Éraste et éromène
Coupe à figures rouges du peintre de Briséis - v. 480 av.JC
RMN-Musée du Louvre - Hervé Lewandowski

 

Définitions et étymologie

Étymologiquement, le mot pédérastie est une transposition du grec ancien παιδεραστής /paiderastès, mot forgé sur παῖς / paîs « enfant » (implicitement mâle) et ἐραστής / erastếs « amant ». Cette notion désigne l’amour d’un adulte pour un jeune garçon, impliquant un sentiment plus fort que l’amitié (φιλία / philia).

La pédérastie apparaît donc comme un cas particulier de la relation homophile, en tenant compte de la différence d’âge entre les deux partenaires. Dans la Grèce antique, elle désigne une institution morale et éducative bâtie autour de la relation particulière entre un homme adulte et un garçon plus jeune, pré-pubère ou pubère. La différence d’âge est primordiale (la pédérastie ne concerne pas un adulte et un enfant impubère) et l’éphébie marque la fin de cette relation pédérastique. En effet lorsque le garçon devient adulte, passage marqué par la naissance de la barbe, il ne peut plus y avoir asymétrie et rapport de force, comme nous verrons qu’ils sont nécessaires dans cette relation éducative.

Il ne saurait être question dans ce document de faire un tour d’horizon complet de ce qu’a pu être la pédérastie grecque mais de cerner l’essentiel de ce qu’elle fut comme système d’éducation (avec de larges extraits de l’ouvrage d’Henri-Irénée Marrou) et de ce qu’elle exigeait comme valeurs de l’amour. Soulignons en effet que dans un milieu aristocratique du monde grec antique, l’amour est éducateur par essence. Évidemment Socrate vient immédiatement à l’esprit et nous nous appuierons sur Platon et Xénophon, les deux philosophes qui en ont développé les thèses.

 

De la pédérastie comme éducation

Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité (1)

« Il me faut bien parler ici de la pédérastie, car cela importe à l’éducation », déclare Xénophon rencontrant ce sujet dans son analyse des institutions de Sparte. Je ne puis que reprendre ses paroles à mon compte : personne n'ignore la place qu'a occupée l’amour masculin dans la civilisation hellénique, et cette place, on va le voir, est particulièrement notable dans le domaine de la pédagogie. Pourtant ce sujet, essentiel, n'est le plus souvent abordé par l’historien qu'avec une excessive circonspection, comme s'il relevait d'une curiosité malsaine. En fait, les modernes ont perdu beaucoup de temps à scruter avec malignité les témoignages antiques relatifs aux « amours garçonnières » en ne s'intéressant qu'à l'aspect sexuel de la chose : les uns ont voulu faire de l'ancienne Hellade un paradis pour les invertis, ce qui est excessif : le vocabulaire même de la langue grecque et la législation de la plupart des cités attestent que l'inversion n'a pas cessé d'y être considérée comme un fait « anormal »; d'autres ont cherché à se duper par une apologie naïve de la pédérastie pure, opposée à l'inversion charnelle, ce qui fait fi des témoignages les plus formels (2).

Qu'en était-il au juste ? La question est naturellement complexe : il faudrait pouvoir distinguer les différents niveaux de moralité, les temps et les lieux, car tous les peuples grecs ne réagissaient pas de même en face de la pédérastie. On pense à la difficulté qu'auront les sociologues de l'avenir quand ils chercheront à déterminer, par exemple, ce qu'était l'adultère pour les Français du XXe siècle : dans leurs fiches se juxtaposeront, comme se juxtaposent dans les nôtres les témoignages contradictoires de l'antiquité, des documents aussi divers que les vaudevilles du Palais-Royal et la littérature spirituelle relative au mariage chrétien.

Mais étudier la technique de l'inversion, la proportion d'homosexuels dans la société grecque n'intéresse guère que la psychiatrie ou la théologie morale ; le véritable intérêt humain n'est pas là : il réside dans la conception de l'amour (que depuis le XIIe siècle, nous avons appris à approfondir au-delà de la libido, au sens biologique du terme) et de son rôle dans la vie.

L’amour grec, camaraderie guerrière


Achille pansant Patrocle
Kylix à figures rouges du peintre de Sôsias - v.500 av.JC
Staatliche Museen - Berlin

Pour l'historien, il suffit de constater que l'ancienne société grecque a placé la forme la plus caractéristique et la plus noble de l'amour dans !a relation passionnelle entre hommes, disons de façon précise entre un aîné, adulte, et un adolescent (l'âge théorique de l’éromène étant de quinze à dix-huit ans). Que de telles relations aient souvent conduit à des relations sexuelles contre nature, c'est ce qu'il est trop facile de comprendre : il suffit de se référer à l'expérience statistique et de songer à la faiblesse de la chair, mais encore une fois cela importe moins que les conséquences d'une telle façon de sentir sur l'ensemble de la civilisation. […]

La pédérastie hellénique m'apparaît en effet comme une des survivances les plus nettes et les plus durables du Moyen Âge féodal. Son essence est d'être un compagnonnage de guerriers. L'homosexualité grecque est de type militaire ; elle est très différente de cette inversion initiatique et sacerdotale que l'ethnologie étudie de nos jours chez toute une série de peuples « primitifs », provenant de régions les plus diverses de la terre (Australie, Sibérie, Amérique Sud et Afrique bantoue) et qui sert à faire entrer le sorcier dans un monde magique de relations supra-humaines. […]

