Julian Beck dans le rôle de Tirésias - Edipo Re de Pasolini, 1967

Si le choix de Julian Beck pour incarner Tirésias est dû en partie au fait que Pasolini n'a pu obtenir la participation d'Orson Welles, retenu par d'autres projets cinématographiques en 1967, il n'en reste pas moins qu'il ne s'agit pas du tout d'un pis-aller, mais bien d'une décision tout à fait délibérée, parce qu'inscrite dans une logique remontant à quelques années..

 

1. Pier Paolo Pasolini découvre Julian Beck et le Living Theatre en 1965

Julian Beck dans Mysteries and smaller pieces, 5-13 février 1965 à Bruxelles.

Le 12 mars 1965, Pier Paolo Pasolini assiste, en compagnie de son amie Elsa Morante qui l'y a entraîné, à la représentation des Mysteries and smaller pieces du Living Theatre, dans le théâre Eliseo de Rome.

La pièce a été créé à Paris l'année précédente, le 26 octobre 1964, puis présentée en tournée à Berlin, Metz, Heldelberg, Bruxelles, Trieste et Vienne, suscitant chaque fois un scandale croissant. A Rome, l'épisode final se termine, selon les termes de John Tytell, en « general pandemonium », un désordre indescriptible.

Pourtant, les intentions de ses créateurs, Judith Malina et Julian Beck, étaient de retrouver l'esprit des anciens mystères d'Eleusis et les origines dionysiaques du théâtre. Julian Beck avait écrit dans son essai, Storming the Barricades, qu'il fallait trouver le moyen « d'aider le public à redevenir ce qu'il était destiné à être quand les premiers drames avaient été élaborés sur l'aire à blé primitive : une assemblée conduite par des prêtres, un choeur extatique alternant lecture, réponses, danse, cherchant la transcendance, un moyen de s'élever, la poussée verticale, cherchant un état d'éveil dépassant la simple conscience, et qui vous rapproche de Dieu » (1).

Composée de neuf « jeux rituels », la pièce relevait davantage du happening, avec des acteurs portant leurs habits de tous les jours, jouant leur propre rôle, improvisant des scènes le plus souvent muettes, ou scandées de sons plus ou moins articulés. Mais l'influence majeure d'Antonin Artaud sur la troupe du Living Theatre devenait évidente lors de la dernière scène, qui évoquait la peste de Marseille au XVIIIe siècle : découverte des symptômes de la peste, terreur, panique, gestes obscènes, ensevelissement des cadavres sous une pyramide constituée d'acteurs, participation plus ou moins forcée du public, tout était anti-bourgeois au possible, dérangeant, électrisant, révolutionnaire.

En tout cas, la première impression de Pasolini, indépendamment de sa propre sensibilité théâtrale et de son peu de goût, nous le verrons dans l'article sur Carmelo Bene, pour le théâtre du Cri, dut être que ce Julian Beck avait un physique et un charisme d'illuminé mystique : il saurait s'en souvenir deux ans plus tard, quand il chercherait son Tirésias...

Compte rendu de la représentation de Mysteries and Smaller pieces à Bruxelles du 5 au 13 février 1965

 

2. Julian Beck et le Living Theatre

Une figure éclectique et provocatrice

Lorsque Pasolini vit Julian Beck pour la première fois en 1965, celui-ci avait quarante ans. Après avoir pratiqué dans sa jeunesse une peinture abstraite expressionniste, il avait fondé le Living Theatre à New York en 1947 avec sa compagne Judith Malina, et le couple s'était illustré par sa créativité bouillonnante, son anarchisme pacifiste et révolutionnaire et son anticonformisme sexuel. Il avait plusieurs fois eu maille à partir avec la police et la justice, et avait fait de la prison pour manifestations, exhibitionnisme ou consommation de drogue, ce qui lui valait une réputation sulfureuse.

Héritier des théories d'Antonin Artaud, le Living Theatre jouait un rôle prééminent dans la contre-culture et l'avant-garde américaine, choisissant des textes de poètes ou de dramaturges qui n'appartenaient pas à l'establishment, organisant des représentations dans la rue, les prisons et les asiles psychiatriques, et tentant par tous les moyens d'interpeler et de faire participer le public, pour briser le fameux « quatrième mur » du théâtre.

 

Le départ des Etats-Unis et le début de la tournée en Europe

A l'automne 1963, le LivingTheatre avait été inquiété à New York pour non paiement de $28,435 d'arriérés d'impôts, assurances et amendes. Menacés d'expulsion de leur théâtre, Julian et Judith avaient tout de même joué la pièce The Brig, malgré l'interdiction, et fini comme d'habitude au tribunal, où leur attitude provocatrice leur avait valu une condamnation à des peines de prison, soixante jours pour Julian et trente pour Judith. Après un premier séjour en Europe, où ils avaient des contrats à honorer, ils avaient effectivement purgé leur peine aux Etats-Unis pendant l'hiver 1964-65, puis décidé de s'exiler en Europe, où une vie d'incessantes tournées avait commencé au début de l'année 1965.


La tournée de toute la troupe s'effectuait dans trois vieux minibus Volkswagen, qui étaient devenus les symboles de cette vie itinérante en France, Belgique, Allemagne et Italie.

