Man Ray - Le don - 1937

LE DON

Elle est noyau figue pensée
Elle est le plein soleil sous mes paupières closes
Et la chaleur brillante dans mes mains tendues

Elle est la fille noire et son sang fait la roue
Dans la nuit d’un feu mûr.


Le dessin sur lequel s’appuie ce poème a déjà fait l’objet d’une étude précise qui montre comment, de la photographie au croquis, et par le jeu d’un recadrage sur le haut du corps du modèle, le caractère érotique de l’image, sans être pour cela moins explicite, joue davantage de la suggestion, fait appel à l’imagination du spectateur.

 

Le poème, pour sa part, se présente sous la forme de cinq vers, formant deux strophes : la première comprend un octosyllabe, puis deux alexandrins, la seconde un alexandrin, puis un hexasyllabe. Si les vers 2 et 4 sont de facture relativement traditionnelle, avec césure à l’hémistiche, au vers 3 se fait entendre un e non élidé à la septième syllabe, donc après l’accent.

Plus qu’une incorrection prosodique, on peut y voir une facétie dans le genre de celle que s’était autorisée Apollinaire dès novembre 1905 (et avant lui, Verlaine), dans le poème « Palais », publié dans Alcools (1913) :

« Madame Rosemonde roule avec mystère
Ses petits yeux tout ronds pareils aux yeux des Huns
 »

Ce poème, singulièrement dédié à Max Jacob, contient d’autres approches fantaisistes de l’alexandrin, que ce soit dans la forme ou dans le fond : « Dame de mes pensées au cul de perle fineToc toc Entrez dans l’antichambre le jour baisse … Ah ! Nom de Dieu ! qu’ont donc crié ces entrecôtes / Ces grands pâtés ces os à moelle et mirontons / Langues de feu où sont-elles mes pentecôtes / Pour mes pensées de tous pays de tous les temps. ». Ce déséquilibre semble provoquer, dans tous les cas, un entraînement du vers, un basculement.

La construction du poème d'Eluard en expansion (8/12/12/12/6) peut être associée au désir, non de façon triviale, mais comme la traduction d’un cœur qui bat la chamade, dans lequel se succèdent systoles et diastoles.

De fait, le rythme du poème s’appuie sur la répétition : trois des cinq vers commencent de façon anaphorique par « Elle est », élan du poète qui semble répondre à l’élan féminin de l’image comme à celui que suggère le titre : LE DON.

 

La polysémie de ce mot peut d’ailleurs être interrogée : le don renvoie bien sûr au cadeau, à la faveur, donc à la générosité dont semble faire preuve cette femme nue, offerte, ouverte, mais il connote également le talent (être douée pour) que cette personne peut exprimer par sa posture.

Parmi les expressions du poème, nous retiendrons notamment celles qui, d’une manière ou d’une autre, traduisent l’abondance et la fécondité.

Dès le premier vers, les attributs du sujet « Elle » expriment cette munificence :


Gislebert - La tentation d'Eve - v.1130 - Autun, Musée Rolin

Ficus carica - Otto Wilhelm Thome
Flora von Deutschland,1885


L’image du fruit reviendra à plusieurs reprises sous la plume du poète, notamment dans « Portrait en trois tableaux », du recueil Corps mémorable publié en 1948 :

« Et tu te fends comme un fruit mûr ô savoureuse
Mouvement bien en vue, spectacle humide et lisse
Gouffre franchi très bas en volant lourdement
Je suis partout en toi partout où bat ton sang  » (3)

Le poète, l’homme, se situe ici non seulement en spectateur contemplatif de la beauté féminine, mais encore en amant, voire en enfant de la femme aimée : l’union charnelle permet à l’homme de trouver une origine et une destination, un prolongement à son existence, une aube à attendre, symbole d’une naissance toujours à recommencer (4).