L'amitié entre hommes me paraît une constante des sociétés guerrières, où un milieu d'hommes tend à se refermer sur lui-même. L'exclusion matérielle des femmes, tout effacement de celles-ci, entraînent toujours une offensive de l'amour masculin. La chose est encore plus accusée en milieu militaire : on tend à y disqualifier l’amour normal de l'homme pour la femme en exaltant un idéal fait de vertus viriles (force, vaillance, fidélité), en cultivant un orgueil proprement masculin. […]

La cité grecque, ce « club d'hommes », conservera toujours ce souvenir de la chevalerie primitive : que l'amour masculin y soit bien associé à la Kriegkameradschaft est attesté par nombre d'usages (3). On professait, dans le milieu de Socrate, que l'armée la plus invincible serait celle qui serait composée de paires d'amants, mutuellement excités à l'héroïsme et au sacrifice (4) : cet idéal fut effectivement réalisé au IVe siècle dans la troupe d'élite, créée par Gorgidas, dont Pélopidas fit le bataillon sacré et à qui Thèbes dut son éphémère grandeur.

Un texte justement célèbre, de Strabon permet d'évoquer avec précision l'atmosphère caractéristique de cette conception noble de l'amour viril. En Crète, nous dit-il, le jeune homme était l'objet, de la part de son amant, d'un véritable enlèvement, accompli d'ailleurs avec la connivence de l'entourage. Conduit d'abord dans le « club d'hommes », ἀνδρεῖον / andreion, du ravisseur, il partait faire avec celui-ci et ses amis un séjour de deux mois à la campagne, marqué de banquets et de chasses. Le temps de la lune de miel achevé, le retour de l'éphèbe était solennellement fêté ; entre autres cadeaux, il recevait une armure de la part de son amant dont il devenait le παρασθείς / parastheis, l'écuyer. Reçu dans l'Ordre des Illustres, Κλεινοί / kleinoi, il est désormais pleinement intégré à la vie noble, compte parmi les hommes, entre à la place d'honneur dans les chœurs et les gymnases. II s'agit bien, on le voit, du recrutement d'une fraternité aristocratique et militaire ; Strabon insiste sur le rang social élevé requis, au même titre des deux amis, et il ajoute : « Dans de telles relations, on recherche moins la beauté que la vaillance et la bonne éducation. »

Comme d'usage, notre auteur jette un voile pudique sur l'aspect sexuel de ces pratiques. Les modernes, à l'encontre, ont tenu à surenchérir de ce côté : ils ont voulu que le rite d'initiation, d'intégration à la communauté mâle, ait été non pas la liaison prise en général, mais très précisément l'acte anormal ; l'humeur virile réalisant de façon matérielle et brutale la transmission de mâle à mâle de la vertu guerrière.

À la vérité, cela dépasse de beaucoup les données de nos textes : il s'agit là d'une de ces majorations obscènes auxquelles les sociologues modernes ont si souvent soumis les rites et les légendes considérés comme « primitifs » : de telles hypothèses relèvent d'une psychanalyse élémentaire, tant de refoulements ingénus se dissimulent dans l'âme des savants !

Quoi qu'il en ait été à l'origine, la pratique de la pédérastie a subsisté, profondément intégrée aux mœurs, même lorsque la Grèce, dans son ensemble, eut renoncé à un genre de vie militaire. Il nous faut analyser les conséquences qu'elle a entraînées dans le domaine de l'éducation.

 

La morale pédérastique

D'abord l'amour grec a contribué à donner sa forme à l'idéal moral qui sous-tend toute la pratique de l'éducation hellénique, idéal dont j'ai commencé l'analyse à propos d'Homère : le désir, chez l'aîné, de s'affirmer aux yeux de son aimé, de briller devant lui, le désir symétrique chez le cadet de se montrer digne de son amant, n'ont pu que renforcer, chez l'un et l'autre, cet amour de la gloire que tout l'esprit agonistique exaltait par ailleurs : la liaison amoureuse est le terrain de choix où s'affronte une grande émulation. D'autre part, c'est toute l'éthique chevaleresque, fondée sur le sentiment de l'honneur, qui reflète l'idéal d'une camaraderie de combat. La tradition antique est unanime à lier la pratique de la pédérastie à la vaillance et au courage.


François Rude - La Marseillaise (détail) - 1833
Arc de triomphe, Paris (5)

L’amour viril, méthode de pédagogie

Il y a plus : l'amour grec fournira à la pédagogie classique son milieu et sa méthode ; cet amour est, pour un Ancien, éducateur par essence, « et aussitôt il entreprend d’éduquer » dira par exemple Platon.

La constitution d'un milieu masculin clos, interdit à l'autre sexe, a une portée et comme une inspiration pédagogique : elle traduit, en l'exagérant jusqu'à l’absurde et jusqu’à la folie, un besoin profond ressenti par les hommes, qui les pousse à réaliser dans leur plénitude les tendances propres à leur sexe, à devenir plus pleinement hommes. L'essence de la pédérastie ne réside pas dans les relations sexuelles anormales (J'ai rappelé le dégoût que l'inversion, au sens gidien, passif, du terme, inspire à la langue et à la sensibilité grecques) : elle est d'abord une certaine forme de sensibilité, de sentimentalité, un idéal misogyne de virilité totale.