Les créations se succédaient, le plus souvent initiées par des séances d'improvisation collective, l'effet de groupe étant essentiel. Il faut signaler pour cette période :

  • Mysteries and Smaller pieces (création à Paris le 26/10/1964)
  • The Brig (création à New York le 15/05/1963)
  • Les Bonnes de Jean Genet ( création à Berlin le 26/02/1965)
  • Frankenstein (création à Venise le 26/09/1965)
  • et surtout Antigone (création à Krefeld le 19/02/1967)

Pour entrer dans les détails de ces pièces, on lira avec profit les comptes rendus et les dossiers de presse mentionnés dans le mémoire de maîtrise de Mirabelle Rousseau, Le rapport scène/salle et la place du spectateur dans les réalisations européennes du Living Theatre, entre 1964 et 1968, Paris X Nanterre, 2001



L'Antigone de Brecht, un projet qui précède de peu et encadre le tournage d'Edipo Re.

Julian Beck et Judith Malina
dans Antigone en 1980

 

Cette pièce de Brecht, Antigone de Sophocle, a été lue et traduite de l'allemand en vers par Judith Malina lorsqu'elle purgeait sa peine de prison à New York pendant l'hiver 1964-1965, puis mise de côté pendant la tournée européenne. Judith y retravaille pendant l'hiver 1966-1967, et la pièce est créée à Krefeld en Allemagne, le 19 février 1967, puis rodée en tournée jusqu'en avril. Après une interruption de quelques mois, au cours desquels il faut placer le tournage du film de Pasolini, Antigone sera reprise en novembre. Julian y tient évidemment le rôle de Créon et Judith celui d'Antigone.

Il s'agit d'une réécriture complexe de la pièce de Sophocle, réinterprétée par Brecht puis Malina à la lumière des analyses et de la traduction en vers d'Hölderlin. Cherchant à retrouver tout autant l'esprit et l'enjeu des antiques tragédies grecques que celui du théâtre d'Artaud, mais en fonction des problématiques contemporaines, le Living Theatre propose une lecture très politique et anarchiste, posant la question de la responsabilité de chacun dans la guerre. La mise en scène accentue cette réactualisation en obligeant le spectateur à participer activement à un spectacle total, associant langage articulé, gestuel et bruitages en tous genres, dans une sorte de cérémonie sacrée étrangère à tout réalisme.


La mise en scène suggère, on l’a vu, une responsabilité à plusieurs degrés : le Living dramatise la responsabilité de chaque individu et met le public 1) face à cette responsabilité partagée, 2) dans une position de victime au début du spectacle, 3) à la place des exterminateurs à la fin. Il a donc une fonction spectatrice, de témoin oculaire de la responsabilité partagée, ce qui a déjà pour lui, et pour la société à laquelle il appartient, valeur d’exemple, d’autant plus, on le verra, que la compagnie ne présente pas une fiction, mais veut rattacher par tous les moyens le spectacle à la réalité (les comédiens ne jouent pas de personnage mais parlent au présent, les éléments du spectaculaire disparaissent, allusion est faite aux guerres modernes…). Mais de plus, il tient un rôle dans le spectacle, le comédien joue avec lui et donc il fait une sorte d’expérience forcée, dans laquelle il expérimente le fait d’être bourreau puis victime, tout en voyant également les comédiens faire l’épreuve de cette même transformation. Le spectateur vit maintenant la même expérience que le comédien du Living dans The Brig. Le spectateur endosse donc une double fonction : l’une cathartique, l’autre critique et c’est dans cette mesure que le Living utilise la distanciation brechtienne tout en la dépassant (le processus de la distance chez Brecht n’exclut pas d’ailleurs l’identification) [...]

Le spectacle se fait sans costumes ni décors, ni rideau : les comédiens font tout et tiennent lieu de décors et d'accessoires (la machine de guerre, le siège de Tirésias.) La totalité des comédiens est en permanence sur scène ou dans la salle. La mise en scène comporte plusieurs couches de significations, et fait preuve d'une invention constante dans le domaine de l'expression gestuelle et vocale : le bruitage est continu et d’une grande variété. Tous les bruits, contrairement à Frankenstein, sont produits par les comédiens. Les sons sont imitatifs (vent, vagues, mer, souffle du soleil), mais pas seulement : des mélopées hindoues, des chants grégoriens sont chantés. Les actions scéniques produites par les corps évoluent dans une transformation permanente. L’expression corporelle expérimentée dans les créations précédentes est ici mise au service du texte et en démultiplie la signification, le comédien devient un vrai matériel plastique. Durant toute la représentation, une relation étroite existe entre l’action gestuelle et le texte de Brecht, l’expression gestuelle se combine avec le dialogue, tout en en élargissant le sens. À part Créon, Antigone et Ismène qui ne changent pas d’interprète, les comédiens qui interprètent le chœur (les Anciens et le Peuple qui sont au début indifférenciés) représentent plastiquement les émotions et images suscitées par le texte dans la mise en scène. La narration est d’abord mimée, stylisée dans le prélude, mais, par la suite, le geste ne raconte plus seulement une action, il représente l’imaginaire, rappelle des actions passées, exprime des métaphores. La mort de Polynice est, par exemple, représentée par des groupes de comédiens à plusieurs reprises, et ce pour raconter le point de vue de chacun sur la rumeur qui circule dans la ville et remonte jusqu’à Antigone et Ismène. Les événements qui étaient seulement relatés par Brecht sont joués par le Living comme les combats, la mort de Polynice, le geste d’Antigone sur le corps. Les images racontent, plus que ne le ferait le texte, les contradictions : ex. Antigone se promène sur le dos d’un esclave lorsqu’il est dit qu’elle aussi a accepté le système tant que sa violence ne la concernait pas, ou bien une même phrase est répétée par les Anciens et par le Peuple et exprime tour à tour l’admiration ou la mise en garde selon la traduction plastique du groupe. Le fait que le comédien ne joue pas seulement un personnage mais des fantasmes, des forces, dans la mesure où il représente avec son corps des symboles, des métaphores du texte et de la mise en scène, cette démarche entraîne l'éclatement du présent narratif (on y reviendra), et une transformation de la notion de personnage : les comédiens ne jouent pas les personnages [...].

