Le personnage de Jocaste, relégué au second plan
               dans l’antiquité, même si elle joue à
               l’évidence un rôle majeur dans le
               récit mythique, a peu à peu pris une importance
               plus marquée chez les dramaturges modernes qui ont
               développé son caractère et même ses actes.
               Les critiques littéraires se sont toutefois peu
               penchés sur le personnage, et c’est son
               entrée dans la psychanalyse qui va lui donner une place
               prépondérante, dont nous évoquerons les
               querelles qu’elle a suscitées.
            
Jocaste de Sophocle à Pasolini
| La tragédie de Sophocle Helléniste contre psychanalyste Film de Pasolini | 
Fonction dramatique
- Chez Sophocle :
               Rappelons que dans le théâtre de Sophocle, trois
               acteurs se partagent tous les rôles. Raphaël
               Dreyfus (1) pose comme hypothèse
               que celui de Jocaste est interprété par le
               deutéragoniste (« deuxième acteur »)
               qui assumait aussi celui du prêtre (dans le prologue) et
               du serviteur de Laïos, peut-être aussi celui du
               messager du palais.
            
               Jocaste n’apparaît sur scène que deux fois,
               au milieu du deuxième épisode et les deux tiers du
               troisième épisode avant de rentrer
               « éperdue » dans le palais pour ne jamais en
               ressortir ; elle prononce 118 vers au total, soit 7,7% de
               l’ensemble des vers ou 9% des paroles des
               personnages.
            
               Peu de paroles donc, mais sa première intervention est
               significative, puisqu’elle calme avec une certaine
               autorité la querelle entre Œdipe et Créon,
               montrant ainsi un aspect du personnage de Jocaste :
               « N’avez-vous pas honte, lorsque votre
               pays souffre ce qu’il souffre, de remuer ainsi vos
               rancunes privées ? (à Œdipe)
               Allons, rentre au palais. Et toi chez toi, Créon. »
            
Quant à son récit de la mort de Laïos, il occupe une position centrale au cœur de la tragédie, constituant un pivot autour duquel l'action bascule dans une nouvelle direction, incitant Œdipe à s’interroger sur lui-même ; quant à sa dernière intervention, elle clôt la révélation dans son ultime effort pour sauver celui qu’elle sait désormais être son fils.
- Chez Pasolini
               Si l’on ne considère, dans un premier temps, que la
               partie mythique du film, Œdipe arrive à
               Thèbes à la quarante-septième minute et
               cette partie jusqu’à sa mutilation dure
               quarante-six minutes. Jocaste est alors omniprésente,
               depuis sa première apparition devant les murs de
               Thèbes jusqu’à son suicide.
               Omniprésente par ses apparitions, même furtives,
               mais aussi par les plans montrant la fenêtre de chambre
               nuptiale vers laquelle se portent les regards
               d’Œdipe. Physiquement présente, elle occupe
               au minimum dix-sept minutes soit 37% de cette partie. À
               quoi l’on peut ajouter les dix minutes du prologue,
               où la mère est jouée par la même
               actrice. Omniprésence donc, mais la plupart du temps,
               Jocaste ne parle pas, elle écoute, elle veille… et
               ne s’exprimera que dans la longue scène du
               jardin.
            
               Si les paroles de Jocaste sont les mêmes dans la
               tragédie de Sophocle et dans le film de Pasolini, le
               personnage de Jocaste n’a pour autant ni la même
               présence ni la même personnalité.
            
               La différence tient en premier lieu à
               l’interprétation psychanalytique que l’on
               peut avoir ou non de ce personnage. Nous proposerons dans un
               premier temps quelques analyses inscrivant le personnage dans la
               Grèce antique, avant d’évoquer rapidement la
               querelle entre hellénistes et psychanalystes, pour
               finalement laisser la place au personnage de Jocaste vu par
               Pasolini, déclarant nettement : « Dans 
               Œdipe, je raconte l'histoire de mon propre
               complexe d'Œdipe. Le petit garçon du prologue,
               c'est moi, son père, c'est mon père, ancien
               officier d'infanterie, et la mère, une institutrice,
               c'est ma propre mère. Je raconte ma vie,
               mythifiée bien sûr, rendue épique par la
               légende d'Œdipe. »(2) La
               psychanalyse prendra alors toute sa place !
            
I/ La tragédie de Sophocle
Une dimension humaine
            
            
               Sans pour autant vouloir donner à un personnage de
               tragédie grecque une quelconque épaisseur
               psychologique puisque, dirait Jean-Pierre Vernant, une
               pièce tragique ne s’intéresse pas à
               la psychologie du personnage, nous proposons trois analyses qui
               donnent à Jocaste une présence humaine et la font
               sortir d’une simple fonctionnalité
               dramaturgique.
            