Cette discipline intra-sexuelle s'incarne dans une pédagogie appropriée. Ici, comme en tant d'autres domaines, le clair génie hellène a su pousser son analyse avec tant de profondeur qu'il me suffira de rapporter les conclusions que Platon et Xénophon s'accordent pour attribuer à Socrate. La relation passionnelle, l'amour (que Socrate sait déjà distinguer du désir sexuel, et opposer à lui) implique un désir d'atteindre à une perfection supérieure, à une valeur idéale, à l’ἀρετή / aretê. Je ne reviens pas sur l'effet ennoblissant que peut exercer sur l’aîné l’éraste, le sentiment d'être admiré : l'aspect éducatif de la liaison amoureuse concerne évidemment surtout le partenaire plus jeune, l'éromène adolescent.

La différence d'âge établit entre les deux amants un rapport d'inégalité, au moins de l'ordre de celui qui existe entre frère aîné et frère cadet. Le désir, chez le premier, de séduire, de s'affirmer fait naître chez le second un sentiment d'admiration fervente et appliquée : l’aîné est le héros, le type supérieur sur lequel il faut se modeler, à !a hauteur duquel on cherchera, peu à peu, à se hausser.

Chez l'aîné se développait un sentiment complémentaire : la théorie socratique est illustrée, dans la tradition, d'une abondante série d'anecdotes symboliques ; répondant à cet appel, l'aîné sentait naître en lui une vocation pédagogique, il s'instaurait maître de son aimé, s'appuyant sur ce noble besoin d'émulation. On décrit trop souvent l’Éros grec comme une simple aspiration de l'âme, éperdue de désir, vers ce qui lui manque ; du côté de l'amant, l'amour antique participe pourtant aussi à l'ἀγαπή / agapê par cette volonté d'ennoblissement, de don de soi, par cette nuance, pour tout dire, de paternité spirituelle. Ce sentiment, si minutieusement analysé par Platon, s'éclaire à la lumière d'une analyse freudienne : c'est évidemment l'instinct normal de la génération, le désir passionné de se perpétuer dans un être semblable à soi, qui, frustré par l'inversion, se dérive et se défoule sur ce plan pédagogique. L'éducation de l’aîné apparaît comme un substitut, un ersatz dérisoire d'enfantement : « L'objet de l'amour (entendez : pédérastique) est de procréer et d'engendrer dans le Beau ».

La liaison amoureuse s'accompagne donc d'un travail de formation d’un côté, de maturation de l'autre, nuancé là de condescendance paternelle, ici de docilité et de vénération ; il s'exerce librement par la fréquentation quotidienne, le contact et l'exemple, la conversation, la vie commune, l'initiation progressive du plus jeune aux activités sociales de l'aîné : le club, le gymnase, le banquet.

Si j’ai tenu à développer devant le lecteur une analyse aussi patiente de ces monstrueuses aberrations, c'est que, pour un Grec, tel était le mode normal, la technique type de toute éducation : la παιδεία / paideia se réalise dans la παιδεραστεία / paiderasteia. Cela paraît étrange à un moderne, j'entends à un chrétien : il faut voir que cela s'intègre dans l’ensemble de la vie antique.

La famille ne pouvait constituer le cadre de l'éducation : la femme, effacée, n'est reconnue compétente que pour l'élevage du bébé ; à partir de sept ans, l'enfant lui échappe. Quant au père (nous sommes, ne l'oublions pas, à l'origine dans un milieu aristocratique), il est accaparé par la vie publique ; il est citoyen, homme politique, avant d'être chef de famille. […]

L'éducation n'était pas davantage assumée par l'école : à l'époque archaïque, celle-ci n'existait pas ; une fois créée, elle resta toujours un peu méprisée, disqualifiée par le fait que le maître était payé pour son service, cantonné dans un rôle technique d'instruction, non d'éducation. […]

Pour le Grec, l'éducation, παιδεία / paideia, résidait essentiellement dans les rapports profonds et étroits qui unissaient personnellement un jeune esprit à un aîné qui était à la fois son modèle, son guide et son initiateur, rapports qu'une flambée passionnelle illuminait d'un trouble et chaud reflet.

L'opinion, et à Sparte la loi (6), tenaient l'amant pour moralement responsable du développement de l’aimé : la pédérastie était considérée comme la forme la plus parfaite, la plus belle, d'éducation, τήν καλλιστήν παιδείαν / tên kallistên paideian. Le rapport de maître à disciple réitéra toujours, chez les Anciens, quelque chose du type d'amant à aimé ; l'éducation était moins en principe un enseignement, une endoctrination technique, que l'ensemble des soins dépensés par un aîné plein de tendre sollicitude pour favoriser la croissance d'un cadet brûlant du désir de répondre, en s'en montrant digne, à cet amour.