Après le récit de la mort d’Antigone et d’Hémon et les derniers vers, ils se regroupent au fond, et attendent l’arrivée de l’ennemi. Puis, suivant Créon pas à pas, ils s’approchent du bord du plateau. Alors, les spectateurs applaudissent. Ce qui pourrait constituer une détente, ou une fin de la fiction, provoque en fait une relance de celle-ci (les spectateurs sont mis de force dans le rôle qu’on leur fait jouer) puisque les comédiens continuent à jouer, refusent les applaudissements, et reculent, terrorisés jusqu’au fond du plateau. Les Argiens, le public, après avoir subi la défaite du début, sont maintenant maîtres du sort des Thébains, des comédiens. Pour Beck, si la fin est réussie, tout le spectacle est réussi. Empêché de sortir de la fiction, si le public ressent physiquement l’horreur, il sera en mesure d’y mettre fin. (2)

 

Le jeu de scène de la fin de la pièce (Bologne, 1969)
Photographie de Carla Cerati

 

3. Pourquoi une rencontre et une collaboration de Pasolini et de Julian Beck en 1967 ?

Tel est le spectacle ambitieux et radicalement novateur que présente la troupe du Living au Teatro delle Arti de Rome, du 5 au 9 avril 1967 : c'est à ce moment-là qu'a lieu la rencontre entre Julian Beck et Pier Paolo Pasolini, lors d'un dîner après une représentation.

Pasolini partage avec Julian Beck et Judith Malina anticonformisme et goût pour la provocation ; il est aussi familier du théâtre grec, en particulier de Sophocle, puisqu'il finit de préparer le tournage d'Edipo Re, et qu'il a déjà réfléchi à une adaptation du théâtre aux problématiques politiques et esthétiques contemporaines. De sorte que cette rencontre romaine constitue une convergence de deux parcours beaucoup plus qu'une simple coïncidence.

 

Pasolini et le théâtre grec

La rencontre de Pasolini avec les tragiques grecs a eu lieu moins de dix ans plus tôt, lorsque l'acteur Vittorio Gassmann lui a demandé une nouvelle traduction de l'Orestie d'Eschyle, pour le Teatro Popolare Italiano, à la fin de l'année 1959. Les trois pièces de la trilogie ont effectivement été créées le 19 mai 1960 à Syracuse en Sicile.

Après Œdipe, Pasolini envisagera d'ailleurs de tourner un film sur cette Orestie ; il ne nous reste de ce projet que le film des préparatifs, tourné fin 1968 - début 1969 et présenté à Venise en 1973, le passionnant Carnet de Notes pour une Orestie africaine,

Après l'Orestie d'Eschyle, ce seront les projets, cette fois aboutis, d'Œdipe Roi, d'après Sophocle, puis de Médée, d'après Euripide, qui occuperont Pasolini dans un ensemble cinématographique consacré aux mythes grecs.

 

Pasolini et le« théâtre d'idées »

Fin mars 1966, Pasolini a subi une violente hémorragie au cours d'un dîner avec Alberto Moravia et Dacia Mariani dans un restaurant du portique d'Octavie. Un ulcère à l'estomac ayant été diagnostiqué, il a dû rester au lit pendant plus d'un mois, au cours duquel il a lu les dialogues de Platon, et surtout écrit six tragédies en vers, d'inspiration très autobiographique, posant la question de la place du poète et de l'intellectuel dans la société italienne des années soixante.

À 44 ans, Pasolini conçoit les six tragédies d’inspiration grecque qui font l’objet de ce projet.

Le choeur antique s’invite dans les six pièces, qu’il prenne la forme d’une collectivité «parlante», comme dans Pylade , Bête de Style et Porcherie, ou qu’il soit réduit au coryphée – Le Speaker dans Calderon, Le Spectre de Sophocle dans Affabulazione ou le fantôme du héros lui-même dans Orgie. Il y a toujours un intermédiaire entre les protagonistes et les spectateurs, dont la fonction est de regarder et de commenter l’action.

