Man Ray - Pouvoir, 1937

Man Ray - Pouvoir, 1971

Man Ray - Pouvoir, 1937


1. Comme Narcisse ou le Nu ailé, ce dessin de Man Ray a donné lieu à une réinterprétation en bronze en 1971. Le résultat est nettement moins pertinent que pour Narcisse : le fondeur, manifestement gêné par l'interruption des marges, a reconstitué la totalité de la main droite et du haut de la tête de la femme mais coupé sa main gauche, mutilation qui n'a guère de sens si l'on considère la sculpture isolément, sans connaître le modèle graphique qui l'a inspirée.

Le dessin de 1937 met en scène une situation de prédation qui justifie le titre « Pouvoir ». Une main humaine, de taille démesurée, serre violemment de ses doigts crispés et nerveux la taille et le bassin d'une femme que sa totale nudité rend encore plus vulnérable. Les détails anatomiques du poignet de l'agresseur suggèrent une violente tension musculaire. La femme écarte et lève les bras, peut-être en signe de supplication, et cherche à s'échapper vers les marges du dessin, en se cambrant et en détournant son visage. La bouche à demi ouverte pousse un cri que ne peut faire entendre le dessin, qui relève d'un art visuel. La composition suggère, en les opposant, un mouvement centripète, esquissé par une ligne droite orientée vers le sexe de la femme (point central manifeste de la convoitise du prédateur, vers lequel convergent les trois doigts qui ne servent pas à la préhension), et un mouvement centrifuge exprimé par une ligne courbe qui, d'abord parallèle à la droite tant qu'elle suit les jambes de la femme, s'en écarte ensuite pour dessiner une diagonale divergente du sexe à la bouche en passant par les seins, les trois pôles érotiques majeurs. C'est donc essentiellement la disposition des formes et des lignes directrices qui permet d'imaginer le mouvement et la tension entre deux volontés antagoniques. Quant au cadrage du dessin, de type cinématographique, il fonctionne selon un point de vue subjectif qui place le spectateur dans la position même du prédateur soulevant sa proie à la hauteur de son regard.

Un tel dessin semble résumer à lui seul deux motifs particulièrement présents dans les dessins de Man Ray dans les Mains libres, la main et le nu féminin. Il rappelle aussi l'importance des thèmes érotiques sadiens, sinon sadiques, qui intéressaient beaucoup Man Ray, comme on a pu le voir dans l'analyse de la Mort inutile en particulier. Arturo Schwartz, qui consacre plusieurs pages dans The rigour of imagination à cette fascination pour Sade, rapporte une réponse de Man Ray à propos d'objets qui pouvaient sembler bien révélateurs d'une éventuelle perversité : « I did them because I would hate doing anything like them in real life, but at the same time these dream situations gave me pleasure, so I realized them in art.» (Thames and Hudson, 1977, p.187) En d'autres termes, l'art a, comme le rêve, un pouvoir cathartique et compensatoire : il assume une fonction de libération qui n'implique pas que l'individu s'autorise les mêmes débordements dans la vie réelle vis-à-vis de ses semblables, hommes ou femmes. Le dessin Pouvoir peut donc relever d'un fantasme érotique personnel, sans qu'il faille en déduire quoi que ce soit sur la dangerosité de Man Ray...

D'autant que le sujet et son cadrage ne peuvent manquer de rappeler en particulier les fameuses scènes du film King Kong de 1933, réalisé par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, au cours desquelles le monstrueux gorille prenait dans sa main et approchait de son visage une Fay Wray totalement terrorisée et éperdue... Ce film avait été adoré des surréalistes pour son érotisme sauvage et sa poésie des profondeurs.



Certes, la main du dessin de Man Ray semble bien humaine et non simiesque, mais le détour par King Kong peut attirer l'attention sur sa disproportion, et donc sur le caractère fortement onirique voire mythique de la scène représentée. Exprimant un fantasme de pouvoir si l'on se place du point de vue du prédateur (et le spectateur est effectivement mis subjectivement à cette place), elle relève tout autant d'un cauchemar donnant à voir la terreur de la proie prise au piège et menacée de viol. Le dessin de Man Ray est donc ambivalent : il représente une situation archétypale universelle, invitant n'importe quel spectateur à une participation affective autant qu'à une réflexion/réflection sur lui-même. L'être humain est tour à tour proie et prédateur, et dans tous les cas, la violence pulsionnelle du couple Eros / Thanatos est constitutive de sa nature profonde, même si l'éducation reçue et la vie en société l'ont obligé à la refouler dans les profondeurs de son inconscient.

 

2. Le poème d'Eluard inspiré par le dessin est en général déprécié par les critiques, dans la mesure où il semble de prime abord se contenter de ce que l'antiquité grecque nommait une ekphrasis, c'est-à-dire la description d'une œuvre d'art, sans introduire les écarts auxquels la plupart des autres poèmes nous ont habitués. Jean-Charles Gateau écrit par exemple : « Pouvoir est l'un des rares poèmes où Eluard se tient dans l'immanence descriptive.» (1)

Il la saisit au vol
L'empoigne par le milieu du corps
La ceinturant de ses doigts robustes
Il la réduit à l'impuissance

Vertige la main dominante
Couvre toutes les distances
Sans plus bouger que sa proie.