Chapitre III, p.55-62

 

Dans ce contexte, la pédérastie était considérée comme la forme la plus parfaite, la plus belle, d’éducation puisque – nous reprenons le propos de H-I Marrou – « l’éducation résidait essentiellement dans les rapports profonds et étroits qui unissaient personnellement un jeune esprit à un aîné qui était à la fois son modèle, son guide et son initiateur » (7)

 

Socrate, les philosophes grecs et la valeur de l’amour pédérastique

Scène de banquet - Tombe du plongeur - v.480 av.JC - Paestum (Italie)

 

Pour suivre les conceptions de Platon et de Xénophon, et par là même celles de Socrate, nous proposons des extraits de la présentation que Robert Flacelière a faite de l’ouvrage de Félix Buffière (8) d’une part et d’une nouvelle édition du Banquet de Xénophon d’autre part.

 

  1. Les conceptions de Platon

Celles-ci, nous rappelle R. Flacelière, ont d’ailleurs considérablement évolué entre l'époque du Banquet et du Phèdre et celle des Lois.

Éros chez les philosophes : apologies, condamnations.

Dans le Banquet, les discours de Pausanias et d'Aristophane sont les seuls, avant celui de Socrate, « à traiter la question à une certaine profondeur ». Pausanias, l'amoureux du poète tragique Agathon, pose les règles de la « bonne » pédérastie, celle qui vise essentiellement à l'éducation du jeune et à sa formation en vue de l’arétè, que cette liaison soit ou non charnelle. L'Éros céleste, fils de l'Aphrodite Ouranienne, est évidemment bien supérieur à l'Éros populaire, fils de l'Aphrodite Pandémienne. L'amour, même sensuel, d'un garçon doit être approuvé s'il conserve un but moralement élevé, et l’éromène doit livrer son corps à celui qui le fait croître en vertu. On sait qu'Alcibiade proposa spontanément à Socrate un marché de ce genre. […].

L'intérêt de ces discours de Pausanias et d'Aristophane est de nous faire connaître les thèses ou les élucubrations des milieux intellectuels d'Athènes à l'époque de Platon. Mais l'opinion de celui-ci, dans le Banquet comme ailleurs, est évidemment celle qu'exprime Socrate. Tout enseignement digne de ce nom implique l'amour de l'enseignant pour l'enseigné, et c'est pourquoi toute droite pédagogie est normalement, si l'on peut dire, pédérastique, étant entendu qu'il s'agit d'un amour purement spirituel, « platonique », qui conduit à une fécondation du même ordre. Socrate lui-même s'attachait sans cesse à ses païdica et proclamait son amour pour eux, en vue d'éveiller leur âme à la vertu et à la sagesse.

La pédérastie est ainsi magnifiée dans le Banquet mais aussi dans le Phèdre. La folie (mania) amoureuse permet d'accéder en esprit au lieu supracéleste et à la bienheureuse vision du divin (macaria opsis). La République, en 402d - 403b, admet encore les bienfaits de l'amour pédérastique, tandis que les Lois condamnent absolument tout acte sexuel non ordonné à la génération, position qui était certainement celle de Socrate et qui préfigure des éthiques de l'avenir, notamment celle du christianisme.

Robert Flacelière, « La pédérastie dans la Grèce antique ». In: Revue des Études Grecques, tome 93, fascicule 442-444, Juillet/décembre 1980. pp. 498-503

 

  1. Les conceptions de Xénophon :

Présentées par Robert Flacelière dans son article À propos du Banquet de Xénophon (9) :

Le Banquet de Xénophon est, comme celui de Platon, un dialogue Sur l'amour, et son auteur a eu visiblement pour intention de retoucher la figure de Socrate, telle qu'elle apparaissait dans l'ouvrage de Platon. Les § 32-34 du chap. VIII sont des allusions certaines au Banquet platonicien, 178e et 182b. Xénophon a voulu rappeler que Socrate condamnait la pédérastie charnelle d'une façon beaucoup plus rigoureuse et absolue qu'on ne pourrait le croire d'après l'œuvre de Platon. Quand nous parlons d'amour « platonique », il serait peut-être plus exact historiquement de dire : « socratique ». […]

Mais surtout, il me paraît évident que le long discours de Socrate, au chapitre VIII, constitue le morceau central et la principale raison d'être du Banquet de Xénophon. Or, ce discours distingue d'abord les deux Aphrodites, Céleste et Vulgaire, puis exalte l'amour chaste et « pédagogique » au détriment de la pédérastie charnelle qui est condamnée avec force. C'est là que le maître expose ses idées sur l'amour, et ce discours occupe à peu près la même place, dans l'économie générale de l'œuvre, que le discours de Socrate rapportant les propos de Diotime dans le Banquet de Platon. […]

En revanche, l'amour né de l'Aphrodite Ouranienne, « qui ne participe pas de la femelle, mais du mâle seulement » est essentiellement l'amour masculin de la « droite » pédérastie, celui qui s'adresse aux garçons « après que ceux-ci ont déjà commencé à faire preuve d'intelligence, c'est-à-dire vers le temps où la barbe leur pousse au menton ». Ceux qui poursuivent les garçons trop jeunes et imberbes sont des « pandémiens » , et c'est par leur faute que la pédérastie est déconsidérée au point que « certaines gens ont le front de prétendre qu'il est honteux d'accorder ses faveurs aux érastes ».