Les six pièces posent un acte de transgression. Volonté de sortir de sa «classe» dans Calderon, meurtre du fils dans Affabulazione, rejet de la raison pure dans Pylade, amour interdit sacralisé dans Porcherie, sadomasochisme dans Orgie, exhibitionnisme autobiographique dans Bête de Style. Cet exposé de l’anormalité n’est jamais de l’ordre de la provocation. Il est l’occasion d’une problématisation de la norme.

Pasolini s’inscrit bien dans la continuité de la démarche des tragiques grecs. Mais alors qu’Eschyle, Sophocle et Euripide oeuvraient dans une réalité théologique et politique claires, Pasolini est, lui, confronté – comme nous - à un monde sans projet, jonché de rêves détruits. Il lui est en conséquence impossible d’éviter à ses personnages de sombrer parfois dans le ridicule.

Ici, le tragique résulte de l’incapacité du «héros» à avoir prise sur la réalité. Mais c’est aussi grotesque. Parce que les dieux ont déserté l’humanité, lui laissant la pleine responsabilité de son destin. Drôles de tragédies, donc, plus proches, au fond, du pathétique de Molière que du cynisme de Racine.

Ces pièces peuvent se ranger dans deux catégories. Il y a celles qui mettent en scène le dilemme tragi-comique du bourgeois conformiste au pouvoir, pris à son propre piège : la vacuité spirituelle du modèle économique et politique auquel il adhère sans réserve. Et celles qui font le portait du «héros» anti-conformiste qui s’oppose au modèle dominant, mais ne parvient pas à transformer ses intentions intellectuelles en acte révolutionnaire. Vitalité désespérée… Affabulazione appartient à la première catégorie ; Bête de style à la seconde.

Les lieux de représentation ne sont pas neutres. Dans son manifeste pour un nouveau théâtre, Pasolini invite à ne pas se contenter de jouer dans les théâtres officiels mais propose de travailler aussi à la marge. De mélanger les publics. D’où cette proposition de diptyque opposant une production à l’arrachée, avec de jeunes acteurs, de Bête de style dans un lieu alternatif – l’Atelier 210 - en septembre 2010 à cette production plus institutionnelle de Affabulazione au Rideau de Bruxelles.

Frédéric Dussenne (3).

 

Affabulazione, écrit en 1966, constitue donc, juste avant le film Edipo Re, une variation originale sur le mythe d'Œdipe, puisque c'est ici le père castrateur, riche industriel milanais, qui tue le fils.

 

 

Dans le prologue, le Spectre de Sophocle, porte-parole de l’auteur, présente l'enjeu et la difficulté d'un texte qui consiste en de la poésie dramatisée, incarnée par des personnages :

Colui che vi parla è l'ombra di Sofocle. 
Sono qui arbitrariamente destinato a inaugurare 
un linguaggio troppo difficile e troppo facile: 
difficile per gli spettatori di una società 
in un pessimo momento della sua storia, 
facile per i pochi lettori di poesia. 
Ci dovrete fare l'orecchio. 
Basta. Quanto al resto, 
seguirete come potrete le vicende un po' indecenti 
di questa tragedia che finisce ma non comincia 
fino al momento in cui riapparirà la mia ombra. 
A quel momento le cose cambieranno; 
e questi versi avranno una loro grazia, 
dovuta, stavolta, a una certa loro oggettività".

Celui qui vous parle est le Spectre de Sophocle.
Je suis ici arbitrairement appelé à inaugurer
un langage à la fois trop difficile et trop facile :
difficile pour les spectateurs d'une société
au pire moment de son histoire,
facile pour les rares lecteurs de poésie.
Votre oreille devra s’y faire.
Assez sur ce point. Quant au reste,
vous suivrez comme vous le pourrez les péripéties un peu indécentes
de cette tragédie qui finit mais ne commence pas
jusqu’au moment où réaparaîtra mon spectre.
A ce moment-là, les choses changeront
et ces vers auront leur propre saveur
grâce, cette fois-ci, à une certaine objectivité.”

 

On voit donc que, par des routes très différentes, puisque Pasolini mise avant tout sur les capacités poétiques du texte tandis que Julian Beck, épaulé par la troupe du Living Theatre, fait appel à toutes les ressources du rituel dramaturgique, les deux artistes ont en tout cas le souci commun de trouver, par un retour aux sources antiques, le moyen d'arracher le public à la passivité du théâtre bourgeois, de lui refuser le divertissement, et de l'obliger à une participation qui soit pleinement politique, en prise avec l'histoire de son temps.

Qu'en est-il à présent du cinéma, puisqu'il ne s'agit pas ici de faire jouer Julian Beck sur une scène de théâtre, en interaction avec le public, mais d'utiliser l'acteur pour lui faire incarner à l'écran un personnage unique, avec deux autres acteurs non professionnels, Franco Citti et Ninetto Davoli, dans la partie mythique d'une adaptation cinématographique très personnelle de Sophocle par Pasolini ?