« L’extase », poème écrit le 24 novembre 1946, soit quatre jours avant la mort de Nusch, montre en quoi la richesse du « spectacle » l’inspire, le nourrit comme on entretient un feu, feu qui se propage du corps de l’une à celui de l’autre :

« Je suis devant ce paysage féminin
Comme un enfant devant le feu […]
Devant ce paysage où tout remue en moi […]
Devant ce paysage où la nature est mienne […]
Devant le feu le premier feu […]
Je suis devant ce paysage féminin
Comme une branche dans le feu. » (5)

Si l’expérience de la « petite mort » semble porter en elle une certaine aspiration à l’anéantissement, comme en témoigne « Corps idéal », dans Le Dur Désir de durer (1946) :

« Sous le ciel grand ouvert la mer ferme ses ailes
Aux flancs de ton sourire un chemin part de moi

Rêveuse tout en chair lumière tout en feu
Aggrave mon plaisir annule l’étendue

Hâte-toi de dissoudre et mon rêve et ma vue. » (6)

cette extinction est le prélude nécessaire à une régénération, que suggère la « Dédicace » de Corps mémorable :

« Ah ! mille flammes, un feu, la lumière,
Une ombre !
Le soleil me suit,

Jacqueline me prolonge. » (7)

Ainsi la femme aimée, qu’elle s’appelle Gala, Nusch ou Jacqueline, introduit-elle l’amant-poète dans une nouvelle création où les tensions s’annulent, où les contraires coexistent. Peut-être est-ce là le secret du DON qu’apprécient le peintre Man Ray et l’écrivain Eluard ?

 

Retour au «Don», où les contrastes, les antithèses sont présents à chaque vers, comme expression d’une nature tellement généreuse qu’elle porte en elle la totalité des possibles :

« Elle est le plein soleil sous mes paupières closes
Et la chaleur brillante dans mes mains tendues

Elle est la fille noire et son sang fait la roue
Dans la nuit d’un feu mûr.
 ».

L’obscurité, l’ombre ne côtoient pas seulement les éléments chauds et lumineux, ils débordent les uns sur les autres au point de générer une distribution presque aléatoire des attributs (compléments du nom ou adjectifs) : c’est la chaleur qui brille, le feu qui est mûr, qui est nuit. Par le raccourci métonymique, l’infléchissement progressif du trope se poursuit jusqu’à la fusion, à l’image du vertige amoureux.

Dans Une longue réflexion amoureuse (1945), on notera des associations antithétiques du genre : « La reine servante », « Perle refusée terre consentante / Le voyage sans chemin / Le retour entre les mains / De la plus fine des reines / Que même le froid mûrit. » («Lingères légères», in Médieuses, op. cit. p. 22) ; et encore dans Corps mémorable, plusieurs autres rapprochements : « partagé et réuni », « Deux bras qui s’ouvrent qui se ferment / Faisant le jour faisant la nuit rallumant / Un feu » « forte comme un fruit mûr » « comme un cadeau et comme un rapt » « Tu m’as ouvert un jour de plus est-ce aujourd’hui » etc. (« Grain de sable de mon salut», p. 83)

Ce qui est exprimé ici est la recherche d’une unité primordiale, que rien ne représenterait mieux qu’un archétype androgyne :

« Je suis le spectateur et l’acteur et l’auteur
Je suis la femme et son mari et leur enfant
Et le premier amour et le dernier amour
Et le passant furtif et l’amour confondu

Et de nouveau la femme et son lit et sa robe
Et ses bras partagés et le travail de l’homme
Et son plaisir en flèche et la houle femelle
Simple et double ma chair n’est jamais en exil

Car où commence un corps, je prends forme et conscience
Et même quand un corps se défait dans la mort
Je gis en son creuset j’épouse son tourment
Son infamie honore et mon cœur et la vie.» (8)

Dans un autre poème du même recueil, « Une livre de chair », on voit que l’union fusionnelle signifie moins possession que possible permutation, et par conséquent accroissement des potentialités de l’autre par voie d’échange :

