans les dessins de Man Ray : « Du dessin au poème ».

(2) Paul Éluard, « D’un et de deux, de tous », in Corps mémorable, Œuvres complètes, Pléiade, 1968, t.II p.123.

(3) Paul Éluard, « Les représentants tout-puissants du désir », poème III de la section Premièrement, in L’Amour la poésie, 1929, O.C. t.I p.230.

(4) Paul Éluard, Les sentiers et les routes de la poésie, 1952, O.C. t.II, p.639.

(5) Daniel Bergez, Éluard ou le rayonnement de l’être, 1982, Champ Vallon, p.70.

(6) Paul Éluard, « Négation de la poésie » in Le temps déborde, 1946, O.C. t.II, p.111.

(7) Paul Éluard, « La créatrice étincelante » in Perspectives, O.C. t.II p.259.

(8) Paul Éluard, « Leurs yeux toujours purs » in Capitale de la douleur, 1926, O.C. t.I, p.186

(9) Paul Éluard, « Ne plus partager » in Capitale de la douleur, 1926, O.C. t.I, p.175

(10) Paul Éluard, L’évidence poétique, 1926, O.C. t.I, p.516

(11) Paul Éluard, « La courbe de tes yeux » in Capitale de la douleur, 1926, O.C. t.I, p.196

(12) Paul Éluard, « Vous êtes chez moi. Suis-je chez moi ? », poème VIII de la section Comme une image in L’Amour la poésie, 1929, O.C. t.I, p.260.

(13) Paul Éluard, « Première du monde » in Capitale de la douleur, 1926, O.C. t.I, p.179

(14) André Breton, « Les visages de la femme » in Photographs by Man Ray 1920, Paris 1934, JamesThrall Soby, Hartford, Conn., 1934, p.43. Cité dans Man Ray, La photographie à l'envers, Centre Georges Pompidou et Éditions du Seuil, 1998, p.68.

(15) « Dupliquer le réel - Le métier de photographe », in Man Ray, La photographie à l'envers, op.cit. p.68.

(16) Robert Desnos, « Man Ray ou “vous pouvez courir” », tapuscrit conservé dans le fonds Doucet. Texte publié une première fois dans Paris-Journal le 13 décembre 1924, p.5, puis traduit en anglais par Maria Mc D. Jolas et publié dans Transition, n° 15, février 1929, p.264-266. Cité dans Man Ray, La photographie à l'envers, op.cit. p.68

(17) Paul Éluard, « À Pablo Picasso » in Les yeux fertiles, 1936, O.C., t.I, p.499.

(18) Paul Éluard, « Le Jugement originel » in L’immaculée conception, 1930, O.C. t.I, p.352.

(19) Novalis, Fragments traduits par Maurice Maeterlinck, Paris, José Corti, 1992, p.307.

(20) Paul Éluard, L’évidence poétique, 1937, O.C. t.I, p.515.

(21) Paul Éluard, « Répétitions tout près d’un sommeil exigeant » in Le Phénix, 1951, O.C. t.II, p.126.

(22) Paul Éluard, L’évidence poétique, O.C. t.I, p.515 (C’est nous qui soulignons).

(23) Jean Chevalier & Alain Gheerbrandt, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, édition revue et corrigée, 1982, p.19.

(24) Daniel Bergez, op.cit, p.71.

(25) Paul Éluard, « Dominique aujourd’hui présente » in Le Phénix, O.C. t.II, p.424.

(26) Théodore de Banville, à Théophile Gautier, in revue L’artiste, 1856.

(27)Théophile Gautier, « L’Art », in revue L’artiste, 1857.

(28) Paul Éluard, « Les cas Lautréamont », publié dans la revue surréaliste belge Le disque vert, 1925, n° 2 p.95, publié à nouveau dans Poèmes retrouvés, O.C. t.II, p.804