 

4. Le tournage d'Edipo Re au Maroc en avril 1967

Le casting de Julian Beck

La lecture du scénario d'Edipo Re indique à l'évidence que c'était initialement à Orson Welles que pensait Pasolini pour le rôle de Tirésias. En témoigne cette description du prophète jouant de la flûte, lors de la première rencontre avec Œdipe : « Un vecchio uomo, grasso, pesante, segnato dalla vecchiezza su un viso restato infante / un vieil homme, gros, lourd, marqué par la vieillesse, mais avec un visage resté enfantin. » Pasolini avait beaucoup apprécié l'ironie caustique de Welles lors du tournage de la Ricotta en 1963, dans lequel il lui avait confié un rôle de réalisateur de cinéma blasé, lisant le fameux poème « Je suis une force du passé », et il comptait manifestement exploiter sa dimension de « monstre sacré ».

Malheureusement, la trépidante carrière de Welles en tant que réalisateur sans le sou, et donc d'acteur toujours en quête de nouveaux cachets pour financer la suite du tournage en cours, avait rendu impossible la synchronisation des deux calendriers. Début avril 1967, Pasolini devait commencer à être inquiet pour son Tirésias, le tournage devant commencer au Maroc à la fin du mois.

La rencontre avec Julian Beck fut donc la bienvenue. Le physique très anglo-saxon du grand acteur américain, la blancheur de sa peau et ses yeux bleus introduisaient un total contrepoint avec les physionomies bien plus méditerranéennes de la plupart des autres acteurs et figurants du film, mais cela donnait à ce personnage de Tirésias une dimension étrange, qui faisait écho à la blancheur marmoréenne de la Jocaste de Silvana Mangano, l'autre personnage mystérieux de la partie mythique.

Le marché fut probablement rapidement conclu, puisque la participation de Beck devait se limiter à quatre jours de tournage pour deux scènes, en échange d'un tout nouveau transporteur Volkswagen, dont la compagnie itinérante du Living Theatre avait bien besoin. Par ailleurs, la perspective de faire un petit tour au Maroc intéressait vivement Beck, pour des raisons que nous allons découvrir à présent...

 

Anecdotes de tournage

Extrait de La voce del corvo, autobiographie de Francesco Leonetti, 2002

[...] Julian Beck aussi fit une apparition ; il avait obtenu de Pier Paolo la promesse d'une camionnette, en échange de son rôle de Tirésias. Il en avait besoin pour sa troupe du Living Theater. Mais je compris plus tard qu'il avait un autre motif, quand, à notre retour ensemble, il me fit faire un tour dans la médina de Marrakech, à la recherche d'une « balle » (un sac d'un mètre cube) de drogue pour les siens. C'était encore un acte de « provocation » à cette époque. Julian soutenait que du moment que je n'étais pas encore suspecté par la police, alors qu'il l'était en permanence, j'aurais peut-être pu pousser cette balle sans être inquiété jusqu'à l'aéroport, comme l'un de mes bagages. Mais il ne put en trouver pareille quantité […] Je retournai directement à Paris avec Julian qui avait besoin de moi et me faisait confiance, comme je l'ai dit [...]

Traduction d'Agnès Vinas


Lettre de Leonetti à Pasolini, le 2 mai 1967

[...] Je suis rentré avant-hier, via Paris, et j'ai déjà la nostalgie du Maroc et du cinéma ; ça a été pour moi une expérience et des vacances-travail « inoubliables ». Julian Beck était un compagnon de voyage délicieux (mais j'ai préféré Alida) et nous avons bavardé et l'Antigone m'a semblé formidable et parfaite, comme ça, à un doigt d'être tout entière musique et danse et si précise du point de vue de la « vérité » [...]

Cité par Nico Naldini, dans Pier Paolo Pasolini, Gallimard, 1991, p.315 pour la traduction française de René de Ceccatty


Il n'y a pas eu non plus de confrontations avec Julian Beck, du Living Theatre, quand Beck jouait Tirésias dans le film Œdipus Rex, qui n'est pas encore sorti sur les écrans. « Julian Beck est un saint ! » dit-il [Pasolini] en battant des mains. « Quand il est arrivé sur le tournage, au Maroc, il avait un problème oculaire sérieux, mais il ne m'en a rien dit. On lui a mis des lentilles de contact pour simuler la cécité. J'ai appris par la suite que les garder plus d'une demi-heure était dangereux et extrêmement douloureux ; mais il les a portées six ou sept heures d'affilée, à souffrir énormément, sans dire un mot. Julian Beck est un saint ! Hier soir, je suis allé au Living Theatre voir Frankenstein. Merveilleux ! »

Guy Flatley, « One Man’s God, Another Man’s Devil », The New York Times, 20 avril 1969

 

5. L'interprétation de Tirésias par Julian Beck et Pier Paolo Pasolini

 

A. La rencontre entre Œdipe et Tirésias

Si le personnage de Tirésias n'apparaît dans la tragédie de Sophocle que dans la grande scène de confrontation avec Œdipe, Pasolini a ajouté dans la partie mythique évoquant l'arrivée du héros à Thèbes, juste avant sa rencontre avec le Sphinx, une scène fondamentale pour la compréhension du film dans son ensemble. Si l'on se réfère au découpage du film plan par plan, on la trouve aux plans 448-461, à partir de la 44eme minute du film.