Effectivement, le quatrain semble se contenter de décrire le mouvement de la scène pendant que le tercet évoque son immobilisation. Rien de bien original, donc, mais il vaut la peine d'y regarder de plus près, en commençant par se demander ce qu'au fond le poème ajoute au dessin :

  1. le mouvement et la temporalité

    Même si le présent des verbes est aussi celui de la description, il a surtout une valeur de narration simultanée. La succession des quatre verbes d'action suggère une progression dans la prédation en quatre étapes : « il la saisit », « l'empoigne », « la ceinturant », « il la réduit ». Le langage introduit la possibilité d'une chronologie, là où le dessin doit se contenter d'un arrêt sur image, dont rend compte le dernier vers qui décrit le résultat de l'immobilisation : « sans plus bouger que sa proie ». Il est ainsi très fréquent que la description d'une ekphrasis tienne compte de tous les indices que donne l'œuvre d'art (identification et gestes des personnages, lignes de force de la composition, répartition des masses, etc) pour tenter de reconstituer ce qui a pu se passer, de raconter une histoire...

  2. le son

    La deuxième supériorité de l'œuvre d'art qui recourt au langage est qu'elle dispose de la possibilité de faire entendre des sons, à condition que la lecture s'effectue à voix haute, et non pas seulement avec le regard. Dans ce cas, le lecteur pourra être sensible à la stridence des [i] seuls ou en combinaison avec des [t] et des [s] :

    « Il la saisit au vol, Il la réduit à l'impuissance, vertige, dominante, distances »

    La fulgurance du vol (de la femme-oiseau) et de sa capture sont suggérées par la rapidité de l'hexamètre initial et les liquides et constrictives du premier vers, sifflantes [s], [z] et fricatives [v] : « il la saisit au vol », la force brutale du prédateur par deux bilabiales [p] et une gutturale [k] accentuant l'effet de martèlement des deux derniers monosyllabes :

    « L'empoigne par le milieu du corps »,
    et ainsi de suite.

  3. le commentaire et donc la possibilité d'une nouvelle interprétation

    Et surtout, la force poétique du langage permet de suggérer bien plus qu'il ne dit, en particulier par les glissements lexicaux et grammaticaux.

    • le dernier vers du quatrain permet en effet un premier glissement, dans la mesure où il ajoute une appréciation subjective à la description précédente. La phrase « Il la réduit à l'impuissance » constitue un commentaire de la situation : après une série de quatre verbes d'action, le nom abstrait « impuissance » explicite l'état physique et psychique de la victime mise à présent dans l'incapacité de se défendre et d'échapper. L'abstraction indique une prise de conscience, et donc de distance critique par rapport à la situation observée.

    • les mots désignant les protagonistes évoluent alors dans le tercet, de même que leurs fonctions grammaticales. Les pronoms « il » et « la » se répartissaient les rôles de manière identique dans les quatre premiers vers, « il » (entité masculine anonyme) étant sujet de verbes d'actions que subissait « la » (entité féminine tout aussi anonyme) en fonction de complément d'objet direct, avec des anaphores quasiment mécaniques. Dans le deuxième tercet au contraire, ce couple est remplacé par « la main » et « sa proie », tous deux en position de sujet : « la main couvre / sans plus bouger que sa proie [ne bouge] ».

    • quelle est cette main ? Eluard écrit « la main dominante » là où nous aurions plus volontiers attendu « la main dominatrice », ce qui est différent. Si « la main dominatrice », celle qui exerce sa domination, correspond bien à celle du dessin, « la main dominante » est une expression qui désigne couramment celle des deux mains qui domine l'autre parce que la plupart des individus ont une préférence manuelle ; c'est donc la main à laquelle on recourt spontanément pour la préhension, en particulier pour les actions nécessitant de la force ou de la précision : la main droite pour les droitiers, et la gauche pour les gauchers. « La main dominante » ne se réfère donc pas seulement à la scène représentée sur le dessin, le prédateur ayant spontanément tendu sa main droite pour attraper sa proie, elle nous renvoie bien plus probablement à la main du dessinateur, et à celle du poète : mais pour saisir quelle proie ? et couvrir quelles distances ?

    • lorsqu'un peintre dessine le modèle qu'il a sous les yeux dans son atelier, ce modèle se trouve à une certaine distance spatiale, de l'ordre de quelques mètres ; or la vue du peintre assis devant le modèle franchit cette distance, et le cerveau commande à la main de reproduire cela sur le papier posé sur ses genoux, sa table ou son chevalet, à quelques centimètres de ses yeux. Ces deux phénomènes sensoriels, vue et mouvement de la main, « couvrent toutes les distances » sans obliger l'artiste à bouger, ce qui est vertigineux si l'on prend la peine d'y penser. Lorsque l'artiste, dessinateur ou poète, capture au passage l'une de ces images venues des profondeurs de son subconscient et lui donne une matérialité de lignes ou de mots sur la feuille blanche, la distance franchie par ces images est elle aussi à la fois immobile et vertigineuse. Lorsque Man Ray associe dans le dessin de l'Evidence cinq ou six images venues du fond de sa mémoire, de ses fantasmes, ou même simplement de ses archives, il franchit sans bouger les infinies distances du Temps. Lorsqu'Eluard écrit dans L'Arbre-Rose « La rosée brûle de fleurir », sa méta-phore (étymologiquement le transport d'un point à un autre) franchit sans bouger les distances qui dans la réalité séparent les quatre éléments, les mondes animé et inanimé, les phénomènes de destruction et de naissance, etc. Et lorsqu'Eluard découvre le dessin de Man Ray et qu'avec ses propres mots il illustre (au sens d'illuminer) ce que lui inspire l'image qu'il a sous les yeux, en établissant un pont artistique entre ces expériences, ces sensibilités et ces univers pourtant différents, cette projection d'un désir vers un autre, d'une main créatrice tendue vers une autre créatrice, cherchant à s'enrichir de ces différences, une telle démarche est elle aussi à la fois immobile et vertigineuse. Tel est le pouvoir de l'art - et de l'amitié.


(1) Jean-Charles Gateau - Paul Eluard et la peinture surréaliste, Droz, 1982, p.283.


© Agnès Vinas
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