Man Ray - L'espion, 1936

 

1. Ce dessin daté de 1936 est l'un des plus énigmatiques du recueil des Mains libres et répond parfaitement à la définition que Man Ray donnait de ses travaux graphiques : « Ce que je peins, impossible de le photographier. Cela jaillit de la fantaisie, ou d'un rêve, ou d'une impulsion inconsciente » (1). Comme souvent en effet, il associe dans une même page des objets dont les rapports ne sautent pas aux yeux, et dont les tailles ne sont pas compatibles entre elles. Pourtant cet onirisme, qui d'emblée résiste à la lecture, révèle des obsessions récurrentes chez Man Ray, et c'est par le biais de la comparaison avec d'autres œuvres qu'on peut tenter de suggérer des pistes d'interprétation.

Au premier plan, trois formes géométriques. Une jarre ronde dans laquelle pousse un petit palmier, puis un if dont le tronc a été dégagé assez haut et le feuillage taillé en cône très pointu, et enfin une main d'homme qui serre une pyramide étroite à base hexagonale. Leur alignement est problématique : les deux premiers objets peuvent se trouver dans un jardin, mais la main a une taille qui la rend onirique, et cela d'autant plus que le tracé de certaines lignes de la pyramide qu'elle tient suggère une transparence non réaliste. La cohérence de l'ensemble tient donc au fait que les mêmes structures géométriques (cercles, triangles, pointes tendues vers le haut) sont reprises trois fois avec des variations, mais dans une logique de métamorphose progressive de la réalité : le palmier dans sa jarre est traité de manière réaliste quoique stylisée ; l'if est déjà beaucoup plus géométrique, et la pyramide hexagonale achève le processus d'abstraction. Cet alignement semble donc fonctionner un peu comme le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp, qui avait décomposé en images juxtaposées le mouvement de la marche ; dans ce dessin, Man Ray semble décomposer le travail de l'imagination qui, partant d'une base sensible, la transforme peu à peu en objet totalement intellectualisé.

L'arrière-plan de la scène pose un autre problème. Contrairement à celui que nous avons étudié dans le dessin du Temps qu'il faisait le 14 mars, celui-ci n'entretient avec le premier plan aucune relation structurelle : son graphisme en est même l'exact opposé. Aux formes circulaires et triangulaires répond le rectangle coupé en deux d'une fenêtre, et aux lignes verticales des trois objets répondent les horizontales des lattes des persiennes. Seule l'esquisse d'une tête humaine répond à la main qui occupe le centre du dessin, mais dans un rapport que le titre n'élucide guère : qui peut bien être cet « espion » ? et comment interpréter la scène qui attire ainsi son regard ?

 

2. Commençons par nous intéresser aux trois formes géométriques du premier plan, puisque ce sont elles que l'on voit d'abord lorsqu'on découvre le dessin.

La géométrie tient dans la vie de Man Ray une place tout à fait fondamentale, au moins depuis ses études à la Boys' High School de Brooklyn à New York de 1904 à 1908, puis de 1908 à 1912 dans diverses écoles de Beaux-Arts : on a conservé de lui des dessins d'étude de perspective en particulier des coniques, qui témoignent d'une grande maîtrise du dessin technologique et industriel. Par la suite, il a très souvent utilisé des objets géométriques dans de nombreuses compositions, même lorsqu'il ne s'agissait pas d'art abstrait. Et sa découverte en 1934-36 des objets mathématiques conservés à l'Institut Poincaré à Paris lui a inspiré d'une part une remarquable série de photographies, puis, après la guerre, une série de peintures intitulées Equations shakespeariennes. Il n'est donc pas surprenant de trouver dans l'un de ses dessins une série de figures géométriques.


Sections coniques
1908

Mannequin, cône et sphère
1926

Objet mathématique
1934-36

 

Mais à quoi correspondent-elles chez lui ? Pourquoi cette fascination ? A l'époque du cubisme, la géométrisation de la réalité, et en particulier de la figure humaine, obéissait à une volonté révolutionnaire de sortir l'art occidental de son mimétisme, et de trouver un langage pictural qui fût absolument nouveau, même s'il s'inspirait beaucoup en fait des arts primitifs. Passé du cubisme à l'art conceptuel dada, Man Ray a subi l'énorme influence de Marcel Duchamp dans le domaine esthétique, mais pas seulement : ils se sont en particulier retrouvés à New York entre 1915 et 1921 sur le terrain du jeu d'échecs, qui correspondait pour eux à tout autre chose qu'un passe-temps, et qui résumait en fait leur vision du monde : un microcosme stylisant les relations humaines dans leurs stratégies de domination d'autrui.