Dans cette scène quasiment muette, l'acteur Julian Beck n'a pour l'instant rien d'autre à faire qu'à imposer sa présence physique immobile, mystérieuse et magnétique. Seuls trois plans lui sont consacrés : le premier, cadré de manière à situer le personnage dans le paysage aride des environs de Thèbes, correspond à la vision effective d'Œdipe, qui l'aperçoit de loin sur le chemin. Les deux plans suivants, serrés aux épaules, de face puis de profil lorsqu'Œdipe est entraîné plus loin par le messager, sont bien plus subjectifs puisqu'à aucun moment Œdipe ne s'est approché de Tirésias à ce point :

 

En contrechamp, la fascination d'Œdipe s'exprime elle aussi de manière muette, par les mêmes choix de cadrages exactement : après un travelling arrière accompagnant son approche, un plan d'ensemble en plongée correspond à ce que pourrait être la perception d'un Tirésias qui ne serait pas aveugle, dominant Œdipe agenouillé devant le sacré comme il l'était lors de la scène de consultation de la Pythie ; puis deux plans rapprochés épaules, d'abord de face puis de profil en panoramique droite/gauche. Alors que les plans de Tirésias sont statiques, ceux d'Œdipe au contraire sont associés à des mouvements de caméra au début et à la fin de la scène, soulignant la quête du personnage, en mouvement depuis son départ de Corinthe et surtout sa fuite de Delphes, après la scène de la Pythie. Mais cette manière de filmer les acteurs en champ/contrechamp est classique pour une scène de rencontre.

 

Ce qui est beaucoup plus original tient au choix de Pasolini de suggérer tout le non-dit de la scène par deux techniques non pas de tournage mais de postproduction : le montage et la bande-son.


Le réseau de relations tissées d'une partie à l'autre du film, en amont dans le prologue et plus loin dans l'épilogue, indique donc à l'évidence qu'au moment du tournage au Maroc, Pasolini savait déjà comment il allait monter cette scène en postproduction, comme si elle existait déjà tout entière dans son imagination, ce que confirme la lecture du scénario. Cette manière de travailler avec les acteurs comme des instruments au service d'une vision d'ensemble se situe aux antipodes de celle de Bernardo Bertolucci, un autre réalisateur italien qui a eu l'occasion de travailler avec Julian Beck et toute la troupe du Living Theatre quelques mois plus tard, la même année 1967 :

 

Commentaire de Julian Beck sur le processus de création artistique de Pasolini

La première impression que j'ai eue, en travaillant aussi bien avec Bertolucci qu'avec Pasolini, c'est la beauté particulière de ces deux hommes. Pasolini me semble possédé, surtout quand il travaille, dirigé par et travaillant constamment à partir d'une vision, d'une image composée intérieurement de ce qui se passe sur l'écran. En tant qu'acteur, j'ai eu avec Pasolini le net sentiment que le film existait dans sa tête et qu'il était lui-même la caméra et le spectateur, que les acteurs l'aidaient, d'une manière mystérieuse, à distribuer une énergie qu'il avait en lui. Avec Bernardo [Bertolucci], un mécanisme de travail très différent s'exerce, en ceci que Pasolini semble avoir toute une structure préconçue et qu'il garde en lui ; Bernardo, lui, extériorise tout, il est ouvert, son honnêteté est splendide et désarmante.

Propos de Julian Beck recueillis par Bernard Eisenschitz, traduits par B. Eisenschitz et P. Cottrell, in « Tourner avec Bertolucci », Cahiers du Cinéma, n°194, octobre 1967, p.44.

 

B. La confrontation entre Œdipe et Tirésias

A la différence de cette scène de rencontre inventée par Pasolini, celle de la confrontation entre Œdipe devenu roi et le prophète Tirésias est attendue dans l'adaptation cinématographique, puisqu'elle constitue un moment fort de la tragédie de Sophocle. De fait, le texte grec est à peu près respecté, à quelques suppressions près. Nous nous contenterons donc de signaler les écarts ou additions les plus significatifs dans la mise en scène et le traitement en postproduction.

 

Importance des corps et des mouvements

 

Une bouche immense, mais pas une voix... La question du doublage en post-synchronisation


 

Dans cet extrait vidéo, qu'il est nécessaire de visionner en version originale italienne, le décalage entre les lèvres et la voix des acteurs se manifeste avec une évidence particulière en ce qui concerne Julian Beck. La question mérite ici d'être posée, dans la mesure où on ne pouvait de toute façon pas s'attendre à ce que l'acteur américain, même jouant en italien, puisse s'exprimer absolument sans accent : le doublage s'imposait forcément, de sorte qu'il n'est pas très pertinent de s'extasier sur telle ou telle caractéristique de la diction de Julian Beck. Sauf à trouver le film doublé en anglais - et encore -, à aucun moment nous ne pourrons entendre la VOIX de l'acteur américain. Mais nous allons voir que cette question est cruciale pour Pasolini, et permet de mettre en évidence une poétique tout à fait concertée :

Interview de Pasolini à propos du doublage des acteurs en postsynchronisation, 1967

Marisa Rusconi pour Sipario - Mais pourquoi avez-vous recouru au doublage des acteurs comme Franco Citti, Carmelo Bene, Julian Beck, ce qui a donné aux protagonistes cette diction impersonnelle et artificielle que vous combattez au théâtre ?