a) Gilberte Ronnet, 1969
| 
                        C'est la troisième fois que Sophocle met en
                        scène une femme mariée, mais c'est la
                        première qu'il montre une épouse
                        respectée par son mari : il avait
                        créé Déjanire, l'épouse
                        abandonnée et méprisée
                        d'Héraclès, Tecmesse, l'esclave d'Ajax,
                        qui n'a guère été pour lui qu'un
                        instrument de plaisir. Jocaste au contraire est
                        traitée par Œdipe presque avec
                        vénération : il emploie en lui parlant,
                        le verbe σέβειν
                        qu'on utilise en parlant des dieux. Est-ce dû à
                        la différence d'âge, qui est entre eux
                        exactement l'inverse de ce qui est normal en
                        Grèce, si l'on en croit Hésiode, ou au
                        fait que Jocaste était la détentrice du
                        pouvoir qu'Œdipe a été admis
                        à partager par son mariage ? Créon
                        affirme qu'elle participe à
                        égalité au gouvernement et Œdipe
                        déclare qu'elle obtient de lui tout ce qu'elle
                        veut. Mais il ne s'agit pas seulement d'une
                        autorité due aux circonstances de leur union, il
                        y a entre eux une véritable intimité ;
                        elle est la confidente à laquelle Œdipe
                        révèle ses pires angoisses : « Je
                        suis digne d'apprendre moi aussi ce qui t'afflige,
                        prince. — Et tu n'en seras certes pas
                        privée, au point d'angoisses où j'en suis
                        arrivé. À qui en effet dirais-je cela
                        plutôt qu'à toi ? » (v. 769-73)
                        […] 
                        Jocaste ne serait-elle que cette femme aimante mais
                        incapable de s'élever à la hauteur d'un
                        époux exceptionnel, qu'elle aurait
                        déjà son originalité : tandis que
                        Tecmesse n'a guère en vue que sa propre
                        sécurité, qui dépend de celle
                        d'Ajax, Jocaste, qui personnellement ne risque rien
                        dans la première partie de l'action, tremble
                        pour l'homme qu'elle aime, qu'elle voudrait sauver pour
                        lui-même. Mais Jocaste est aussi celle qui ne
                        croit pas aux oracles, et c'est surtout à ce
                        titre qu'elle a retenu l'attention des commentateurs.
                        Tous (à l'exception de Whitman) dénoncent
                        en elle l'impie qui cherche (et réussit selon
                        certains) à entraîner son mari dans sa
                        faute, et dont la mort est la juste punition ; Bonnard,
                        par exemple, est impitoyable pour cette
                        « âme réprouvée ».
                        Jocaste mérite-t-elle une telle
                        sévérité ? Il faut bien dire
                        d'abord qu'elle n'est pas impie, car elle
                        vénère Apollon, Apollon Lycien, à
                        qui elle apporte des offrandes au début du
                        troisième épisode : elle reconnaît
                        donc et l’existence des dieux, et leur pouvoir
                        d’intervention dans les affaires humaines. Ce
                        qu'elle nie, c'est que des hommes puissent
                        prétendre parler au nom des dieux : Loxias,
                        l'oracle qui a prédit que Laïos serait
                        tué par son fils, n'est pas
                        Phœbos-Apollon : « Un oracle fut jadis rendu
                        à Laïos, je ne dirai pas par Phœbos,
                        mais par ses serviteurs. » Or ce scepticisme
                        repose sur des faits : l'enfant est mort dès sa
                        naissance, et son père a été
                        tué par des brigands, donc l'oracle ne s'est pas
                        réalisé, donc il n'était pas la
                        voix du dieu. Conclusion pratique : Œdipe n'a pas
                        à tenir compte du nouvel oracle de Loxias, pas
                        plus que des racontars de Tirésias. Le
                        raisonnement serait irréfutable si les faits sur
                        lesquelles il s'appuie n'étaient
                        erronés ; l'enfant n'est pas mort et Laïos
                        n'a pas été tué par des brigands,
                        mais ce n'est pas la faute de Jocaste si le même
                        homme a menti sur les deux points. Il n'y a donc pas
                        lieu de s'indigner de son scepticisme : il arrivait,
                        bien aux Athéniens de mettre en doute tel ou tel
                        oracle de la Pythie, s'il était trop favorable
                        aux Perses ou aux Lacédémoniens... 
                        Mais il y a chez Jocaste plus que de
                        l'incrédulité : une sorte
                        d'hostilité contre les oracles : on le sent
                        à la violence de sa réaction dès
                        qu'Œdipe a prononcé le mot de
                        « devin ». C'est dire que
                        son scepticisme n'est pas d'ordre
                        intellectuel, mais affectif. Ce n'est pas que Jocaste
                        soit une fanatique de l'irréligion, un Voltaire
                        féminin «  écrasant
                        l'infâme » ; c'est simplement une
                        mère qui n'a pas pardonné la mort de son
                        fils. Je ne sais comment Maddalena l'accuse et lui fait
                        un crime d'avoir voulu, conjointement avec Laïos,
                        la mort de l'enfant. Il était parfaitement
                        licite à Athènes, comme partout en
                        Grèce, d'exposer un entant aussitôt sa
                        naissance ; mais la décision appartenait au
                        père. C'est bien ainsi que Jocaste
                        présente les choses : «  Un
                        oracle fut rendu à Laïos... Il fit jeter
                        l'enfant dans la montagne » ; si plus loin le
                        serviteur dit que l'enfant lui fut remis par sa
                        mère, c'est qu'il était évidemment
                        au gynécée, mais la jeune femme
                        obéissait à son mari. On comprend sans
                        peine qu'il soit resté de ces faits au
                        cœur de Jocaste une sourde rancune à
                        l'égard de l'oracle (et sans doute aussi,
                        inconsciemment, à l'égard de Laïos,
                        qu'elle ne plaint jamais, alors que, trente ans
                        après, elle appelle encore son petit 
                        ὁ  δύστηνος 
                        [malheureux] ; c'est peut-être pourquoi
                        elle prend si facilement son parti d'être
                        l'épouse du meurtrier). L'assassinat de
                        Laïos n'a fait qu'exaspérer sa
                        rancœur : ainsi l'enfant était mort pour
                        rien... Et voici qu'un devin, prétendant parler
                        lui aussi au nom d'Apollon, veut frapper maintenant le
                        jeune mari qui lui a enfin apporté le bonheur !
                        Kirkwood et Pohlenz ont bien vu que le scepticisme de
                        Jocaste n'est pas une philosophie, mais une
                        réaction de sa sensibilité
                        blessée ; toutefois, à notre avis, il
                        faut en chercher l'origine plus loin que dans le
                        désir de sauver son mari, dans toutes les
                        souffrances de son passé. 
                        Elle s'y accroche maintenant, comme au seul moyen de
                        sauver Œdipe de lui-même : avec quelle joie
                        elle salue ce qu'elle croit une nouvelle preuve de
                        l'impuissance de l'ennemi ! Encore une fois, elle
                        raisonne juste, malheureusement sur une base fausse.
                        Mais elle est assez intelligente pour comprendre
                        sur-Ie-champ ce que signifient les
                        révélations du Corinthien sur l'origine
                        d'Œdipe, et tout le désastre de sa vie lui
                        apparaît : avoir pleuré trente ans la mort
                        d'un fils pour découvrir maintenant que ce fils
                        est l'époux qu'elle aimait et qu'elle voulait
                        sauver, Ie meurtrier de son père ! Elle retourne
                        cette fois sa pensée vers Laïos, la
                        première victime, et fuit dans la mort
                        l'existence qui l'écrase. Non, Jocaste n'est pas
                        une « réprouvée »,
                        mais une malheureuse qui aura traversé la vie
                        sans pouvoir ni agir ni comprendre, sans avoir jamais
                        à prendre une initiative, mais en recevant tous
                        les coups. Certes, elle n'a pas la noblesse
                        héroïque, la force d'âme
                        d'Œdipe, elle est l'humanité moyenne,
                        honnête et bonne, mais impuissante devant les
                        pièges de la destinée. Gilberte Ronnet, Sophocle poète tragique, Paris, Éditions E de Boccard, 1969, p.126-129 | 
b) Georges Hoffman, 1990
| 
                        La tragédie de
                        Jocaste 
                        Jocaste et Œdipe incarnent au plus haut niveau le
                        symbolisme tragique, mais le dramaturge assure aussi
                        à leur personne une présence totalement
                        humaine : celle, pour Jocaste, de la femme
                        pendue (1263/242) de la « misérable
                        (qui) enfanta un époux de son époux et
                        des enfants de ses enfants ! » (1249-1250/241).
                        D'emblée Sophocle impose une relation
                        puissamment affective entre Jocaste et Œdipe. Il
                        ne se fait pas prier pour accorder la vie sauve
                        à Créon et se confie à elle :
                        « O très chère femme, Jocaste que
                        j'aime » (950/230). Bien sûr 
                        Œdipe Roi est une tragédie sans amour
                        au sens où Corneille et Voltaire l'entendent.
                        Mais Œdipe et Jocaste s'aiment. Jocaste aime,
                        avec toute l'horreur qui en résultera, 
                        maternellement Œdipe. Elle sépare
                        Œdipe et Créon, son époux et son
                        frère, enfants en train de se battre, comme une
                        mère équitable, même si tout
                        atteste qu'elle préfère Œdipe. Mais
                        Jocaste, nous l'apprenons de sa bouche, a un
                        passé chargé de douleurs, une histoire
                        qui explique son impiété farouche.
                        « Tu verras que jamais créature humaine ne
                        posséda rien de l'art de prédire »
                        (708-709/222). Elle confie à Œdipe
                        l'échec des « voix
                        prophétiques » (723/ 222) qui lui ont
                        coûté la mort de son enfant, enfouie dans
                        l'apparence de l'oubli. Quand Œdipe constate,
                        grâce au message du Corinthien, que l'oracle a
                        été déjoué, Jocaste
                        remarque : «  N'était-ce donc pas
                        là ce que je te disais depuis bien
                        longtemps ? » (973/230). Œdipe redoute-t-il
                        la partie de l'oracle qui concerne sa mère ? Il
                        n'y a rien à craindre, pour Jocaste, de cet
                        hymen, si souvent rêvé. Son fatalisme
                        sceptique semble devoir lui épargner
                        d'être la victime de la tragédie puisque
                        la tragédie a, pour elle, déjà eu
                        lieu. « Et qu'aurait donc à craindre un
                        mortel, jouet du destin, qui ne peut rien
                        prévoir de sûr ? » (977-978/231).
                        « Celui qui attache le moins d'importance
                        à pareilles choses est celui qui supporte le
                        plus aisément la vie » (982-983/231).
                        Jocaste ne veut plus croire en la tragédie : son
                        aveuglement, sa démesure seront punis comme il
                        convient, sans pitié. Mais elle tremble pour
                        Œdipe. Quand elle comprend qu'une nouvelle
                        tragédie va avoir lieu — toujours la
                        même — elle va tout faire, en vain, pour
                        empêcher Œdipe d'aller au-devant d'une
                        vérité dont il ne pourra être que
                        la victime. « L'énormité de
                        Jocaste, celle qui vient de sa détresse
                        à elle, c'est sa disposition à accueillir
                        l'apparence, même cette apparence-là, pour
                        préserver la vie de son époux. »(3) Et c'est sa double
                        tragédie : car non seulement elle
                        découvre la même horreur qu'Œdipe
                        mais elle ne peut, une nouvelle fois, empêcher
                        la mort de son enfant. Tragique de
                        répétition, Laïos l'a tuée
                        autrefois en faisant exposer le nouveau-né ;
                        Œdipe, impitoyable, la tue en voulant savoir la
                        vérité. 
                        Jocaste invite en vain Œdipe à l'oubli ;
                        elle, elle se souvient ; elle va tenter de sauver 
                        son enfant, quelle que soit sa souffrance de
                        savoir qu'il est son enfant. « Si tu tiens
                        à ta vie, non, n'y songe plus. C'est assez que
                        je souffre, moi ! » (1060-1061/234). Mais Œdipe ne
                        tient pas à la vie. Il préfère la
                        vérité à sa mère. Telle est
                        la naissance tragique d'Œdipe. 
                        La rupture qui précède cette mort,
                        pathétique échange entre Jocaste qui sait
                        la vérité et Œdipe qui veut la
                        savoir et auquel elle veut la cacher, est le sommet
                        d'une tragédie de l'aveuglement et de
                        l'inconscience. Jocaste, tragique figure de la
                        maternité, doit donc aller seule au terme de son
                        destin, indissociable, malgré le
                        déchirement et les chemins
                        séparés, de son époux-enfant
                        auquel elle est unie totalement par l'accomplissement
                        de la faute des fautes, dont ils sont les coupables
                        innocents. Georges Hoffmann, Sophocle - Œdipe Roi, Paris, PUF Études littéraires, 1990, p.103 | 
c) Jacques Scherer, 1987
| 
                        Même lorsqu'elle assume la situation sexuelle qui
                        lui est imposée, Jocaste, par ses
                        réactions comme par ses absences de
                        réactions, manifeste qu'elle n'occupe, en tant
                        que femme, qu'une place assez humble dans la
                        société grecque contemporaine. Ses deux
                        mariages font qu'elle appartient successivement
                        à deux générations, celle de
                        Laïos, puis celle d'Œdipe. C'est comme si
                        elle avait, l'une après l'autre, deux vies. Dans
                        la première, elle partage les problèmes
                        de Laïos et accepte les mêmes solutions que
                        lui : d'abord ne pas avoir d'enfant, puis,
                        l'enfant venu, l'exposer. Elle n'a pas de
                        volonté propre. Même passivité au
                        début de sa relation avec Œdipe : elle
                        accepte de l'épouser par raison d'État et
                        lui donne quatre enfants. 
                        Mais, le drame connu, elle est punie bien plus durement
                        que lui : Œdipe, parricide et incestueux, n'est
                        qu'aveuglé ; dans certaines versions il n'est
                        pas exilé et reste à
                        Thèbes ; Jocaste, qui n'est en rien parricide,
                        est, pour le même inceste, punie de mort. Par ces
                        jugements qu'ils portent sur eux-mêmes, les
                        personnages montrent bien que la justice n'est pas la
                        même pour les hommes et pour les femmes et ne
                        laissent aucun doute sur le sexe dominant. 
                        L'événement essentiel qui inaugure la
                        deuxième vie de Jocaste est son mariage avec
                        Œdipe. Ce mariage est surdéterminé,
                        en ce qu'il se justifie par deux motivations. La
                        première, la seule inscrite explicitement dans
                        le mythe, est que la royauté est la
                        récompense promise par Créon,
                        régent ou roi depuis la mort de Laïos, au
                        vainqueur du Sphinx. Le Sphinx avait
                        dévoré de nombreux Thébains, dont
                        Hémon, fils de Créon. Mais sur le plan
                        politique, il faut ajouter que la source de la
                        légitimité restait Jocaste ;
                        Créon, qui ne pouvait épouser sa
                        sœur, n'était qu'une solution d'attente ;
                        un fils de roi disponible consoliderait la dynastie ;
                        or, justement Œdipe passait pour le fils du roi
                        de Corinthe et apportait avec lui l'alliance de
                        Corinthe, bien utile contre l'impérialisme
                        athénien. Le mariage était donc
                        doublement inévitable. Jacques Scherer, Dramaturgies d’Œdipe, Paris, PUF, coll. « écriture », 1987, p.46-47 | 
Récapitulons les principaux traits de la Jocaste de Sophocle :
- 
                  Rien d’ambigu chez Sophocle : un mariage politique qui
                  donne naissance à un couple uni.
 
 
- 
                  De bon conseil, elle sait calmer les colères
                  d’Œdipe ; c’est ce que rappelle le
                  Coryphée aux vers 631-633 « Mais je vois Jocaste
                  sortir justement du palais. Il faut qu’elle vous aide
                  à régler la querelle qui vous a mis aux
                  prises(4) », ce qu’elle
                  fait aussitôt. Il écoute ses conseils quand elle
                  lui demande d'oublier sa querelle avec Créon :
                  « Au nom des dieux, Œdipe, sur ce
                  point-là, crois-le. Respecte sa parole – les
                  dieux en sont garants – respecte-moi aussi, et tous
                  ceux qui sont là. » (vers 646-648). Notons
                  d’ailleurs qu’à ce moment-là le
                  Chœur continue de s’adresser au seul Œdipe.
                  Quand Jocaste lui demande de quoi il était question,
                  le Chœur répond : « C’est assez, bien
                  assez ! » sans donner plus d’explications.
 
 Par contre, Œdipe accepte de parler avec elle de cette querelle :
 
 Jocaste : Au nom des dieux, dis-moi, seigneur, ce qui a bien pu, chez toi, soulever pareille colère.
 Œdipe : Oui, je te le dirai. Je te respecte, (femme/ γύναι n’est pas traduit par Paul Mazon) toi, plus que tous ceux-là. (vers 697-700)
 
 
- 
                  Elle est la confidente à qui Œdipe
                  révèle ses angoisses.
 
 Jocaste […] Mais moi aussi, ne mérité-je pas d’apprendre ce qui te tourmente, seigneur ?
 Œdipe : Je ne saurai te dire non : mon anxiété est trop grande. Quel confident plus précieux pourrais-je donc avoir que toi, au milieu d’une telle épreuve ? (vers 769-773)
 
 
- 
                  Ils partagent un amour et une tendresse
                  réciproques.
 
 « Jocaste ma très chère épouse (φίλτατον) » dit Œdipe au vers 950 par exemple ; quant à l’amour que porte Jocaste à Œdipe, savoir s’il est maternel ou conjugal nécessiterait d’entrer plus avant dans une psychologie que rien dans la pièce ne permet de discerner. Être protectrice n’est pas l’apanage des seules mères !
 