Non seulement Man Ray s'est avéré un joueur passionné et assidu, mais il s'est intéressé dès 1920 à la création d'échiquiers, dans lesquels son goût pour le dessin technique et l'abstraction géométrique pouvait se donner libre cours.


Man Ray - Jeu d'échecs en argent - 1926

Dans le superbe jeu de 1926, on voit quel point de perfection peut atteindre sa stylisation des figures du Pion (une simple sphère), de la Tour (un cube), du Cavalier (un manche en spirale de violoncelle), du Fou (un vase), de la Reine (un cône) et du Roi (une pyramide). Et l'on comprend alors quel sens Man Ray peut donner à la pyramide à base hexagonale de son dessin « L'espion » : si elle constitue une variante en polyèdre du cône de la Reine, une figure féminine (et pas du Roi dont la base est systématiquement carrée chez Man Ray, au moins jusqu'en 1936), ce dessin constitue une variante abstraite de celui du « Pouvoir  » que nous avons déjà analysé.

 

 

On peut cependant rapprocher aussi ce dessin d'un assemblage réalisé par Man Ray en 1933 et intitulé Mire universelle, dans la mesure où il existe entre ces deux œuvres d'évidentes analogies structurelles et thématiques. La présence de trois figures géométriques au premier plan est la plus évidente : leur dimension phallique l'est aussi. Si l'on suit l'interprétation d'Arturo Schwarz (2), La Mire universelle évoque la tentation de l'inceste ; mais le bras coupé posé au premier plan indique un châtiment que l'artiste s'inflige à lui-même, une castration qui l'empêche de transgresser l'interdit. En revanche, dans le dessin de « L'espion », la main s'empare avec fermeté de l'objet désiré, quitte à sembler en être transpercée.

Man Ray - Mire universelle, 1933


La deuxième analogie tient au thème du regard. A l'arrière-plan de son assemblage, Man Ray a collé une mire universelle, c'est-à-dire un quadrillage destiné à régler la mise au point des objectifs d'un appareil photographique. Cet accessoire technique présente une étrange similitude avec la fenêtre de « L'espion », à la différence près que le spectateur de l'assemblage se trouve devant l'objet, et regarde en direction de la mire, tandis que dans le dessin, le spectateur est en quelque sorte dédoublé : l'un se trouve derrière la fenêtre et regarde à travers les lattes des persiennes, sans être reconnu, tandis que le spectateur principal observe à la fois le spectacle et le voyeur. Ce qui nous conduit à nous interroger à présent sur le sens de cette mise en scène et de ce regard intrusif.

 

3. La première question à se poser est celle de savoir si un incident éventuel a pu déclencher le processus créatif aboutissant au dessin. La datation de 1936 Mougins en bas de la pyramide ne nous avance guère. Si un voyeur a effectivement perturbé un échange érotique quelconque, pendant l'été où les amis s'étaient rassemblés pour la première fois sur la Côte d'Azur, nous n'en saurons jamais rien : il ne s'agit pas d'un événement qui laisse des traces écrites. Il faut donc chercher autre chose.


Man Ray - Le voyeur, 1965

Man Ray - Le voyeur (Peeping Tom), 1975


Or il se trouve que pendant les dix dernières années de sa vie, Man Ray a composé plusieurs assemblages réalisés de manière très simple : il prenait une boîte de cigares vide, dans laquelle il incrustait un petit judas optique ou œilleton (peep-hole ou spy-hole en anglais). On voit que le titre de son dessin « L'espion » correspondait pour lui au titre de ces assemblages, « Le Voyeur », ou encore « Peeping Tom », en référence à la légende de lady Godiva. Celle-ci, pour obtenir de son mari l'annulation des impôts qui écrasaient Coventry, avait accepté de traverser toute la ville, nue sur son cheval, à la condition expresse qu'aucun des habitants ne la regarderait passer. Un certain Tom désobéit, mais le châtiment de Dieu fut immédiat : le voyeur en perdit la vue.

Man Ray, avec son esprit farcesque habituel, avait fabriqué cet objet pour épingler gentiment le voyeurisme de tout un chacun : l'œil était irrésistiblement attiré par le trou, regardait à l'intérieur... et ne voyait évidemment que le fond d'une boîte de cigares...