Dans tous mes films d'inspiration historique, je suis confronté à ce problème sans solution ; je préférerais ne jamais doubler les acteurs, le doublage est toujours pour moi une chose horrible, comme par ailleurs l'usage de tout élément construit et juxtaposé. Mais comment accepter un Œdipe qui parle avec l'accent romain ? Ou un Tirésias avec des inflexions américaines ? Alors, je cherche les solutions qui constituent un moindre mal, par exemple le doublage par des acteurs siciliens qui aient un accent plus raffiné (comme je l'ai fait avec Julian Beck, doublé par Puglisi *), pour le rendre moins gênant. (6)



Interview de Pasolini à propos du doublage des acteurs en postsynchronisation, 1970

Jean Duflot - Est-ce la peur de naturalisme qui vous pousse à doubler intégralement vos films ?

Le doublage, en déformant la voix, en altérant les correspondances qui relient le timbre, les intonations, les inflexions d'une voix à un visage, à un type de comportements, confère un nouveau mystère au film. Sans compter que très souvent, si vous voulez obtenir un rapport déterminé entre son et image, un rapport de valeurs précises, vous êtes contraint de changer une voix. Cela dit, j'aime élaborer une voix, la combiner à tous les autres éléments d'une physionomie, d'un comportement. Amalgamer... C'est toujours mon penchant pour le pastiche, sans doute ! Et... le refus du naturel.

Jean Duflot - Vous changez souvent la voix de vos personnages ?

Au début je le faisais probablement par manque de confiance en moi-même... Ainsi j'ai doublé Franco Citti avec Paolo Ferrari, alors que sa propre voix aurait très bien pu faire l'affaire... La preuve en est que j'utilise souvent la voix de Citti pour doubler celle de personnages populaires. Parfois des voix célèbres se cachent derrière un visage plus ou moins anonyme (ou l'inverse)... L'écrivain Giorgio Bassani double Orson Welles dans la Ricotta... La voix du Christ dans l'Evangile est celle d'Enrico Maria Salerno, etc.

Jean Duflot - Bien entendu, vous n'utilisez pas le son direct ?

Je ne suis pas contre, mais vu ma conception du langage, il ne m'est d'aucune utilité... du moins dans les longs métrages de fiction. Je double toutes les voix des personnages, souvent, par leur propre voix.

Jean Duflot - Et le doublage en langue étrangère ?

Alors là, c'est la catastrophe ! En Italie et en France un véritable cauchemar ! Je crois même qu'il n'y a pas pire, plus guindé, plus conformiste que le doublage en France. Le principe des sous-titres a le mérite au moins de respecter «l'accent» du film. (7)



Jouer faux - Florence Bernard de Courville, 2012

Devant le palais de Thèbes, pendant le long monologue proféré par Tirésias, la voix de Julian Beck est post-synchronisée. Sa parole est décalée, l'harmonie qui lie la voix au corps est déchirée. La post-synchronisation refuse le naturalisme, le réalisme : Julian Beck n'incarne pas Tirésias, il exhibe les lois physiques du simulacre, le mime d'être-là présent vers le corps de celui qui n'est pas là. Dans cette scène, effectuée sans prise de son direct, l'acteur double son propre corps, qui aurait aussi pu être doublé par un autre. Le discours de Tirésias n'appartient ni à la voix qui le prononce ni au corps de celui qui le rend effectif, il se donne à une voix, s'offre à un corps. La post-synchronisation est porteuse du concept durassien de «faux-semblant», jeu d'échos d'autant plus incertain qu'il ne provient que de sa propre réflexion, démultipliée par la relance interne de l'image et du son. On peut parler d'une in, off, out, through des corps et des voix : les voix post-synchronisées sont à la fois dans et hors du corps, elles le traversent et délient le corps de l'acteur de celui du personnage qu'il joue. Les voix s'entendent ainsi dans une sorte de présence distanciée. (8)


 

Dans la chambre nuptiale : l'ambiguïté de Jocaste

A cette distance proprement cinématographique induite par le décalage entre l'image et le son, il faut ajouter les effets que tire Pasolini de la voix off de Tirésias, en intercalant dans la scène des plans de Jocaste qui l'entend dans la chambre nuptiale dominant la façade du palais. Ce jeu permis par le montage donne à ce personnage mystérieux, dont on ne sait pas si elle sait ou refuse de savoir, une ambiguïté fascinante qu'il n'y a pas lieu de développer ici : on consultera pour cela l'étude effectuée par Marie-Françoise Leudet.

 

 

Le rôle du messager

Une dernière innnovation par rapport à la scène de Sophocle est introduite par le rôle que donne Pasolini au guide de Tirésias. Simple figurant dans la tragédie grecque, sans autre fonction que d'accompagner un aveugle qui ne peut se déplacer seul, ce messager joué par Ninetto Davoli acquiert dans cette scène une tout autre importance :


En premier lieu, la fonction de Ninetto a inexplicablement changé : de guide d'Œdipe arrivant aux abords de Thèbes, et qu'il a accompagné jusqu'à Tirésias, au sphinx puis à Jocaste, il est devenu le guide de Tirésias, prenant de fait la place du petit enfant endormi que l'on avait entrevu au pied du devin joueur de flûte. A présent, Ninetto le messager prend soin du vieil aveugle, qu'il protège de son chapeau et conduit jusqu'à l'arbuste où il va pouvoir se protéger un peu du soleil : son rôle excède celui d'un simple figurant.