Si maintenant l'on compare, à propos de la distinction des deux Aphrodites, les paroles de Pausanias chez Platon et celles de Socrate chez Xénophon, on voit facilement ce qui les sépare. Pour Pausanias, l'Ouranienne est avant tout la déesse de ce que l'on appellera justement l'« uranisme », et la Pandémos celle de l'amour entre homme et femme (et, par extension de sens seulement, celle de la pédérastie abusive). Pour le Socrate de Xénophon, la ligne de démarcation est beaucoup plus simple et nette : la Pandémos nous fait aimer les corps, et l'Ouranienne, les âmes, qu'il s'agisse, peu importe, d'amour homosexuel ou hétérosexuel. La rectification est claire. Mais, dira-t-on, chez Platon, ce n'est pas Socrate qui parle, mais Pausanias. Sans doute, mais, dans la suite du Banquet platonicien, voit-on Socrate réfuter la thèse de Pausanias ? Cette ambiguïté permet de penser que Socrate approuvait de telles vues, et c'est pourquoi, me semble-t-il, Xénophon a tenu à rappeler dans son œuvre la distinction exacte que Socrate, d'après ses souvenirs, faisait entre les deux amours, distinction qui devait lui paraître gauchie et faussée par les propos de Pausanias.

On comprend pourquoi Félix Buffière insiste sur le fait qu’il nous faut distinguer la pédérastie de l'homosexualité. Celle-ci peut même susciter le mépris des Grecs, alors que la pédérastie, à condition qu’elle respecte les règles de fidélité et de vertu est hautement estimée. La pédérastie charnelle quant à elle est tacitement admise et considérée comme inévitable. Retour à la réalité humaine…

 

Textes anciens

Les coutumes des Crétois :

X, 4 - La Crète

21. Une autre coutume propre aux Crétois est celle qui réglemente la pédérastie. Ce n'est point, en effet, par la persuasion, mais bien par le rapt, qu'ils s'assurent la possession de l'objet aimé. Trois jours et plus à l'avance l'éraste prévient de son projet d'enlèvement les amis du jeune garçon qu'il aime. Or, ce serait pour ceux-ci le comble du déshonneur s'ils cachaient l'enfant ou qu'ils l'empêchassent de passer par le chemin indiqué : ils paraîtraient avouer par là qu'il ne méritait pas les faveurs d'un éraste aussi distingué. Que font-ils, alors ? Ils se rassemblent, et, si le ravisseur, par son rang et à tous autres égards, est dans une position égale ou supérieure à celle de la famille de l'enfant, ils se contentent, dans leur poursuite, pour se mettre en règle avec la loi, de faire un semblant d'attaque ; mais ils laissent, en somme, enlever l'enfant, et en témoignent même toute leur joie. Que le ravisseur, au contraire, soit d'un rang notoirement inférieur, ils lui enlèvent impitoyablement l'enfant des mains. En tout cas, la poursuite cesse dès que l'enfant a franchi le seuil de l'andrion de son ravisseur. Généralement, ce qui séduit les Crétois, ce n'est pas tant la beauté du corps de l'enfant, que la vaillance de son âme et la décence de ses mœurs. [Une fois en possession de celui qu'il aime], l'éraste le comble de présents et l'emmène loin de la ville, où il veut. Seulement tous ceux qui ont été témoins de l'enlèvement deviennent leurs compagnons, et, après qu'ils ont passé deux mois tous ensemble à banqueter et à chasser (la loi n'autorise pas le ravisseur à retenir l'enfant plus longtemps), ils regagnent la ville de compagnie. L'enfant est alors rendu à la liberté : il reçoit de son éraste, indépendamment du manteau de guerre, du bœuf et de la coupe, qui sont les dons prescrits par la loi, une infinité d'objets de prix, ce qui constitue l'éraste en une dépense si forte que ses amis se cotisent d'ordinaire à cette seule fin de lui venir en aide. L'enfant immole à Jupiter le bœuf qu'il a reçu et offre un dernier banquet à tous ceux qui l'ont ramené à la ville ; après quoi, il déclare hautement s'il a eu ou non à se louer de ses rapports avec son éraste : c'est la loi qui autorise cette déclaration, et elle le fait pour que l'enfant sache qu'en cas de violence de la part de son éraste pendant l'enlèvement il a le droit de se venger et de fuir loin de lui. Un jeune garçon, beau de corps et noble de naissance, qui ne trouve pas d'éraste [est déshonoré] : on suppose qu'un vice de cœur a seul pu lui attirer cet outrage. Les parastathentès, au contraire (tel est le nom qu'on donne aux enfants qui ont été enlevés), jouissent d'importantes prérogatives : ils ont les places d'honneur dans les chœurs et dans les exercices du stade, et peuvent se distinguer de leurs camarades en portant la robe qui leur a été donnée par leur éraste, conservant même ce droit par-delà l'agélé, car on les voit, devenus des hommes, porter encore un costume particulier, lequel permet de reconnaître tous ceux qui, dans leur enfance, ont été clines. Cline est le nom qui, chez les Crétois, désigne l'éromène, autrement dit l'objet aimé. Quant à l'éraste, ou amant, ils l'appellent le philétor. Telles sont les lois ou coutumes qui président, en Crète, à la pédérastie.

[…] Si j'ai fait de la constitution crétoise un exposé aussi détaillé, c'est qu'elle m'a paru le mériter par son caractère entièrement original et sa grande célébrité. Peu de chose, du reste, subsiste aujourd'hui de ces anciennes coutumes, et ici, comme dans les autres provinces de l'Empire, tout est réglé présentement par les lois romaines.