 

Cette tendance au voyeurisme, cette pulsion scopique, était particulièrement singulière chez un homme comme Eluard, qui, sans manifester la moindre possessivité, n'avait pas hésité à travailler une première fois avec Man Ray pour publier dans Facile toute une série de photos de Nusch dans des poses que sa totale nudité rendait très suggestives, avec des poèmes en regard qui transcendaient cet érotisme par la sublimation de Nusch en une sorte de déesse universelle. Par ailleurs, on sait par de nombreux témoignages qu'Eluard proposait volontiers sa Nusch adorée à ses amis, trouvant son compte et sa jouissance dans le spectacle (ou l'imagination) de sa jouissance à elle. Voici ce qu'en dit Chantal Vieuille, dans sa monographie sur Nusch Eluard :


« Paul rêve. Paul aime rêver au corps de Nusch. Il jouit en pensant au corps de Nusch en train de jouir. L'amour physique revêt une ardeur démesurée parce qu'il est cérébral. Paul prend possession du corps de Nusch par des jeux subtils de l'esprit. Paul et Nusch partagent des secrets érotiques impubliables qui scellent leur serment d'amour. Tous les mots circulent au sujet du poète depuis qu'il partage ses nuits et ses jours avec Nusch : pervers sexuel, obsédé, partouzard, libertin, mais aussi impuissant. Pour certains, son comportement traduit celui d'un homosexuel refoulé. Pour d'autres, il évoque le type même du candaulisme, caractéristique d'un homme qui éprouve son plaisir en faisant aimer sa femme par un autre homme. Eluard ne variera jamais dans son engagement : « La cause que je défends est aussi celle de l'amour » proclame-t-il dans le numéro 12 de la Révolution surréaliste. On oublie à quel point Paul Eluard souffre de son corps malade ; on ne compte plus le nombre de séjours en clinique ou en sanatorium ; on ne mesure pas la volonté inouïe d'Eluard qui lutte contre la maladie pour préserver la flamme d'amour car, il l'avoue, son corps « est aimanté » par celui de Nusch.» (3)


Faut-il pour autant expliquer le dessin de Man Ray par cette particularité, et imaginer que la figure qui se cache derrière la fenêtre pourrait être celle d'Eluard ? Nous le ne croyons pas pour au moins deux raisons : d'abord parce qu'Eluard assumait parfaitement ses pulsions et ne se dissimulait pas ainsi derrière un volet ; le représenter dans une situation d'espion (ou de voyeur) aurait été fort désobligeant de la part de Man Ray, et s'il l'avait interprété ainsi, Eluard n'aurait pas retenu le dessin pour le recueil. Et surtout, il n'y a aucune raison pour que Man Ray ait éprouvé le besoin de dessiner ce qui ne le choquait pas et ne le concernait pas personnellement, dans la mesure où, nous allons le voir à présent, la plupart de ses dessins importants constituent en fait de véritables autoportraits subjectifs, voire fantasmatiques.

 


L'autoportrait de Man Ray daté de 1936 qui figure à la fin du recueil des Mains libres peut en effet nous permettre d'avancer une nouvelle hypothèse. Il présente la particularité de dissimuler presque totalement ses yeux, comme les lattes des persiennes dissimulent presque totalement l'identité du personnage qui se cache derrière la fenêtre du dessin de « l'Espion  ». Que peut-on tirer de cette analogie ?

Nous avons tenté de montrer dans notre analyse de cet autoportrait que ces lunettes peuvent être interprétées de deux façons, qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre :

Le photographe est donc en position objective de voyeur, toujours à guetter l'instant où le modèle cessera de poser, d'être artificiel, et se laissera arracher une seconde de vie intérieure, authentique, sans masque, qu'il soit d'ailleurs nu ou habillé..


On peut donc prendre pour hypothèse que le voyeur du dessin, s'il s'agit de la transposition onirique d'un photographe filtrant le monde en permanence derrière des verres et des cadres géométriques, pourrait bien être Man Ray lui-même. La mise en scène devient alors intéressante, puisque la main qui serre la pyramide est aussi la sienne, conformément à son habitude de jouer sur les mots : cette main d'homme est celle de Man. Le dessinateur Man Ray se montre à la fois dans sa dimension intime, en transposant en symboles ce qui est à l'évidence un fantasme de préhension sexuelle, et il se représente aussi dans sa seconde nature de voyeur professionnel.

Ce dédoublement est narcissique, et fonctionne sur un mode compensatoire, à partir du moment où la situation observée et fixée par une technique artistique quelconque, photographie ou dessin, est celle d'une prise de pouvoir sur un objet féminin. On ne peut pas ne pas penser aux photographies érotiques que Man Ray a prises de lui-même, et qui constituent toutes des autoportraits dans lesquels il laisse libre cours à ses fantasmes : en nous les donnant à voir, il nous transforme nous-mêmes en voyeurs...




© Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP
© Smithsonian American Art Museum
© RMN


(1) Interview de Man Ray par Caméra, n° 2, Lucerne, février 1975, in Man Ray, Ce que je suis et autres textes, Hoëbeke, 1998, p.22
(2) Arturo Schwarz - Man Ray, the rigour of imagination, Thames & Hudson, 1977, pp.167-188.
(3) Chantal Vieuille - Nusch, portrait d'une muse du Surréalisme, Artelittera, 2010, pp.60-61.