 

D'autant qu'au moment de la grande tirade d'Œdipe accusant Tirésias de charlatanisme, un plan étonnant montre Ninetto tout triste, se saisissant de la flûte que lui a confiée Tirésias en arrivant, et se mettant à jouer l'air de Mozart associé au thème de la mère, que l'on avait entendu lors de la première rencontre, mais cette fois à la flûte uniquement. Par ce jeu de scène, Ninetto double en quelque sorte la vérité que Tirésias est en train de révéler à Œdipe, comme s'il était lui-même inspiré par quelque force qui le dépasse.

 

Enfin, conformément à la logique de structuration très rigoureuse propre à Pasolini, ce motif de Ninetto à la flûte annonce la scène qui plus tard servira de transition entre la partie mythique et l'épilogue : dans une lumière de crépuscule et sur le même parvis du palais de Thèbes où a été pour la première fois proclamée la vérité, Ninetto le messager confiera à Oedipe, enfin purifié par la cécité qu'il vient de s'infliger, la flûte de Tirésias et lui montrera comment en jouer... ce que fera quelques secondes plus tard dans le film un Œdipe moderne, vagabond comme Tirésias et faisant la manche sur le parvis de la cathédrale de Bologne. La boucle sera alors bouclée : un poète incompris de ses contemporains prolonge aujourd'hui le rôle que jouait un poète-prophète aveugle, proclamant une vérité impossible à entendre parce qu'à la fois sacrilège et trop humaine, et que dans l'aveuglement de la colère Œdipe avait d'abord de toutes ses forces refusée.

 

6. Un nouvel Œdipe et un nouveau Tirésias en 1967/68

Aux antipodes de ces partis-pris cinématographiques, le britannique Philip Saville tourne un nouvel Œdipe Roi (Œdipus the King) à peu près en même temps que l'Edipo de Pasolini, mais cette fois en Grèce, dans le théâtre antique de Dodone, avec... Orson Welles en Tirésias. Voici comment Pasolini, répondant aux questions des Cahiers du cinéma, imagine quelle aurait pu être son interprétation dans son propre film :


PPP- En ce qui concerne Tirésias, j'avais d'abord songé à Orson Welles. Je n'ai pu l'avoir.

Cahiers - Il aurait été très différent de Julian Beck.

PPP- Je ne dirais pas très différent. Ç'aurait toujours été un Tirésias profondément mythique, joué par un très grand acteur (comme Julian Beck l'est aussi). Welles, simplement, aurait probablement ajouté au personnage une dimension morale, pimentée de son intelligence et de sa cruauté ordinaires : il aurait été un Tirésias accusateur. Julian Beck, non, il est plus irrationnel, poétique, prophétique au sens le plus mystérieux du mot. Il a fait tomber le moralisme du personnage au profit de son prophétisme.

Cahiers du cinéma, n°195, novembre 1967

 

D'après cet extrait vidéo, on pourra apprécier effectivement la différence de présence physique et de jeu entre les deux acteurs... A chacun ensuite de juger.



(1) « To aid the audience to become once more what it was destined to be when the first dramas formed themselves on the threshing floor : a congregation led by priests, a choral ecstasy of reading and response, dance, seeking transcendance, a way out and up, the vertical thrust, seeking a statie of awareness that surpasses mere conscious being and brings you closer to God », in « Storming the barricades », essai de Julian Beck servant de préface au texte de la pièce The Brig de Kenneth Borwn, Hill and Wang, 1965, p.21

(2) Mirabelle Rousseau, Le rapport scène/salle et la place du spectateur dans les réalisations européennes du Living Theatre, entre 1964 et 1968, Paris X Nanterre, 2001. On pourra aussi juger du caractère détonnant de ce spectacle et de l'engagement physique de la troupe dans ce compte rendu de la représentation du 14/10/1967.

(3) Article publié sur le site www.theatre-contemporain.net

(4) Traduit de l'italien par Agnès Vinas. Cité par Roberto Calabretto, « La musica della 'Trilogia classica' di Pier Paolo Pasolini », in Il mito greco nell'opera di Pasolini, a cura di Elena Fabbro, Forum Editrice Universitaria Udinense, 2006, p.154.

(5) Jean Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Pierre Belfond, 1970, pp.107-108.

(6) Propos de Pasolini recueillis par la revue italienne Sipario, n° 258, octobre 1967, p.27. Traduit de l'italien par Agnès Vinas.
* Il faut signaler qu'Aldo Puglisi, un Sicilien de Catane, a aussi prêté sa voix à Dieu lui-même dans La sequenza del fiore di carta tournée par Pasolini l'année suivante (NdT).

(7) Jean Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Pierre Belfond, 1970, pp.119-120.

(8) Florence Bernard de Courville, Œdipe Roi de Pasolini, Poétique de la mimesis, L'Harmattan, 2012, p.142.


Bibliographie et sitographie complémentaires


© Agnès Vinas