 Mais il est manifeste qu’elle fait tout pour sauver celui qu’elle aime, même si taire sa douleur en est le prix. « Si tu tiens à la vie, non, n’y songe plus. C’est assez que je souffre, moi. » (vers 1061)
 
 
- 
                  L’impiété discutée de Jocaste.
                  Certains critiques ont cherché à rendre Jocaste
                  coupable d’hybris, responsable même de la
                  tragédie qui s’abat sur le couple. Il
                  apparaît pourtant clairement que ce n'est pas des
                  dieux que se méfie Jocaste mais de leurs
                  médiateurs : les oracles sont en effet transmis par un
                  humain, prêtre ou prêtresse.
 
 Jocaste. « Jamais créature humaine ne posséda rien de l’art de prédire. Et je vais t’en donner la preuve en peu de mots. Un oracle arriva jadis à Laïos, non d’Apollon lui-même, mais de ses serviteurs. […] C’était bien pourtant le destin que des voix prophétiques nous avaient signifié ! De ces voix-là, ne tiens donc aucun compte. Les choses dont un dieu poursuit l’achèvement, il saura bien les révéler lui-même. » (vers 708-725) et plus loin « Désormais en matière de prophéties, je ne tiendrai pas plus compte de ceci que de cela. » (vers 858), à savoir la prophétie faite à Laïos et celle faite à Œdipe.
 
 Jocaste se méfie des oracles mais prie le dieu Apollon.
               Une fonction politique
        
            
               Après sa victoire sur le Sphinx, c’est 
               par son mariage avec la reine Jocaste
               qu’Œdipe accède à la royauté,
               elle est reine, il devient turannos et ils partagent
               tous deux les « prérogatives royales ». Mais
               si « c’est la femme qu’on épouse qui
               confère la royauté » comme le fait remarquer
               Louis Gernet à propos du tyran Pisistrate(5),
               ce n’est pas pour autant la femme, même reine, qui
               gouverne la cité. Œdipe et Jocaste sont de rang
               égal, Créon le rappelle : «
               Ἄρχεις δ´ ἐκείνῃ ταὐτὰ γῆς ἴσον νέμων; » (vers 579)
               traduit par « Et tu commandes avec elle, ayant une part
               égale de puissance ? » par Charles Marie
               René Leconte de Lisle en 1877, mais qu’il vaut
               mieux traduire par « Tu règnes avec elle sur cette
               terre, à égalité de droit avec elle »
               comme le fait Marie-Rose Rougier en 1994(6),
               précisant qu’Œdipe a eu
               délégation du pouvoir et qu’il assure
               l’essentiel de la charge royale, mais que Jocaste,
               à travers son mari, conserve tous ses droits. De toute
               manière elle est la reine de
               l’oikos.
            
              Une lecture anthropologique
      
            
               Marie Delcourt dans Œdipe ou la
               légende du Conquérant (1944
               réédité en 1981) montre que
               l’histoire d’Œdipe est le plus complet des
               mythes politiques, dont les éléments constitutifs
               remontent au passé lointain de la Grèce : chaque
               étape de son parcours retrace un moment dans
               l’accession au pouvoir qui était conquis et
               conservé grâce à des rites
               spécifiques, dont la signification s'est peu à peu
               perdue.
            
               Ce que Marie Delcourt discerne à travers
               l’épisode du mariage avec Jocaste, c’est
               bien, à nouveau, un rite d’habilitation royale, de
               conquête du pouvoir.  Mais la particularité de ce
               mythe est évidemment que la reine qu’il
               épouse est également sa mère. Or
               l’union avec la mère est le dernier des six
               thèmes(7).
            
               Il faut comprendre cette combinaison – mariage avec la
               princesse et union avec la mère – comme une union
               symbolique avec la terre-mère. Les métaphores
               relatives à l'inceste entre Œdipe et Jocaste,
               notamment celle du champ labouré (vers 1211 à
               1213), ou du sillon ensemencé (vers 1257 et vers 14014)
               rappellent cette origine primitive et lointaine du mythe.
            
               Quant à la réplique de Jocaste : « Ne
               redoute pas l’hymen d’une mère : bien des
               mortels ont déjà dans leurs rêves
               partagé le lit maternel. Celui qui attache le moins
               d’importance à pareilles choses est aussi celui qui
               supporte le plus aisément la vie » (vers 980-982)
               (Mazon traduit par « partager le lit » le verbe
               ξυνηυνάσθησαν
               qui littéralement signifie « s’unir
               à », « avoir des relations sexuelles »)
               que Freud a prise comme illustration de sa thèse et qui
               sera tant citée par les psychanalystes, elle prend une
               tout autre explication si l’on se réfère
               à l’analyse des rêves que pratiquaient les
               Anciens. Ce rêve ne serait que l’annonce d’un
               avènement royal.
            
               On a en effet d’autres exemples de ce rêve,
               où celui-ci est compris comme ayant une valeur
               métaphorique. Hérodote rapporte qu’Hippias,
               fils de Pisistrate, se réjouit d'un tel rêve, qui
               signifie qu'il va rentrer à Athènes, restaurer son
               pouvoir et y mourir vieux. Pour les Grecs, l'union avec la
               mère peut signifier la mort, la prise de possession du
               sol de la patrie, ou la conquête du pouvoir.
               « Dans son Interprétation des Songes,
               Artémidore d'Ephèse (...) consacre un long
               chapitre au rêve de l'union avec la mère.
               […] Le rêve d'union avec la mère est
               favorable, particulièrement pour les artisans, car leur
               industrie est nommée leur mère, ainsi que pour les
               hommes politiques et ceux qui aspirent au pouvoir, car la
               mère représente la patrie. De même que celui
               qui obéit aux lois d'Aphrodite possède une
               partenaire docile et heureuse, de même celui qui, ainsi,
               s'unit à sa mère, sera respecté et
               aimé de ses sujets. […] » Marie Delcourt,
               op. cit., p. 193-197.
            
               Jean-Pierre Vernant s’inscrit
               entièrement dans la lignée des analyses de Marie
               Delcourt et se réfère d’ailleurs
               explicitement à celle-ci pour contester à son tour
               l’interprétation psychanalytique de la
               réplique de Jocaste.
            
Helléniste contre psychanalyste
Ce présent document s’intéressant essentiellement à Jocaste, nous ne développerons pas cette querelle, mais comme ce point concerne tout de même Jocaste, épouse-mère, nous proposons cet extrait de l’article de Jean-Pierre Vernant « Œdipe » sans complexe où l’helléniste répond au psychanalyste Didier Anzieu :
| 
                        Pourquoi Anzieu est-il ainsi dès le
                        départ conduit à fausser le sens du drame
                        en supposant, contre l'évidence du texte,
                        qu'Œdipe sait bien que ses parents ne sont pas
                        ceux qui passent pour tels ? Cette
                        « méprise » n'est pas le fait du
                        hasard. Elle est une absolue nécessité
                        pour l'interprétation psychanalytique. En effet,
                        si le drame repose sur l'ignorance d'Œdipe quant
                        à sa véritable origine, s'il se croit
                        réellement, comme il l'affirme à tant de
                        reprises, le fils aimant et cher des souverains de
                        Corinthe, il est clair que le héros 
                        d'Œdipe-Roi n'a pas le moindre complexe
                        d'Œdipe. À sa naissance, Œdipe a
                        été confié à un berger avec
                        mission de le faire périr sur le
                        Cithéron. Remis entre les mains de Mérope
                        et de Polybe, qui n'ont pas d'enfant, il est
                        élevé, traité, choyé par
                        eux comme leur propre fils. Dans la vie affective
                        d'Œdipe, le personnage maternel ne peut donc
                        être que Mérope, et non cette Jocaste
                        qu'il n'avait jamais vue avant son arrivée
                        à Thèbes, qui n'est en rien pour lui une
                        mère et qu'il épouse, non par inclination
                        personnelle, mais parce qu'elle lui a été
                        donnée sans qu'il la demande, comme ce pouvoir
                        royal qu'il a gagné en devinant l'énigme
                        du Sphinx, mais qu'il ne pouvait occuper qu'en
                        partageant le lit de la reine en titre. « Un
                        point est assuré, écrit Anzieu, c'est
                        qu'Œdipe dans le lit maternel connaît le
                        bonheur : il a retrouvé par la re-possession de
                        la mère le premier bonheur perdu, lorsqu'il fut
                        tôt séparé d'elle et exposé
                        sur le Cithéron. » Si Œdipe a
                        trouvé, à côté de Jocaste,
                        le bonheur, c'est que psychologiquement cette couche
                        n'est pas pour lui le lit maternel, ce 
                        λέκτρον  μητρός
                        dont il parle au
                        vers 976 pour désigner la couche de
                        Mérope ; quand elle le deviendra, ce sera pour
                        Jocaste et pour lui le signe même de leur
                        malheur. L'union conjugale, que les Thébains lui
                        offrent avec leur reine, ne peut signifier pour
                        Œdipe une repossession de la mère, car
                        Jocaste est pour lui une étrangère, une
                        xéné, puisqu'il se croit
                        lui-même à Thèbes, selon la formule
                        de Tirésias, un étranger
                        domicilié, ξένος
                        μέτοικος.
                        Et la séparation d'avec la
                        « mère » ne s'est pas produite pour
                        lui à sa naissance, sur le Cithéron, mais
                        le jour où il a dû quitter, en même
                        temps que Corinthe, « le doux visage de ses
                        parents ». Dira-t-on que Jocaste est un
                        « substitut » de Mérope et
                        qu'Œdipe vit ses relations conjugales avec la
                        reine de Thèbes sur le mode d'une union
                        avec sa mère ? Tout s'inscrit en faux contre
                        cette interprétation. Si Sophocle l'avait voulu,
                        il lui était facile de le suggérer. Il a
                        au contraire effacé tout ce qui pouvait, avant
                        la révélation finale, évoquer dans
                        les rapports personnels entre le mari et la femme, les
                        liens d'un fils à sa mère. Jocaste est
                        restée longtemps sans enfant ; elle a eu
                        Œdipe tard. Elle est donc bien plus vieille que
                        son fils. Mais rien dans la tragédie ne laisse
                        supposer cette différence d'âge entre ceux
                        qui sont devenus épouse et époux. Si
                        Sophocle a effacé ce trait, ce n'est pas
                        seulement qu'il aurait paru étrange aux yeux des
                        Grecs (la femme étant toujours beaucoup plus
                        jeune que son mari) mais parce qu'il aurait
                        suggéré, dans les rapports du couple,
                        sinon une infériorité d'Œdipe, du
                        moins, de la part de Jocaste, une attitude
                        « maternelle » qui ne cadrait pas avec le
                        caractère dominateur, autoritaire et tyrannique
                        du héros ». Des relations du type
                        œdipien, au sens moderne du terme, entre
                        Œdipe et Jocaste auraient été
                        directement contre l'intention tragique de la
                        pièce, centrée sur le thème du
                        pouvoir absolu d'Œdipe et de 
                        l’húbris qui nécessairement en
                        découle. « Œdipe » sans complexe, 1967 repris dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne, 1989, Éditions la Découverte, p.95-96 | 
               Marie Delcourt refuse donc les théories freudiennes en
               affirmant « les tendances subconscientes ont pu contribuer
               à fixer un thème légendaire, non à
               le créer. » C’est en effet le sort
               réservé à ce couple Œdipe-Jocaste, le
               thème est fixé et on le retrouve donc dans de
               nombreuses œuvres modernes et Pasolini, nous l’avons
               rappelé, se revendique de cette interprétation
               psychanalytique.
            