Traduction d’Amédée Tardieu, 1867

 

Les dialogues philosophiques :

Je crois aussi devoir parler des amours des garçons, point qui rentre dans l’éducation des enfants. Chez quelques peuples de la Grèce, comme chez les Béotiens, un homme fait se lie d’un commerce intime avec un garçon, ou bien, comme chez les Éléens, c’est par des présents qu’on obtient les faveurs de la jeunesse ; ailleurs, il n’est pas même permis aux soupirants d’adresser la parole aux garçons. Lycurgue avait encore sur cet objet des principes opposés. Quand un homme comme il faut, épris de l’âme d’un garçon, aspirait à s’en faire un ami sans reproche et à vivre près de lui, il l’encourageait et estimait cette société belle entre toutes. Mais quiconque ne semblait épris que du corps, il le déclarait infâme ; et il fit ainsi qu’à Lacédémone les amants ne s’abstenaient pas moins d’un commerce amoureux avec les garçons que les parents avec leurs enfants, les frères avec leurs frères. Je ne suis pas surpris que certains ne veuillent pas me croire ; car il est beaucoup de villes où les lois ne condamnent point cet amour des garçons.

Traduction d’Eugène Talbot, 1859



1. [...] De son côté, Socrate entama un nouveau sujet. « N'est-il pas juste, amis, dit-il, puisque nous sommes en présence d'un dieu puissant, égal en âge aux dieux éternels, mais par sa beauté le plus jeune de tous, qui tient tout l'univers sous sa puissance et s'intronise dans le cœur de l'homme, je veux dire l'Amour, n'est-il pas juste que nous parlions de lui, nous qui sommes tous initiés à ses mystères? […] 9. N'y a-t-il qu'une Aphrodite, ou y en a-t-il deux, l'une céleste, l'autre vulgaire, je l'ignore, car Zeus, qui sans doute est unique, a tant de noms ! mais je sais que chacune d'elles a ses autels et ses temples à part et que dans les sacrifices à l'Aphrodite populaire règne le relâchement, dans les sacrifices à l'Aphrodite céleste, la pureté (10). 10. On peut croire que l'Aphrodite populaire inspire les amours charnels et l'Aphrodite céleste ceux qui s'attachent à l'âme, à l'amitié, aux belles actions. C'est d'un tel amour que tu me parais possédé, Callias. 11. J'en juge ainsi sur l'honnêteté de ton ami et la présence de son père que tu fais assister à vos entretiens; car un amant vertueux n'en cache aucun au père de son ami. 12. — Par Héra, dit Hermogène, je t'admire à plus d'un titre, Socrate, mais en particulier parce qu'en faisant plaisir à Callias tu lui apprends en même temps ce qu'il doit être. — Oui, par Zeus, dit Socrate, et pour le réjouir encore davantage, je veux lui prouver que l'amour de l'âme l'emporte de beaucoup sur celui des corps. 13. Nous savons tous en effet qu'aucune liaison n'a de prix sans l'amitié (philia). L'affection de ceux qui admirent le caractère de leurs amis, on l'appelle une douce et volontaire contrainte, tandis qu'un grand nombre de ceux qui désirent le corps de leurs amis blâment et haïssent les mœurs de ceux qu'ils aiment. 14. S'ils aiment à la fois l'âme et le corps, la fleur de la beauté se fane vite, et, quand elle n'est plus, l'amitié aussi se flétrit fatalement. L'âme, au contraire, tant qu'elle s'avance vers la sagesse, n'en devient que plus digne d'amour. 15. D'ailleurs les jouissances que donne la beauté physique amènent je ne sais quel dégoût et l'on se lasse fatalement des mignons comme on se lasse des aliments, par la satiété ; mais on ne se dégoûte pas de l'amour de l'âme, parce qu'il est pur et, contrairement à ce qu'on pourrait croire, il ne perd rien de ses charmes. C'est alors au contraire qu'on voit exaucées les prières qu'on adresse à la déesse pour qu'elle nous inspire des paroles et des actes aimables. […] 23. Je vais montrer maintenant combien ces relations avec un homme qui préfère le corps à l'âme sont indignes d'un homme libre. Celui qui enseigne à son ami à dire et à faire ce qu'il doit a droit au respect dont Achille honorait Chiron et Phénix, mais celui qui convoite votre corps doit être traité comme un mendiant; car il s'attache à vos pas et ne cesse de quémander avec instance un baiser ou toute autre caresse. […] 28. J'ai à cœur de te prouver, Callias, continua Socrate, même d'après la mythologie que non seulement les hommes, mais encore les dieux et les héros prisent plus l'amour de l'âme que la jouissance du corps. 29. Toutes les fois que Zeus s'est épris d'une femme mortelle pour sa beauté, il l'a laissée, après en avoir joui, dans sa condition de mortelle, mais à ceux dont il a admiré l'âme, il a fait présent de l'immortalité. De ce nombre sont Héraclès et les Dioscures, et d'autres aussi, dit-on. 30. Je prétends même que ce n'est pas pour son corps, mais pour son âme que Zeus a transporté Ganymède dans l'Olympe. Son nom même en témoigne. On lit en effet quelque part dans Homère : Il rayonne en l'entendant, ce qui veut dire qu'il se plaît à l'entendre. Et ailleurs on trouve : Il héberge en son âme des desseins avisés, ce qui signifie qu'il a dans l'âme de sages résolutions. Ce sont ces deux mots (se plaire et desseins) qui forment le nom de Ganymède, et c'est parce qu'il plaisait par sa sagesse et non par son corps qu'il a été honoré des dieux.