«Je suis un homme dans le vide
Un sourd un aveugle un muet
Sur un immense socle de silence noir

Rien cet oubli sans bornes
Cet absolu d’un zéro répété
La solitude complétée

Le jour est sans tache et la nuit est pure

                             *

Parfois je prends tes sandales
Et je marche vers toi

Parfois je revêts ta robe
Et j’ai tes seins et j’ai ton ventre

Alors je me vois sous ton masque
Et je me reconnais. » (9)

 

Man Ray - Le don - 1937

C’est en devenant « elle » que le poète-amant naît et « se reconnaît » (10), qu’il atteint cet accomplissement, cette plénitude que figure l’image rayonnante « faire la roue », comme une aura que diffuse le corps de la femme aimée, avec ses courbes et sa chaleur, vers laquelle on imagine « [l]es mains tendues ».

Si l’évocation du « sang » et la préhension suggérée ici par le texte, mais plus encore par le dessin, ont quelque connotation vampirique, prédatrice, le « sang » implique surtout une circulation, une chaleur, toutes deux présentes dans le champ lexical du poème comme dans sa construction circulaire. Il peut être associé, dans le dessin de Man Ray, au flot ondulant de la chevelure sombre (seule valeur), à la cambrure du corps, à l’abandon de la nuque et de l’épaule.

Les poèmes ultérieurs proposeront cependant une plus grande richesse affective dans l’apostrophe, dans l’usage de la deuxième personne, là où « le Don» ne connaît encore que la troisième, ignorant l’adresse directe à celle qui s’offre.


© Alain Monnier
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© Man Ray Trust / ADAGP


(1) Illustration transposée de la circularité du poème, la figue offre d’elle-même une définition tautologique, puisqu’elle est « une inflorescence en forme d'urne appelée sycone », ce terme - sykon - ne signifiant rien d’autre que figue en grec ancien.

(2) Cf aussi ce très intéressant article de Hilario Franco Junior in Revue d’Histoire des Religions (2006), « Entre la figue et la pomme : iconographie romane du fruit défendu  ».

(3) III, 1ère strophe (Derniers poèmes d’amour, p. 85) / OC t.II, p.123. Les références de pages correspondent au volume Derniers poèmes d’amour de Paul Eluard, Seghers, 1963-1989-2002 qui regroupe les recueils suivants : Une longue réflexion amoureuse (1945), Le Dur Désir de durer (1946), Le temps déborde (1947), Corps mémorable (1948), Le Phénix (1951). Nous indiquerons aussi en notes les références de l'édition des Œuvres complètes d'Eluard dans la collection de la Pléiade, Gallimard, 1968.

(4) Cette renaissance est explicite dans plusieurs textes du Phénix (1951) :

On se souviendra bien sûr également de la mention du Phénix dans la « Chanson du Mal-aimé » de Guillaume Apollinaire.

(5) « L'extase », in Le temps déborde, publié avec des photographies de Man Ray, op. cit. p. 69 / OC, t.II, p.107.

(6) « Corps idéal », in Le Dur Désir de durer (1946), op. cit. p. 41 / OC, t.II, p.73.

(7) « Dédicace » de Corps mémorable, op. cit. p. 82 / OC t.II, Pléiade, 1968, p.131.

(8) « D’un et de deux, de tous », in Corps mémorable, op.cit. p. 87 / OC, t.II, p.123.

(9) « Une livre de chair », in Corps mémorable, op. cit. p. 100 / OC, t.II, p.136.

(10) On ne peut s’empêcher de penser ici au Fou d’Elsa de Louis Aragon : « Suffit-il donc que tu paraisses / De l'air que te fait rattachant / tes cheveux ce geste touchant / Que je renaisse et reconnaisse, / Un monde habité par le chant / Elsa mon amour ma jeunesse.»