               « Quand je pense à un film, secrètement,
               j’espère qu’il sera beau, mais en fait je
               n’ai jamais eu la nécessité de faire un film
               qui soit seulement beau, j’ai besoin d’autres
               excitants : dans ce cas précis, l’excitant
               était le développement marxiste-freudien du
               thème d’Œdipe » déclare
               Pasolini à Jean-André Fieschi.(8)
            
II/ Le film de Pasolini (1967)
               Le choix de l’actrice
        
            
               Silvana Mangano : la mère du prologue, Suzanna
               Pasolini, et Jocaste, l’épouse-mère
               d’Œdipe (partie mythique)
            
« Avec Jocaste j’ai représenté ma propre mère, projetée dans le mythe ».(9) poursuit-il ; et en effet il a choisi Silvana Mangano, avec qui il vient de tourner le court métrage Terra vista della luna et dont il dit qu’autour d'elle il y a « le parfum de primevères de ma mère jeune. »(10)
|   Silvana Mangano en 1958 |   Susanna Colussi Pasolini | 
               Dans Œdipe roi, Silvana Mangano sera donc la
               mère du prologue : « Quant au pré (…)
               il correspond plus exactement au pré où ma
               mère m’emmenait en promenade lorsque
               j’étais enfant. Les vêtements (la robe et le
               chapeau jaune de ma mère), je les ai fait reproduire
               d’après de vieilles photographies. »(11)
            
               Elle sera aussi Jocaste, figure maternelle mythique. Avec la
               même actrice, l’identification est
               immédiate !  
            
|   |   | 
Un regard tartare
Il suo viso dolce e crudele dall’occhio tartarico / son visage doux et cruel aux yeux tartares
Magali Vogin
| 
                        Dans le scénario, l’identification entre
                        Susanna Pasolini (dans le prologue) et la reine
                        Jocaste, est évidente à travers la
                        comparaison de leurs descriptions physiques
                        respectives. La mère du prologue est
                        décrite ainsi : « Une femme belle comme
                        une reine, aux yeux obliques et longs, tartares, et
                        pleins d’une douceur cruelle »(12) ; tandis que
                        Jocaste apparaît avec « son visage doux et
                        cruel aux yeux tartares »(13). La
                        prédominance du regard, commune aux deux
                        descriptions, ainsi que la répétition de
                        l’oxymore ‘doux / cruel’, et de
                        l’adjectif ‘tartare’, qui accentue
                        l’oxymore, en faisant résonner le mot
                        ‘barbare’, confirment
                        l’identification entre ces deux personnages. Si,
                        dans le scénario, les deux descriptions semblent
                        se rapporter à un seul et même personnage,
                        dans le film l’identification entre la
                        mère et Jocaste est immédiate car les
                        deux rôles sont interprétés par la
                        même actrice, Silvana Mangano. Le regard tartare
                        de Jocaste est mis en valeur par l’absence de
                        sourcils, et son silence, remarquable tout au long du
                        film, domine comme pour permettre au spectateur de ne
                        pas détourner le regard de sa présence
                        physique. 
                        Le visage de Jocaste apparaît donc comme une
                        image cinématographique à haute valence
                        iconique et symbolique : faisant écho à
                        celui de la mère dans le prologue, son
                        expression et ses caractéristiques
                        reflètent ce que représente le monde
                        antique pour Pasolini : la lumière et le silence
                        émergent comme les caractéristiques
                        principales de ce personnage féminin. Si
                        l’on se réfère à la
                        distinction opérée par Gombrich entre
                        substitut iconique fonctionnel – à savoir
                        le signe iconique, ce que Gombrich appelle la
                        ‘mappa’ [mappemonde], l’image de la
                        connaissance –, et substitut iconique symbolique
                        – le symbole iconique, ou le
                        ‘specchio’ [miroir], reflet des apparences
                        –, la dimension symbolique prévaut dans le
                        personnage de Jocaste. La nature de son image dans le
                        film est essentiellement esthétique, bien que
                        l’on ne puisse exclure une valeur fonctionnelle
                        dans le symbole. On peut parler dans ce cas de
                        ‘mythe condensé’, car il
                        s’agit d’une image qui expose une histoire
                        personnelle, intime, consolidée en une image
                        exemplaire(14). Silvana
                        Mangano représente, d’un point de vue
                        iconographique, Jocaste, et d’un point de vue
                        iconologique, la mère de Pasolini. Le symbole du
                        regard de Jocaste, ‘image’ de l’image
                        de Silvana Mangano, devient le signifiant d’une
                        image-discours sur le mythe : ce regard émerge
                        comme une icône cinématographique
                        permettant la transformation du symbole en mythe. Il
                        s’agit là d’une figure de style
                        typiquement pasolinienne, qui s’inscrit à
                        la perfection dans le ‘cinéma de
                        poésie’. Magali Vogin, « La fuite d’Œdipe de Corinthe à Thèbes », Cahiers d’études romanes [En ligne], 22 | 2010, mis en ligne le 06 juin 2012 | 
               Symétrie mère du prologue /
               Jocaste
                Œdipe filmé en plongée / la
               mère en contreplongée
            
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                        S’il ignore qu’il est coupable de parricide
                        et d’inceste, Œdipe éprouve un amour
                        filial pour Jocaste, car il reproduit les mêmes
                        gestes que ceux de l’enfant avec sa mère
                        dans le prologue. Lorsqu’il s’adresse aux
                        prêtres devant le palais royal, il regarde
                        à plusieurs reprises vers le haut, en direction
                        de la fenêtre du palais derrière laquelle
                        se trouve Jocaste. C’est encore vers le haut
                        qu’il dirige son regard lorsque, dans le jardin,
                        il appuie sa tête sur les genoux de Jocaste, qui
                        lui raconte la prophétie faite jadis à
                        Laïos. Le montage est explicite : Jocaste ne peut
                        être que la mère d’Œdipe, car
                        l’alternance des plans – Œdipe
                        filmé en plongée / la mère en
                        contreplongée – correspond au montage du
                        prologue, lorsque le nouveau-né regarde
                        intensément sa mère. Magali Vogin, ibid. | 
La tétée
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                        Autre séquence troublante : celle durant
                        laquelle Silvana Mangano donne le sein à
                        l’enfant dans le pré. Elle jette un regard
                        à la caméra (à la manière
                        de la Monika de Bergman ou des héros godardiens
                        afin de jeter le trouble chez les spectateurs),
                        d’abord empreint de joie et de
                        sérénité (à l’image
                        de sa relation avec son fils) et, soudain, ce
                        même regard s’assombrit peu à peu
                        comme si elle avait eu le pressentiment d’un
                        drame à venir. Enfin la
                        sérénité semble reprendre le
                        dessus et elle porte de nouveau les yeux sur son
                        enfant. Kevin Nogues, Pasolini et l'alternative mystique in Il était une fois le cinéma | 
               
                Musique : le thème de la
               mère
            
               Le quatuor à cordes n°19 en ut majeur de Mozart que
               l’on entend au moment de la tétée va devenir
               « le thème de la mère », dans une
               version diégétique, interprété
               à la flûte par Tirésias, alors que les murs
               de Thèbes se distinguent au loin avec le mont
               Cithéron en arrière-plan, puis à nouveau
               dans sa version orchestrale (extradiégétique) pour
               accompagner les propos de Tirésias assénant la
               vérité à Œdipe, puis la
               première partie des confidences de Jocaste dans le jardin
               et pour finir, dans les dernières minutes de
               l’épilogue avec le poète aveugle,
               Œdipe-Pasolini, à son retour aux origines, avec le
               plan du début de la maison natale, la ferme puis le
               pré… « La vie finit où elle
               commence. »
            
Une présence énigmatique
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               Jocaste est quasiment omniprésente, depuis sa
               première apparition devant les murs de Thèbes :
               présente par un plan la montrant dans la chambre,
               écoutant les propos de Tirésias, de Créon,
               d’Œdipe, présente dans le regard
               d’Œdipe qui lève les yeux vers la
               fenêtre de la chambre comme pour se rassurer de sa
               présence, ou bien présente dans de
               véritables scènes comme celles dans la chambre
               nuptiale ou dans le jardin. Présente mais la plus grande
               partie du temps, elle ne parle pas, seuls son regard, son
               sourire énigmatique, sont une forme de langage non
               verbal. Elle ne parle en effet qu’à la 79ème
               minute du film soit un peu plus de 28 minutes après sa
               première apparition.
            
               Elle n’est donc présente que dans sa relation
               personnelle à Œdipe. Dans la querelle entre
               Œdipe et Créon, Sophocle la faisait intervenir
               directement pour apaiser les deux hommes. Dans le film elle
               écoute les deux hommes depuis son lit.
            
|   | 
C’est en quelque sorte par les oreilles de Jocaste que le spectateur entend la condamnation : « La mort ! » que lance Œdipe (voix off) contre Créon et c’est comme si Œdipe voyait en lui-même le visage de Jocaste, se calmait soudain et renonçait : « S'il en est ainsi, allez. Ce n'est pas pour lui, mais pour vous, que je le fais. Et de cette manière, c'est moi même que je condamne... »
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               Jocaste est reine de Thèbes, on la voit deux fois aux
               portes de la ville avec ce statut, la première fois pour
               accueillir le vainqueur du Sphinx, et la deuxième fois
               alors qu’elle s’apprête à aller prier
               les dieux et qu’elle voit le berger de Corinthe. Mais
               pendant la plus grande partie du film, elle est confinée
               dans un domaine féminin : la chambre, seule ou avec son
               époux, le jardin avec ses servantes avec qui elle
               joue.
            
               Pas de pouvoir politique apparent. Il est vrai que pour
               Pasolini, elle est avant tout la Mère intemporelle.
            
               Un personnage fantomatique
            
Son visage fardé de blanc, impassible, peut faire penser aux masques grecs mais il a surtout un aspect spectral qui fait d’elle un modèle atemporel de la mère. Elle n’est plus la mère d’Œdipe mais celle de Pasolini, et plus largement celle de chaque fils qui a désiré sa mère, elle est la Mère fantasmée, éternelle. Pasolini dit bien « une mère ne mue pas ».
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                         Cahiers : Ce qui est très beau sur le
                        personnage de Silvana Mangano (Jocaste), c’est
                        l’absence totale de psychologie. Elle est
                        plutôt une sorte de fantôme… Pasolini : C’est exactement ce que j’ai voulu. Alors qu’Œdipe était pour moi, comme je vous l’ai déjà dit, un homme simple destiné à agir et non à comprendre, dont l’évolution vers sa vérité cachée est tout le drame, Jocaste est toute différente : elle est un pur mystère. Toutefois, je dois dire, tout bien pesé, qu’à mon sens le personnage de Jocaste est plus réussi que celui d’Œdipe. Avec Jocaste j’ai représenté ma propre mère, projetée dans le mythe, et une mère ne mue pas : comme une méduse, elle change, peut-être, mais elle n’évolue pas. D’où l’aspect fantomatique que vous signalez.(15) | 
               Fantôme, rêve ou fantasme ? La partie mythique est
               selon Pasolini une partie « fantasmagorique »,
               « hallucinatoire » et même si, en employant
               ces termes, il parle de la deuxième partie
               « totalement inventée » se laissant
               « guider par le pur plaisir de
               l’imagination », on peut penser que la
               troisième, où apparaît Jocaste, « qui
               n’est ni plus ni moins » que la tragédie de
               Sophocle, garde cette même volonté de traduire un
               rêve, une fantasmagorie voire un fantasme. Tout en
               incarnant la mère désirée, Jocaste dans son
               mystère est plus hiératique
               qu’érotique.
            