Traduction de Pierre CHAMBRY, Garnier, 1954



Prise de parole de Pausanias :

On croit chez nous que, si un homme s'attache à en servir un autre, dans l'espérance de se perfectionner par son moyen dans une science ou dans quelque partie de la vertu, cette servitude n'est point honteuse et ne s'appelle point de l'adulation. Il faut que l'amour se traite  [184d] comme la philosophie et la vertu, si l'on veut qu'il soit honnête de favoriser celui qui nous aime ; car, si l'amant et l'aimé s'aiment tous deux à ces conditions, savoir que l'amant, en reconnaissance des faveurs de celui qu'il aime, sera prêt à lui rendre tous les services qu'il pourra lui rendre convenablement; que l'aimé, de son côté, pour reconnaître le soin que son amant aura pris de le rendre sage et vertueux, aura pour lui toutes les complaisances convenables ; [184e] et si l'amant est véritablement capable d'inspirer la vertu et la sagesse à ce qu'il aime, et que l'aimé ait un véritable désir de se faire instruire; si, dis-je, toutes ces conditions se rencontrent, c'est alors uniquement qu'il est honnête de se donner à qui nous aime. L'amour ne peut pas être permis pour quelque autre raison que ce soit. Alors il n'est point honteux d'être trompé. Partout ailleurs il y a de la honte, qu'on soit trompé, ou qu'on ne le soit point : [185a] car si, dans l'espérance du gain, on s'abandonne à un amant que l'on croyait riche, et qu'on reconnaisse que cet amant est pauvre et qu'il ne peut tenir parole, la honte n'est pas moins grande ; on a découvert ce que l'on était ; on a montré que pour le gain on pouvait tout faire pour tout le monde, et cela n'est guère beau. Au contraire, si, après s'être confié à un amant que l'on avait cru honnête, dans l'espérance de devenir meilleur par le moyen de son amitié, on vient à reconnaître que cet amant n'est point honnête homme [185b] et qu'il est lui-même sans vertu, il y a encore de l'honneur à être trompé de la  sorte : car on a fait voir le fond de son cœur ; on a montré que pour la vertu, et dans l'espérance de parvenir à une plus grande perfection, on était capable de tout entreprendre ; et il n'y a rien de plus glorieux. La conclusion est donc qu'il est beau d'aimer pour la vertu. Cet amour est celui de la Vénus céleste, céleste lui-même, utile aux particuliers et aux États, et digne de leur principale étude, puisqu'il oblige l'amant et l'aimé de veiller sur eux-mêmes, et d'avoir soin de [185c] se rendre mutuellement vertueux. Tous les autres amours appartiennent à la Vénus populaire.

Prise de parole d’Aristophane (ou le mythe de l’androgyne)

« La nature humaine était primitivement bien différente de ce qu'elle est aujourd'hui. D'abord, il y avait trois sortes d'hommes, les deux sexes qui subsistent encore, [189e] et un troisième composé des deux premiers et qui les renfermait tous deux : il s'appelait androgyne ; il a été détruit, et la seule chose qui en reste, est le nom qui est en opprobre. Puis tous les hommes généralement étaient d'une figure ronde, avaient des épaules et des côtes attachées ensemble, quatre bras, quatre jambes, deux visages opposés l'un à l'autre et parfaitement semblables, [190a] sortant d'un seul cou et tenant à une seule tête, et quatre oreilles, un double appareil des organes de la génération, et tout le reste dans la même proportion. Leur démarche était droite comme la nôtre, et ils n'avaient pas besoin de se tourner pour suivre tous les chemins qu'ils voulaient prendre ; quand ils voulaient aller plus vite, ils s'appuyaient de leurs huit membres, par un mouvement circulaire, comme ceux qui les pieds en l'air imitent la roue. La différence qui se trouve [190b] entre ces trois espèces d'hommes vient de la différence de leurs principes : le sexe masculin est produit par le soleil, le féminin par la terre, et celui qui est composé de deux, par la lune, qui participe de la terre et du soleil. Ils tenaient de leurs principes leur figure et leur manière de se mouvoir, qui est sphérique. Leurs corps étaient robustes et leurs courages élevés, ce qui leur inspira l'audace de monter jusqu'au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu'Homère l'écrit d'Éphialtès et d'Otos. [190c] Jupiter examina avec les dieux ce qu'il y avait à faire dans cette circonstance. La chose n'était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas les détruire comme ils avaient fait les géants en les foudroyant, car alors le culte que les hommes leur rendaient et les temples qu'ils leur élevaient, auraient aussi disparu; et, d'un autre côté, une telle insolence ne pouvait être soufferte. Enfin, après bien des embarras, il vint une idée à Jupiter : Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, [190d] c'est de diminuer leurs forces : je les séparerai en deux ; par là ils deviendront faibles. […]