Des relations énigmatiques
- Première apparition de Jocaste : un échange de regards ambigu
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               Le scénario original prévoit cette
               ambiguïté dans une première manifestation de
               désir.
            
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                        Œdipe, porté sur les épaules en
                        triomphe, ne fait que l'entrevoir, en un clin d'oeil ;
                        mais son regard s'arrête sur elle. Il y
                        a une expression rapide, intime et indécente
                        dans ce regard : le regard sur le sein
                        blanc. Mais soudain, l'action dissipe cet instant de contemplation impudique et ingénument avide. Œdipe est déposé devant la reine et Créon. Il leur rend hommage, à genoux et leur baisant la main. Maintenant, dans le regard qu'il échange avec la reine, il contrôle ses sentiments ; il la regarde avec l'innocence hypocrite du respect.(16) | 
               Que pense-t-elle ? Que sait-elle ou
               entrevoit-elle ?
            
               Plusieurs scènes la présentent en train
               d’écouter les différents personnages : le
               grand prêtre venu réclamer l’intercession
               d’Œdipe auprès des dieux, Créon
               apportant la réponse de l’oracle, puis Œdipe
               proclamant sa décision de venger la mort de Laïos,
               et enfin Tirésias révélant la
               vérité sur Œdipe, vérité que
               celui-ci ne peut entendre. Mais elle ? que comprend-elle ?
            
À chaque fois, le film présente Jocaste en gros plan, soucieuse ou souriante, mais que signifie ce sourire ? Le scénario original ne décrit pas ces plans et le scénario de l’Avant-scène (17) n’est peut-être qu’une interprétation.
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                        Songeuse, elle écoute |  
                        Soucieuse, elle guette | 
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Elle écoute la proclamation d’Œdipe, attentive, peut-être inquiète et enfin souriant, « orgueilleuse » selon l’Avant-scène.(18) Son attitude est plus complexe encore lors de l’entretien d’Œdipe avec Tirésias :
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Tirésias(off). …qui a contaminé… (gros plan de Jocaste) …notre terre. Et si tu n’as pas bien compris, je te le répète : tu es l’assassin que tu cherches. Toi : et tu ne sais pas que tu as un rapport infâme…
Jocaste a rejeté la tête en arrière, portant la main à la bouche, sur les derniers mots, elle sourit orgueilleusement. Retour sur Tirésias, en plan rapproché.
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               Tirésias (off). Et que lui, lui
               seul, est le meurtrier de son père.
                Chambre nuptiale – jour
                Gros plan de Jocaste méprisante,
               écoutant les dernières paroles de Tirésias.
               Elle sourit et éclate d’un bref rire
               nerveux.
            
               Mais vers qui se dirigent son mépris et son
               orgueil ?
            
               En effet ce sourire, et tout ce que l’on peut supposer des
               pensées de Jocaste, n’est pas prévu dans le
               scénario. Et même, à la fin de la querelle
               avec Tirésias, c’est Œdipe qui est
               censé avoir un sourire ambigu, « timide et
               monstrueux, à peine esquissé », un sourire
               « mi-idiot, mi-rusé ; car il boit la liqueur
               enivrante de la vérité ».(19)
            
Une ambiguïté due au “discours indirect libre” caractéristique du cinéaste
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                        Centre de symétrie et scène cruciale au
                        sein du récit, ce passage
                        [l’intervention du grand prêtre]
                        est alors l’occasion pour le metteur en
                        scène d’employer un de ses « champ/contrechamp
                        à surprise »
                        caractéristiques : sur la place devant le
                        temple, le grand prêtre, interlocuteur direct,
                        s’adresse à Œdipe, mais dans le
                        champ/contrechamp classique sont intercalés des
                        plans de Jocaste, près d’une fenêtre
                        dans une tour, image d’autant plus parasite
                        qu’il n’est pas certifié,
                        malgré cette position propice, qu’elle
                        assiste à la scène, son visage n’en
                        trahit pas la perception, mais par
                        l’ambiguïté de son expression ; il
                        est aussi possible d’imaginer qu’elle
                        n’ignore plus à cet instant
                        l’identité d’Œdipe et devine
                        la réalisation du présage. De même,
                        Œdipe regarde parfois vers la tour sans
                        qu’il soit informé, a priori, de la
                        présence de Jocaste près de la
                        fenêtre, sait-il même que ses regards
                        – en écho au prologue, à
                        l’appel du bébé vers le sein
                        – cherchent sa propre mère ? Par cette
                        technique subtile, Pasolini peut se permettre de le
                        suggérer, il parvient à imbriquer
                        l’intrigue et le montage pour impliquer,
                        questionner le spectateur sans lui donner les clefs du
                        problème. Olivier Coulon, Ciné-club NORMALE SUP’, novembre 1997(20) | 
Analyse de scènes
Un amour et une tendresse réciproques :
              le dialogue d’Œdipe et Jocaste dans les
               jardins du palais
            
|   | 
               Un jardin, lieu de détente : là où Jocaste
               joue avec ses servantes, là où pour la
               première fois dans le film, elle prend la parole pour
               calmer l’angoisse d’Œdipe. Scène de
               confidences, qui reprend les dialogues de Sophocle mais
               située dans ce lieu illusoirement apaisant.
               
                Plan général du jardin. Au milieu, Jocaste
               assise. On distingue Œdipe, couché à ses
               pieds. Gros plan d’Œdipe, de
               profil, couché sur ses genoux et son habit de laine
               blanche. Gros plan en contre-plongée (du point de vue
               d’Œdipe) de Jocaste, ses cheveux tressés, qui
               le regarde, soucieuse […](21)
            
               Nous avons là une longue séquence, une
               « séquence par épisodes »(22) avec quatre moments de la
               journée qu’on ne repère que par la position
               des personnages, par les différences de lumière et
               les ombres qui s’allongent (matin, après-midi et
               crépuscule puis à nouveau le jour après une
               ellipse dont la durée est indéterminable)
               séparés par trois fondus au noir. La scène
               dans la chambre nuptiale fait partie de cette séquence
               par épisodes, malgré l’ellipse, puisque
               c’est la suite de la confidence d’Œdipe, qui, après 
               l’angoisse sourde manifestée dans les trois
               premières scènes, se termine par une explosion.
               Nous y reviendrons dans la présentation des quatre
               scènes de chambre nuptiale.
            
La séquence s’organise avec l’alternance habituelle chez Pasolini, des plans champ/contre-champ sur Œdipe et Jocaste, quatorze au total traduisant leur intimité et une profonde tendresse, d’une façon plus forte qu’une scène d’amour.
|   |   |   | 
               Premier « épisode » :
               Œdipe est allongé, la tête sur les genoux de
               Jocaste avec cinq fois une vision en plongée/
               contreplongée évoquant le regard d’un enfant
               vers sa mère. Le visage de celle-ci apparaît en
               premier plan comme dans un cadre.
                   
                « Œdipe parle maintenant par besoin de parler,
               presque pour demander de l’aide, et Jocaste répond
               à voix basse, comme il se doit dans les malheurs »
               et alors que Jocaste cherche à le rassurer en
               évoquant l’inanité des prophéties, la
               musique reprend sur le thème de la
               mère…
            
               Jocaste - Tu dois savoir que Laïus avait fait prendre son
               enfant, notre fils, lui avait fait attacher les pieds, et
               l’avait fait jeter parmi les rochers d’une montagne
               inaccessible, où il est mort…
            
               Plan rapproché d’Œdipe (comme
               précédemment), se mordant la main. Jocaste lui
               caresse la tête et continue de parler, off.
            
               Jocaste (off). Voilà, tu peux juger
               toi-même de quelle
               manière les prophéties devinrent
               l’avenir !
            
               Gros plan de Jocaste, comme
               précédemment.
            
               Jocaste. Ne t’inquiète pas, Œdipe, crois-moi.
               Si Dieu veut montrer ses intentions, il les montre, sans
               ambiguïté, sans intermédiaire !
            
               Œdipe (off). Si tu savais, au
               contraire…
            
               Gros plan d’Œdipe, la tête sur les
               genoux de Jocaste, regardant vers elle. En
               amorce, la broche de Jocaste.
            
               Œdipe. …l’épouvante que me donnent tes
               paroles…
            
Il se retourne et appuie la joue contre le genou de Jocaste. Fondu au noir.
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               La réaction d’Œdipe traduisant une angoisse
               sourde lorsque Jocaste fait référence aux pieds
               liés de son enfant, ne se trouve pas dans la
               tragédie de Sophocle.
            
               Deuxième
               « épisode » : La lumière a
               changé, les ombres sont plus nettes… et les
               confidences reprennent avec le même procédé
               de champ/contrechamp (six fois) et avec la même expression
               sur le visage comme figé. Mais cette fois-ci ils se sont
               levés, ils sont debout, face à face. Jocaste
               poursuit le récit de la mort de Laïos : « La
               nouvelle de l’assassinat de Laïos nous est
               arrivée peu avant… » mais –
               pressentiment du danger que renferme la précision
               qu’elle va donner ? – elle hésite avant de
               dire « … peu avant que tu n’arrives ici
               à Thèbes. »
            
               Les confidences se terminent sur cette réplique de
               Jocaste – ironie tragique – quand elle répond
               à la question d’Œdipe sur l’aspect
               qu’avait Laïos :
            
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               Jocaste (gros plan). Grand, avec une
               longue barbe. Pas très
               différent de toi.
               
               
                Après un fondu au noir, la séquence
               reprend.
            
Troisième « épisode » : C’est le crépuscule, la lumière est affaiblie, comme une annonce tragique, ils marchent (face à la caméra) vers le palais, quatre champs/contrechamps qui se terminent par un gros plan sur les mains d’Œdipe enserrant celles de Jocaste. C’est comme un réflexe : de façon inconsciente, Œdipe prend la main de Jocaste au moment où il dit « non volendo » « sans le vouloir ». Le scénario précise qu’il prononce cette ultime parole, obscure, comme dans un songe, appuyant sur le « sans le vouloir ».
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               Cette marche les mène vers l’expression de la
               vérité qui éclatera dans leur
               dernière scène dans leur chambre nuptiale,
               où Œdipe remplace le « mon amour » des
               scènes précédentes par
               « Mère… ».
            
               Quatre scènes dans la chambre
               nuptiale
            
Chacune de ces scènes répond aux autres par des similitudes, mais aussi avec une violence grandissante, violence du désir, violence de l’angoisse, violence de la transgression.
Quatre scènes dont les jeux d’ombre et de lumière renvoient 
            indubitablement à une esthétique caravagesque : une lumière 
            dramatique dont Pasolini attribue l'invention à ce peintre qu’il
            plaçait très haut et à qui il a consacré un essai, justement intitulé
            « La lumière du Caravage ». Des scènes aussi où le visage d’Œdipe avec
            ses expressions de défi peut également faire penser aux modèles qu’affectionnait 
            particulièrement le peintre.
            
Scène 1 : La nuit de noces (0h51’ 22’’ le lit conjugal, puis de 0h51’51" à 0h53’12’’
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Scénario initial :
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                        Dans la paix de la chambre, dont la fenêtre donne
                        vers les toits de Thèbes et la campagne et la
                        lune, entrent les deux époux. D’abord
                        Jocaste, encore vêtue des vêtements de la
                        cérémonie, et derrière
                        Œdipe, avec le manteau et la
                        couronne de Roi. 
                        Les deux entrent, et se regardent dans les yeux. Ils se
                        sont épousés par la volonté des
                        autres, mais derrière cette volonté, il
                        y avait la leur, subite, et quasiment impudique. 
                        Le regard qu’ils échangent le
                        révèle : c’est un regard de
                        complices. Leur amour est entièrement dans la
                        chair, et l’âme en est
                        entraînée. 
                        Ils se déshabillent en se regardant. C’est
                        la première fois que, petit à petit, ils
                        découvrent l’un à l’autre
                        leur nudité, c’est la première
                        heure de l’intimité. 
                        Dehors, le grand concert de l’été,
                        assoupi, et la lune sévère. 
                        Maintenant Œdipe est nu, dans son droit
                        d’époux-Roi, et il regarde son
                        épouse, qui a la tête découverte,
                        les cheveux dénoués, les jambes nues,
                        mais elle a encore la robe légère, tenue
                        sur une épaule par une grosse boucle
                        d’or, au fermoir long et aigu comme un
                        aiguillon. 
                        Elle est assise ainsi sur le bord du lit. Mais sa
                        pudeur n’est pas le frémissement
                        d’une vierge. Elle a déjà
                        été mère. 
                        Elle est mère. C’est peut-être une
                        fausse pudeur, une coquetterie extrême et presque
                        impudique ? Ou est-ce une invincible retenue
                        féminine ? Un regard ironique, presque
                        mauvais, est dans les yeux d’Œdipe,
                        déjà prêt pour l’amour. Et
                        c’est presque brusquement qu’il
                        s’approche, et qu’il dénoue
                        l’épingle piquante et grosse comme un
                        aiguillon. La robe tombe à ses pieds. 
                        Œdipe s’apprête à la saisir,
                        toujours avec une violence expéditive et presque brutale, et
                        à l'étendre sur le lit quand quelque chose
                        l’arrête. 
                        Il s’écarte un peu d’elle, et il la
                        regarde, il contemple sa mère. 
                        Une musique lointaine se lève dans la nuit, en
                        se perdant vite ; c’est le motif
                        mystérieux de la flûte de Tirésias, qui
                        semble dessiner dans le dessein du destin – mais
                        mystérieusement, au-delà – ... la
                        mère. Peu à peu, doucement, sans plus de violence, la brutale violence du maître, mais avec le tremblement de l’amant, Œdipe se rapproche de sa mère et s’allonge sur elle.(23) | 
               La scène que l’on voit dans le film ne suit pas le
               scénario initial, qui va se trouver scindé en
               plusieurs plans que l’on retrouvera dans les autres
               scènes.
            
Après un premier plan sur le lit conjugal, dans une pièce obscure, juste éclairée par la flamme d’un brasero, nous ne verrons du couple que le visage de Jocaste et Œdipe à mi-corps, torse nu. Ce sont surtout les regards qui donnent sens à cette première nuit.
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               A contrario du scénario, la scène est empreinte de
               douceur et de tendresse, même si le regard
               d’Œdipe est un regard de défi, mais un
               défi à qui, à quoi ? à moins que ce
               ne soit un regard interrogateur. Jocaste se regarde dans un
               miroir et Œdipe la regarde se regarder et se
               dénouer les cheveux… Ce n’est que lentement
               qu’Œdipe s’approche d’elle, lui caresse
               la joue et l’attire vers lui. « Mon amour »
               juste soufflé par Œdipe. Seul un plan de deux
               secondes montre le lit et un dos qui s’abaisse.
               Cut !
            
               La scène est donc très pudique, voire chaste, avec
               tout de même un zeste d’ambiguïté due 
               à Œdipe plus qu’à Jocaste. À
               moins de penser que la pudeur de Jocaste est une fausse
               pudeur !
            
               L’aspect choquant d’un inceste ne se trouve donc pas
               dans la scène, mais dans ce que le spectateur sait et
               dans le choc du plan suivant : un cadavre de
               pestiféré, couvert de plaies. La relation de cause
               à effet, inceste/peste, est immédiate, même
               si dans l’histoire mythique, la peste ne frappe
               Thèbes que des années plus tard.
            
               Scène 2 : de 1h00’34’’ à
               1h01’10’’
            
               Cette deuxième scène est brève
               (34’’) et semble être une illustration de
               l’eros/thanatos, réaction à la
               venue du grand prêtre et à la proclamation
               solennelle d’Œdipe, qui jette un regard en direction
               de la chambre. Sans transition, la deuxième scène
               commence comme la première, avec le même plan large
               sur le lit, mais la suite est beaucoup plus sensuelle. Alors que
               Jocaste était assise, se regardant dans un miroir, ici
               elle est déjà allongée sur le lit. Gros
               plan sur son visage, le haut de sa robe bleue et la broche. Elle
               soupire, elle attend. Contrechamp : plan rapproché
               d’Œdipe, en tunique noire, qui s’approche
               lentement du lit (plan américain), et contemple le visage
               de Jocaste, à nouveau en gros plan. Œdipe se penche
               sur elle, qui avec sensualité lève les bras, il
               s'étend à côté d'elle, l'embrasse,
               doucement, puis plus violemment. Elle le serre dans ses bras. Il
               se relève à demi. Gros plan de la broche, les
               mains d'Œdipe essayant de la dégrafer. « Mon
               amour ». Cut.
            
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               Le cadrage est bien différent de la première
               scène, dans laquelle le lit était
               présenté frontalement. Le pied du lit, avec son
               coffre sculpté et ses colonnes, faisait obstacle, comme
               une clôture, alors que dans cette deuxième
               scène, la transgression est marquée par un plan en
               oblique qui permet de faire apparaître le corps des deux
               amants. Les colonnes permettent toutefois d’encadrer
               Œdipe dans son avancée vers son
               épouse-mère.
            
               De la même façon que la première
               scène, elle est immédiatement suivie par les
               images de la peste, cette fois-ci avec les funérailles,
               mais l’impression de relation de cause à effet
               reste la même. Et le dernier plan de la broche est une
               image prémonitoire que le spectateur ne peut manquer de
               comprendre.
                   
                   
            
               Scène 3 : 1h11’29’’ à
               1h13’39’’ / 1h14’17’’
               à 1h15’33’’
            
               Cette troisième scène, qui fait suite aux
               accusations de Tirésias, est marquée par le
               désir et la transgression et même par une certaine
               violence.
            
               Œdipe garde encore en lui la fureur qu’il a
               manifestée envers le devin, il se recompose un visage
               mais le scénario souligne qu’il marche comme un
               automate, et que si l’ivresse de la
               révélation est tombée, il garde
               ancrée en lui la « chose
               révélée : révélée mais
               non acceptée, non crue, repoussée »(24). Même si les paroles
               de Tirésias étaient folles, le mot
               « mère » a bien été
               prononcé et Œdipe ne peut pas ne pas voir sa femme
               avec des yeux différents.
            
|   |   | 
               Guidé par les rires, il va jusqu’au jardin, regarde
               longuement Jocaste et va la chercher ; on retrouve nettement la
               même scène du prologue, la mère jouant et
               riant avec ses servantes dans le pré.
                                 
                La scène qui suit est composée de trois moments
               successifs, les deux premiers montant en violence et le
               troisième plus apaisé.
            
|   |   | 
               Leur passage dans les couloirs est le premier moment de
               transgression. Œdipe plaque brusquement Jocaste contre un
               mur, l’embrasse passionnément. Cette ardeur est
               tout à fait semblable à celle du père
               envers son épouse dans le prologue.
                 
                Il l’entraîne un peu brutalement, passe un
               deuxième seuil, l’embrasse à nouveau de plus
               en plus passionnément, comme s’il luttait contre une
               idée dérangeante et en même temps excitante.
               Cette « fureur », le scénario la
               décrivait « col gusto della violazione, certo, con
               l'ebbrezza féroce di compiere un atto che dégrada,
               e che pure è il più bello e il più
               necessario del mondo »(25), un acte qui
               dégrade mais qui est aussi le plus beau et le plus
               nécessaire du monde.
            
|   | 
               Jocaste semble inquiète ; Œdipe se retourne et
               l’entraîne face la caméra, comme s’il
               se retournait vers son passé, vers les scènes du
               prologue.
               
                Plus ils avancent, plus les couloirs s’assombrissent,
               signe de la transgression qui n’est peut-être plus
               involontaire mais qui reste inconsciente, car leur refus de
               savoir n’est pas encore dépassé, le
               scénario est explicite : « S'il peut ne pas vouloir
               savoir, il ne peut certes pas ne pas avoir appris ». Ils
               passent un rideau et juste devant celui  de leur chambre,
               Jocaste arrête Œdipe et dans un dernier rais de
               lumière, elle l’embrasse, tendrement. La peur a
               disparu, Œdipe la regarde longuement.
            