Voilà comment l'amour [191d] est si naturel à l'homme ; l'amour nous ramène à notre nature primitive et, de deux êtres n'en faisant qu'un, rétablit en quelque sorte la nature humaine dans son ancienne perfection. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme, moitié qui a été séparée de son tout, de la même manière que l'on sépare une sole. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. Les hommes qui sortent de ce composé des deux sexes, nommé androgyne, [191e] aiment les femmes, et la plus grande partie des adultères appartiennent à cette espèce, comme aussi les femmes qui aiment les hommes. Mais pour les femmes qui sortent d'un seul sexe, le sexe féminin, elles ne font pas grande attention aux hommes, et sont plus portées pour les femmes ; c'est à cette espèce qu'appartiennent les tribades. Les hommes qui sortent du sexe masculin recherchent le sexe masculin. Tant qu'ils sont jeunes, comme portion du sexe masculin, ils aiment les hommes, ils se plaisent à coucher avec eux et à être dans leurs bras ; [192a] ils sont les premiers parmi les jeunes gens, leur caractère étant le plus mâle ; et c'est bien à tort qu'on leur reproche de manquer de pudeur : car ce n'est pas faute de pudeur qu'ils se conduisent ainsi, c'est par grandeur d'âme, par générosité de nature et virilité qu'ils recherchent leurs semblables ; la preuve en est qu'avec le temps ils se montrent plus propres que les autres à servir la chose publique. Dans l'âge mûr [192b] ils aiment à leur tour les jeunes gens : ils n'ont aucun goût pour se marier et avoir des enfants, et ne le font que pour satisfaire à la loi ; ils préfèrent le célibat avec leurs amis. Ainsi, aimant ou aimé, le but d'un pareil homme est de s'approcher de ce qui lui ressemble. Arrive-t-il à celui qui aime les jeunes gens ou à tout autre de rencontrer sa moitié ? la tendresse, la sympathie, [192c] l'amour les saisit d'une manière merveilleuse : ils ne veulent plus se séparer, fut-ce pour le plus court moment. Et ces mêmes êtres qui passent leur vie ensemble, ils ne sont pas en état de dire ce qu'ils veulent l'un de l'autre : car il ne paraît pas que le plaisir des sens soit ce qui leur fait, trouver tant de bonheur à être ensemble ; il est clair que leur âme [192d] veut quelque autre chose qu'elle ne peut dire, qu'elle devine et qu'elle exprime énigmatiquement par ses transports prophétiques. […] Notre nature primitive était une, et [que] nous étions autrefois un tout parfait ; le désir [193a] et la poursuite de cette unité s'appelle amour.

Traduction de Victor Cousin, 1831



© Marie-Françoise Leudet


(1)  Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’antiquité, Éditions du Seuil, 1948. Le texte est un peu daté comme en témoignent certaines expressions jugeant de la normalité ou de l’anormalité…

Nous avons volontairement ôté de ces extraits les notes complémentaires de l’auteur qui, malgré leur intérêt, auraient alourdi la lecture. Nous en avons gardé deux qui nous semblaient s’inscrire plus facilement dans le tissu du texte.

(2)  Note complémentaire de l’auteur : Pédérastie pure : les Anciens déjà ont voulu, par exemple, justifier les usages de la Crète ou de Sparte en assurant qu’ils n’autorisaient que les relations chastes ; mais les limites permises s’étendaient assez loin et cette « pureté » nous paraît aussi équivoque et trouble que celle de l’amour courtois tel qu’André le Chapelain l’a codifié au XIIe siècle : l’amour sage permettait bien des faveurs : baisers, attouchements […]

(3)  Note complémentaire de l’auteur : […] l’usage voulait que l’amant offrît à son jeune aimé une armure, son équipement complet de combattant.

(4)  Platon, Banquet, 179 a et b : « De sorte que, si par quelque enchantement un État ou une armée pouvaient n'être composés que d'amants et d'aimés, il n'y aurait point de peuple qui portât plus haut l'horreur du vice et l'émulation de la vertu. [179a] Des hommes ainsi unis, quoique en petit nombre, pourraient presque vaincre le monde entier. Car il n'y a personne par qui un amant n'aimât mieux être vu abandonnant son rang ou jetant ses armes que par ce qu'il aime, et qui n'aimât mieux mourir mille fois que subir cette honte, à plus forte raison que d'abandonner ce qu'il aime et de le laisser dans le péril. Il n'y a point d'homme si timide que l'Amour n'enflammât de courage et dont il ne fît alors un héros ; [179b] et ce que dit Homère que les dieux inspirent de l'audace à certains guerriers, on peut le dire plus justement de l'Amour, par rapport à ceux qui aiment. »

(5)  Analyse de Dominique Fernandez dans Le Rapt de Ganymède.

(6)  Plutarque, Lycurgue, 18 « Les amoureux des enfants (érastes) participaient à leur réputation dans les deux sens; et l’on dit qu’une fois, un enfant ayant proféré un mot lâche dans un combat, son amant fut puni par les magistrats. »

(7)  Nous nous souviendrons de ces trois termes lorsque nous étudierons Les Faux-Monnayeurs d’André Gide !

(8)  Félix Buffière, Éros adolescent. La pédérastie dans la Grèce antique, Les Belles Lettres, 1980

(9)  Flacelière Robert. À propos du Banquet de Xénophon. In: Revue des Études Grecques, tome 74, fascicule 349-350, Janvier-juin 1961. pp. 93-118.

(10)  Platon établit la même distinction dans son Banquet, 180c et sq.