|   |   | 
Avant de lever le rideau pour entrer dans la chambre, Œdipe jette un regard de défi vers la caméra, semblant souligner le voyeurisme du spectateur.
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Le rythme ralentit, ils vont vers le lit, Œdipe assied Jocaste sur le lit, elle s’allonge d’elle-même : même cadrage que dans la scène précédente, le lit est vu de côté, avec les colonnes qui séparent les deux personnages, le même gros plan sur le visage de Jocaste et de la broche : ces plans se font écho comme dans un rêve où les mêmes images reviennent, ou comme un leitmotiv. La principale différence intervient dans le plan suivant : le lit est vu de face, le couple uni entre deux colonnes. Cette frontalité n’est-elle pas le signe d’une affirmation de ce qu’ils ont enfoui en eux et qu’ils transgressent ? Mais brusquement Jocaste repousse Œdipe, qui dans le prolongement de ce geste lui enlève la robe et la dépose sur le rebord du lit, comme un écran entre le couple et le spectateur.
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L’écran est vite levé, puisque quelques plans plus tard, nous retrouvons le couple dans le lit nuptial, toujours frontalement et les quelque trente secondes montrant le corps d’Œdipe en mouvement, les bras de Jocaste enlaçant son dos, sont parfaitement explicites.
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Alors que dans la première scène d’union conjugale, seul Œdipe était torse nu, dans cette scène, la nudité de Jocaste est suggérée par quelques plans : ses jambes et ses épaules. Le visage de Jocaste après l’amour est là encore en gros plan mais les cheveux sont dénoués, les épaules sont nues et le regard est différent. Son visage est à moitié dans l’ombre, à moitié dans la lumière, comme la part de savoir et de conscience de la transgression. Elle suit de ce regard un peu absent Œdipe qui revêt sa tunique, et hormis un ou deux plans, la fin de la scène est vue par les yeux de Jocaste. Œdipe a quelques derniers gestes de tendresse, avec ce même regard profond mais perdu, et sort pour rejoindre Créon.
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| 1ère et 2ème scènes | 3eme scène | |
Scène 4 :
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                        Chambre nuptiale - jour 
                        Ouverture en fondu. Plan américain : sur le
                        lit, Jocaste, renversée et tenue contre le lit
                        par Œdipe, sur elle, à
                        demi-soulevé, qui la secoue en
                        criant. 
                        Œdipe. Mon père est Polybe, roi de
                        Corinthe... et ma
                        mère est Mérope... Un jour, un
                        garçon que j'avais offensé m'a
                        traité d'enfant trouvé, m'a traité
                        d'enfant supposé de mon père..., je n'ai
                        pas pu me taire, et j'ai interrogé mes
                        parents... Ils se sont mis en colère contre qui
                        m'avait insulté ainsi. Et je sentis qu'ils
                        disaient la vérité... 
                        Jocaste essaie de se redresser ; il la repousse sur
                        le lit. Gros plan en plongée de Jocaste : la
                        tête d'Œdipe en amorce, la cache en partie.
                        Il la secoue. 
                        Œdipe, Mais une pensée était
                        restée en moi... quelque chose dont je ne
                        réussissais pas à me libérer...
                        (gros plan sur lui). Alors, je décidai
                        d'aller au sanctuaire d'Apollon... mais le Dieu.., non
                        seulement n'a pas répondu à mes demandes,
                        mais il m'a révélé d'autres choses
                        épouvantables. Il m'a dit que mon destin
                        était de faire l'amour avec ma mère, et
                        que je ferais avec elle des enfants monstrueux... Il me
                        dit aussi qu'il était dans mon destin
                        d'assassiner mon père... Après de telles
                        prophéties, qui pouvait encore avoir le courage
                        de retourner chez les miens, chez moi,
                        à Corinthe ? 
                        Jocaste essaie de se débattre pour la faire
                        taire. Gros plan d'elle (comme
                        précédemment). 
                        Jocaste. Je ne veux pas entendre,... je ne veux pas
                        entendre ! 
                        Œdipe. Mais moi. Je suis contraint de
                        parler ! 
                        Elle met les deux mains sur sa figure,
                        pleurant. 
                        Jocaste. Que tu ne saches jamais qui tu es ! 
                        Œdipe (gros plan). Alors, je suis
                        allé à l'aventure,... dans la direction
                        opposée à celle de Corinthe,... et
                        à un carrefour, j'ai rencontré un homme,
                        sur un carrosse, avec une escorte de quatre gardes et
                        d'un serviteur... 
                        Jocaste. Tais-toi ! 
                        Œdipe. Une dispute a surgi... J'ai tué les
                        gardes, et cet homme qui m'avait insulté,... qui
                        m'avait insulté avec son orgueil, avec sa
                        volonté de me dominer, avec son
                        autorité... Alors, s'il y avait quelque
                        affinité entre cet homme et Laïus...
                        je... 
                        Il regarde la broche de Jocaste, la dégrafe.
                        Gros plan de Jocaste (comme
                        précédemment), le regardant,
                        étonnée. II enlève la broche,
                        prend Jocaste aux épaules et l'embrasse avec
                        violence. Gros plan des deux, sur le lit, en
                        plongée. Il relève la tête, la
                        regarde. 
                        Œdipe. Mère... Puis il l'embrasse dans le cou avec violence. Plan rapproché de Jocaste affolée, la tête d'Œdipe sur elle. Enfin, elle l'enlace de son bras, sa broche sur le lit, à côté d'elle; travelling avant sur elle : elle ferme les yeux, puis les ouvre. Contreplongée : le plafond vu par Jocaste ; c'est un plafond en roseaux coloriés, avec une grosse poutre qui le soutient. | 
La scène commence par un plan américain, Jocaste et Œdipe sur le lit : le lit est désormais en gros plan, dans une orientation différente des scènes précédentes : cette fois-ci il est placé horizontalement par rapport à la caméra, les deux époux allongés en travers du lit, Jocaste sur le dos et Œdipe, la tête tournée vers la caméra.
|   | 
               Suivra une série de champs/contrechamps, toujours en gros
               plan, Œdipe hurlant et Jocaste se débattant et
               refusant d’en entendre plus.
            
               Cette scène, terrible, reprend le texte de Sophocle,
               hormis toutefois les derniers vers, Œdipe reste en suspens
               sur la phrase : « Et s'il s'avère qu'il y a un lien
               quelconque entre cet homme et Laïos, alors… »
               La scène telle qu’elle  est dans le film
               n’était pas prévue dans le scénario,
               qui suivait plus fidèlement le texte de Sophocle et
               situait les confidences de Jocaste et d’Œdipe dans
               la chambre, sans violence particulière. Il gardait encore
               un dernier espoir dans le témoignage du berger.
            
L’originalité ici tient évidemment dans la posture d’Œdipe et de Jocaste, et dans la façon dont celui-ci hurle son histoire. Pasolini rend de façon expressive le refus de savoir de Jocaste, beaucoup plus ambigu dans la pièce de Sophocle. Le cri final d’Œdipe « Mère… » ne laisse plus de doute. Machinalement Œdipe dégrafe la broche, dont l’épingle est « longue comme un aiguillon », et Jocaste regarde le plafond avec sa grosse poutre : le dénouement est clairement suggéré !
|   |   |   | 
|   |   |   | 
               Ce que refuse Jocaste, ce n’est donc peut-être pas
               la vérité en elle-même, vérité
               qu’elle soupçonnait depuis déjà
               longtemps, mais le récit d’Œdipe par
               Œdipe : entendre la vérité de la bouche de
               son fils.
            
La vérité du couple est révélée par eux-mêmes, révélation qui s’est faite peu à peu et que l’on pourrait retrouver dans la position des lits et des corps dans ces quatre scènes.
               Un cadrage signifiant
            
L’évolution de la position des lits et des corps suit en effet une trajectoire de dévoilement progressif, mais on peut se demander dans quelle mesure ils se sont reconnus dès le début. Toutefois la position des corps et le cadrage du lit laissent de plus en plus de place à cette relation amoureuse, au désir et par là-même à la transgression.
| Scène 1 | ||
|  Le lit est présenté frontalement mais de loin, et au centre de la chambre, au centre de l’image. | Seul le jeu des regards donne sens à cette première nuit. Champs/contrechamps sur le visage de Jocaste en gros plan et sur Œdipe en plan rapproché | 
                         | 
| Scène 2 | ||
|   Même plan pour ouvrir la scène |   
                        Point de vue différent : le lit est cadré
                        de biais, |   
                        Suggestion du déshabillage. | 
| Scène 3 | ||
|   
                         Même cadrage |   Cadrage frontal. Le couple est toujours en travers du lit.  Cadrage frontal. Les corps s’unissent |   
                        Répétition du plan | 
| Scène 4 | ||
|   Le lit est en travers de l’image. L’interdit est signifié. | 
 |    Le “châtiment” est évoqué | 
| Suicide | ||
|   Plan demi-ensemble avec le lit légèrement penché vers la gauche.. | Le corps de Jocaste est au centre de la pièce. La fenêtre est nettement visible : la lumière est faite. | 
 | 
               La scène du suicide
    
            
               Le traitement de cette scène est évidemment
               différent dans le film et dans la tragédie de
               Sophocle. Chez Sophocle, le spectateur ne voit pas (du moins
               directement) le corps de Jocaste mais entend ses
               dernières paroles (par le truchement du messager) alors
               que dans le film de Pasolini, le spectateur voit le corps pendu
               de Jocaste mais ignore quelles furent ses dernières
               paroles. Seul son regard angoissé de la scène
               précédente suggérait l’horreur
               ressentie.
            
               La tragédie antique ne montre pas le spectacle
               d’une mort féminine, la mort des femmes n'est
               jamais vue directement mais toujours entendue.
            
               Chez Sophocle donc, le spectateur ne voit pas
               le corps de Jocaste, pas même sur une 
               ekkykléma, une machine qui permettait de montrer ce
               qui s'était passé à l'intérieur,
               meurtre ou suicide, qui faisait l'objet d'un récit
               rapporté par un messager. Chez Sophocle, seul le pouvoir 
               suggestif des mots de ce récit, rapporté au
               présent, traduit la violence de cet acte
               désespéré : la scène est
               vécue dans sa dimension sonore, d’abord par les
               paroles de Jocaste, l’invocation à Laïos
               « déjà mort depuis tant
               d’années » et à ses enfants, la
               déploration de sa destinée puis par les cris
               terribles d’Œdipe découvrant le corps de
               Jocaste. Œdipe force les portes de la chambre,
               « alors nous voyons sa femme pendue,
               étranglée par une corde tressée »
               poursuit le messager. Le balancement du corps que l’on
               peut lire dans diverses traductions est bien la preuve que le
               récit par sa puissance crée les images.
            
               La force du récit tient à cette triple dimension
               de point de vue : Œdipe voit le corps, le messager voit
               Œdipe et le corps de Jocaste et le spectateur voit par les
               yeux du messager. Pour la première fois, même si
               c’est par le truchement du récit, le spectateur
               « voit » la chambre, lieu de leur intimité.
               Nulle part ailleurs, dans la pièce de Sophocle, il
               n’y a de récit introduisant le spectateur dans
               cette chambre.
            
Christabel Grare :
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                        La scène de la mort de Jocaste est
                        traitée avec sobriété : elle n'est
                        d'ailleurs pas décrite mais simplement
                        suggérée. C'est dans la solitude et
                        à l'abri des regards indiscrets qu'elle
                        accomplit son geste désespéré : la
                        porte ne s'ouvrira que plus tard, sur ce qui n'est plus
                        qu'un corps sans vie. Seules parviennent ses
                        dernières paroles qui signifient
                        déjà sa mort symbolique : l'invocation
                        à Laïos, son défunt mari, montre
                        qu'elle n'appartient plus à l'univers des
                        vivants mais à l'autre monde. Dans la
                        lamentation qui accompagne sa dernière
                        apparition sur scène, Œdipe
                        évoquera à son tour cette rencontre avec
                        ses parents (vers 1371 à 1374) dans les Enfers.
                        Jocaste n'a plus d'avenir, ni même de
                        présent : elle n'a d'existence que passée
                        (vers 1246). Elle ne possède plus aucune raison
                        d'être, même dans ses fonctions de
                        mère, puisqu'elle n'a engendré que pour
                        donner la mort, contradiction illustrée par la
                        violente antithèse du vers 1246 (dans le texte
                        grec) et pour brouiller les structures de la famille,
                        ignominie que soulignent les reprises des mots et le
                        chiasme du vers 1250. Elle a également perdu son
                        statut d'épouse aux yeux d'Œdipe (vers
                        1256) : elle n'est plus que le lieu impersonnel d'une
                        fécondité dévoyée et
                        interdite, comme le montre la métaphore du
                        champ. Il ne lui reste qu'à disparaître :
                        son suicide fait l'objet d'une ellipse narrative (vers
                        1251). Compagne du héros, elle s'efface
                        discrètement et glisse seule dans la mort. Mais
                        la scène de la découverte de son corps
                        occupe une position centrale au cœur du
                        récit, et souligne le rôle capital qu'elle
                        a involontairement joué dans la destinée
                        d'Œdipe. Incarnation de la fatalité, elle
                        a été à l'origine du bonheur et du
                        malheur de celui qui a été son
                        fils-époux. Elle s'inflige la seule punition qui
                        soit à la mesure de ses crimes involontaires.
                        Figure emblématique de la vie et de la mort,
                        elle a orienté le destin de toute sa
                        famille. Étude menée par Mme Christabel Grare, IA-IPR de Lettres, Académie d’Aix-Marseille | 
               Dans le film de Pasolini
            
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               Une ultime scène nous montre Jocaste dans son univers de
               paix et de joie : le jardin où elle court et rit avec ses
               servantes. C’est la même scène que celle qui a suivi les accusations de Tirésias. Le jeu
               avait été interrompu par Œdipe venu la
               chercher. Cette fois-ci, Jocaste se penche, se courbe et comme
               s’il avait une vision terrifiante, elle relève les
               yeux, angoissée, horrifiée. Elle regarde vers la
               caméra, vers le spectateur… Fondu au
               noir.
            
Œdipe revient à Thèbes, se dirige vers la chambre et c’est par ses yeux que nous découvrons la longue robe bleue, Jocaste est pendue au plafond à la grosse poutre, que nous avions déjà vue lors de la scène précédente. Nous retrouvons pour la dernière fois le même cadrage, c’est la conclusion des trois scènes précédentes, eros et thanatos se sont retrouvés.
| Demi-ensemble de la chambre. Jocaste, pendue à la poutre, entre le lit et la fenêtre, en robe bleue. 
 Hurlement d'Œdipe. Plan américain en contreplongée du corps pendu. Comme un animal blessé, Œdipe se jette sur son corps, s'agrippant à elle, comme, dans une tentative extrême de la sauver. Cette vision l'a arraché à son rêve, et avec la violence des gestes, lui rend la violence de la douleur. Mais en s'accrochant à ce corps sans vie, il n'obtient qu'une chose ; arracher les vêtements de Jocaste. Et celle-ci, sa mère, lui apparaît encore une fois nue(26). 
 Le hurlement d'Œdipe se prolonge sur un long panoramique sur les murailles. Gros plan d'Œdipe qui regarde vers elle. Contreplongée de Jocaste pendue (comme précédemment). Plan rapproché d'Œdipe la regardant ; au premier plan, les jambes de Jocaste. Silencieux, il baisse les yeux. Insert des mains d'Œdipe, tenant la robe bleue arrachée à Jocaste avec la broche. 
 Il prend la broche. On entend un cri. Plan rapproché d'Œdipe, de dos, hurlant. Au fond, le bas du corps de Jocaste. Il porte les mains à ses yeux, avance à genoux en titubant, en s'accrochant au lit. | 
               Dans la tragédie de Sophocle comme dans le film de
               Pasolini, c'est dans la chambre, pièce qui a servi de
               cadre à leur bonheur mais aussi à leur
               « faute », qu'ils se séparent et se donnent
               la mort, mort réelle pour Jocaste, mort symbolique pour
               Œdipe. C'est donc là, dans cette pièce,
               qu'ils agissent en toute connaissance de cause, qu’ils se
               libèrent de leurs crimes et se rendent maîtres de
               leur destin. Et le geste d’Œdipe dénudant sa
               mère est l’image du dévoilement, la
               vérité passant par le dévoilement.
            
               Les raisons de ce suicide ?
            
               Assurément, elles sont différentes dans la
               tragédie de Sophocle et dans le film de Pasolini.
            
               Nicole Loraux s’est intéressée à la
               mort des épouses dans les tragédies antiques et en
               est arrivée à la conclusion que s’il
               « arrive qu’elles soient tuées, comme
               Clytemnestre, comme Mégara, bien plus nombreuses sont, du
               côté des épouses, celles qui recourent au
               suicide comme la seule issue dans un moment
               extrême »(27), mort tragique
               « que choisissent sous le poids de la contrainte ceux sur
               qui tombe « la douleur excessive d’une infortune
               sans issue »(28) »
            
               La façon la plus répandue pour les femmes de se
               suicider était la pendaison… « Or il se
               trouve qu’une modalité de cette mort en soi
               déjà dévaluée est plus que les
               autres marquée d’infamie et plus que les autres
               imputée à un déshonneur sans recours :
               j’ai nommé la pendaison, mort hideuse ou, à
               plus proprement parler, mort « sans forme »
               (askhémôn), souillure maximale que
               l’on ne s’inflige que sous le coup de la
               honte. »(29)
            
Dans la tragédie de Sophocle, ce serait donc sous le coup de la honte que Jocaste met fin à ses jours. Mais la honte ne signifie pas pour autant qu’elle se punit de ses crimes. Ce n’est pas un châtiment qu’elle s’inflige, mais elle est acculée par la volonté de disparaître. Ce n’est pas une belle mort, c’est la mort d’une épouse, de Laïos qu’elle invoque en premier mais aussi d’Œdipe qu’elle n’aurait pas dû épouser. Une mort que décrit David Bouvier quand il présente l’ouvrage de Nicole Loraux :
| Il y a donc des façons féminines de recevoir la mort. D'abord et surtout la pendaison des épouses, et l'on ne s'étonnera pas que cet acte si peu glorieux soit par excellence un geste féminin. Instrument du trépas héroïque, le glaive appartient aux hommes ; en revanche, parée de voiles, de bandeaux et de ceintures, assignée au travail du tissage et serrant « les nœuds d'innombrables lacets », l'épouse semble vouée, par sa condition et son état, à choisir pour sa mort, plutôt que quelque glaive, l'un de ses rubans qui ressemblent si bien à une corde. Libre de se donner la mort, l'épouse se trouve prise au piège de sa condition féminine : étranglée par la corde, elle est plus que jamais cette créature silencieuse qui, au lieu de périr comme un homme, meurt pour son époux. Mort féminine et marquée d'infamie, le suicide par pendaison est le contraire même d'une belle mort ; au glaive des hommes s'oppose définitivement la corde utilisée par les femmes. Bouvier David : Nicole Loraux. Façons tragiques de tuer une femme. In : Revue de l'histoire des religions, tome 205, n° 2, 1988, pp. 206-208. | 
               Dans le film de Pasolini, il est encore moins possible
               d’affirmer que Jocaste se punit de ses crimes, ce qui
               introduirait une notion de faute et de châtiment ; il
               apparaît plutôt qu’elle ne peut plus vivre
               avec la vérité 
               révélée. Si l’on pense
               qu’elle savait déjà et gardait cette
               vérité enfouie en elle, inconsciemment
               refoulée, c’est moins l’acte lui-même
               que la révélation qui lui fait horreur. Son refus
               de savoir était plus exactement un refus de
               révéler. Raymond Durgnat va jusqu’à
               dire que Jocaste se donne la mort parce qu’elle a perdu
               l’homme aimé, avec lequel elle ne pourra plus vivre
               leur vie de couple. C’est sûrement aller un peu loin
               dans l’interprétation et accorder une passion
               à celle qui justement est restée
               énigmatique tout au long du film. Mais ce suicide est un
               acte de désespoir et non pas un châtiment.
            
               Nous aurions pu présenter aussi d’autres
               interprétations, plus profondément
               psychanalytique, christique avec inversion de la
               déposition de croix, pietà inversée, parler
               de « poétique de la mimésis » mais la
               littérature critique sur le mythe d’Œdipe est
               telle qu’on ne peut que s’arrêter à un
               moment donné…
            
               Et pour conclure, laissons le dernier mot à Pier Paolo
               Pasolini avec ces quelques vers extraits de « Supplique
               à ma mère » (Supplica a la mia
               madre) :
            
| 
                        Comment dire avec des mots de fils Tu es la seule au monde à savoir, de mon
                        cœur, Aussi dois-je te dire ce qu’il m’est
                        horrible de savoir : Tu es irremplaçable. Aussi est-elle
                        condamnée Et je ne veux pas être seul. J’ai une faim
                        infinie Car l’âme est en toi, c’est toi,
                        mais toi J’ai passé mon enfance asservi au
                        sentiment C’était l’unique façon de
                        sentir la vie, Nous survivons : et c'est la
                        confusion Je t'en supplie, ah je t'en supplie, ne
                        veuille pas mourir : 
                         Poésie en forme de rose (Poesia in forma di
                        rosa, 1964)(30) | 
(1) Dans son introduction à Œdipe Roi dans l’édition des œuvres d’Eschyle et de Sophocle, collection La Pléiade, Gallimard.
(2) Entretien avec Jean Narboni, Cahiers du Cinéma n°192, juillet-août 1967.
(3) Karl Reinhardt, Sophocle, p.172.
(4) Traduction de Paul Mazon. C’est la traduction que nous utilisons le plus souvent dans cette étude.
(5) Cité par Claude Mossé, La Femme dans la Grèce antique, Éditions Complexe, 1991, p.48.
(6) Classiques Hachette.
(7) Les cinq premiers thèmes étant : l'enfant exposé, le meurtre du père, la victoire sur la Sphinge, l'énigme, le mariage avec la princesse.
(8) Entretien avec Pier Paolo Pasolini par Jean-André Fieschi, Cahiers du Cinéma numéro 195 de novembre 1967, p.13.
(9) Ibid. p.14.
(10) Cité par Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, traduit par René de Ceccatty, Gallimard 1991.
(11) Ibid. p.16.
(12) Edipo Re, in Il Vangelo secondo Matteo, Garzanti, ed. digitale, 2014, p. 354. « Una donna bella come una regina, dagli occhi obliqui e lunghi, tartarici, e pieni di una dolcezza crudele. ».
(13) Ibid., p. 400. « Il suo viso dolce e crudele dall’occhio tartarico ».
(14) Il cinema in profondità di campo, a cura di Roberto De Gaetano, Roma, Bulzoni, 2003, p. 82.
(15) Cahiers du Cinéma numéro 195 de novembre 1967, p.14.
(16) Edipo Re, in Il Vangelo secondo Matteo, op.cit. p.323.
(17) Pasolini, Œdipe Roi, l’Avant-scène numéro 97, Novembre 1969.
(18) Ibid, p.24.
(19) Edipo Re, in Il Vangelo secondo Matteo, op.cit. p.335.
(21) Pasolini, Œdipe Roi, l’Avant-scène, op. cit. p.28.
(22) « Définition : la séquence aligne un certain nombre de brèves scénettes, séparées le plus souvent les unes des autres par des effets optiques (fondus-enchaînés, etc.), et qui se succèdent par ordre chronologique ; aucune de ces évocations n’est traitée avec toute l’ampleur syntagmatique qu’elle aurait pu comporter ; c’est leur ensemble seul, et non chacune d’elles, qui est pris en compte par le film, commutable avec une séquence ordinaire, et qui constitue donc un segment autonome. ». Essais sur la signification au cinéma, paris, Klincksieck, 1968, p132.
(23) Edipo Re, in Il Vangelo secondo Matteo, op.cit. p.326. Le début de la traduction (jusqu'à « lune sévère » vient de l’Avant-scène p.22, la suite est une traduction libre…
(24)« è rimasta solo la cosa rivelata : rivelata, ma non accettata, non creduta, respinta. » Ibid. p.336.
(25) Ibid. p.337.
(26) Description du scénario original.
(27) Nicole Loraux, « Épouses tragiques, épouses mortes (La mort des femmes dans la tragédie grecque) » 1984, in La Femme et la Mort, GRIEF, Université de Toulouse-Le-Mirail p. 31à 57.
(28) Ce qui, pour Platon, est une circonstance atténuante.
(29) Ibid. Propos repris dans Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette 1985, p.34.
(30) Traduction de Bernard Simeone.
© Marie-Françoise Leudet - Décembre 2015
 
                            
                            
                            
                           