Man Ray - Nu, 1937

Man Ray - Nu ailé, 1971

1. Comme Narcisse, ce curieux dessin de nu ailé a été repris en 1971 dans une série de dix bronzes inspirés des Mains libres. Mais le résultat est moins réussi que pour Narcisse, l'effet de basculement étant en partie perdu.

Ce dessin est énigmatique à plusieurs titres :

Comme Man Ray n'a donné aucune indication qui permette d'éclairer cette scène à coup sûr, si nous voulons dépasser le stade de la description impuissante, nous devons tenter de la contextualiser avec la prudence qui s'impose, en n'oubliant pas qu'il ne s'agit que d'hypothèses, même raisonnables.

 

2. Si l'on admet d'abord que cette scène représente autre chose qu'une simple vision onirique, il faut chercher dans l'art occidental à quel modèle elle peut bien se référer ; or si les angelots peints ou sculptés qui peuplent les murs des églises, en particulier baroques, empruntent fréquemment leurs petites ailes aux Eros de l'antiquité, il est fort rare que les anges, lorsqu'ils ont un visage et un corps plus adultes, soient représentés dans une pareille nudité ; le modèle de Man Ray est donc plus antique que chrétien. Mais il ne s'agit pas d'une Victoire comme celle de Samothrace : ses ailes sont bien trop petites, mal placées, et le personnage n'est pas forcément féminin. En revanche, il est tentant de penser au mythe d'Icare : le geste de la main, destiné à protéger les yeux d'une lumière trop vive ou geste d'effroi, et la position de basculement du corps vers l'arrière peuvent tout à fait se comprendre si l'on imagine que l'instant saisi par Man Ray est celui où Icare, qui s'est trop approché du soleil, sent ses ailes fondre et comprend qu'il va être précipité dans le vide.

Mais pourquoi Icare aurait-il inspiré Man Ray ? Aucune de ses oeuvres ne porte ce titre et l'on ne saurait, dans toute sa production antérieure, retrouver de photographie ou de tableau que ce dessin se serait contenté d'adapter, comme c'est le cas pour « La mort inutile » par exemple.

Certes, à cette époque, le mythe du Minotaure, par sa relation avec le motif du labyrinthe et par les interrogations qu'il soulève sur la monstruosité, est l'un de ceux qui intéressent le plus les artistes. On n'en voudra pour preuve que le titre donné à la grande revue luxueuse éditée par Skira, et qui est peu à peu devenue une vitrine du surréalisme. Peintres et photographes de la modernité ont tous, à un moment ou un autre, proposé une couverture pour tel ou tel numéro de Minotaure, et dès le début, Man Ray a abondamment collaboré à son illustration. En voici quelques exemples :


Picasso - Couverture
de Minotaure n° 1
1er juin 1933

Magritte - Couverture
de Minotaure n° 10
15 décembre 1937

Man Ray - En-tête de la table des matières
du n° 7 de Minotaure - Le côté nocturne de la nature
15 juin 1935

On ne trouve dans aucun de ces numéros d'allusion à la suite de l'histoire : évasion hors du labyrinthe par la voie des airs de l'ingénieux Dédale et son fils Icare, et chute de l'imprudent qui, oubliant sa condition, a voulu trop s'élever vers les cieux. Pourtant, le mythe d'Icare a bien été modernisé au début du XXe siècle : associé à l'avion et aux progrès fulgurants de la conquête de l'air célébrés par Apollinaire et Cendrars, cet avatar technologique d'Icare a ensuite subi l'aversion des surréalistes, traumatisés par la force mécanique déchaînée pendant la Première Guerre mondiale. Mais Icare a alors trouvé une nouvelle signification : son mouvement ascensionnel et son désir d'atteindre l'impossible ont symbolisé la révolte surréaliste contre les valeurs bourgeoises et sa tentative pour échapper à la pesanteur du réel et du quotidien, sans parler du sens érotique des rêves de vol tels que Freud a pu les expliciter. Il y a donc bien chez les surréalistes ce que Claude Maillard-Chary a appelé un complexe icarien : le mythe d'Icare est tout à fait d'actualité dans les années 30.

Il l'est d'autant plus dans le monde du spectacle qu'en 1935 le danseur Serge Lifar et le compositeur Arthur Honegger ont monté un ballet expérimental intitulé Icare, sans musique, avec de simples percussions ; les décors et les costumes étaient signés Picasso. Il ne s'agissait en aucun cas d'une oeuvre surréaliste, mais elle était sans contredit d'une totale modernité, et elle a probablement fait courir le tout-Paris. Ce n'est pas Man Ray qui a couvert l'événement, mais des photographes comme Roger Pic, Boris Lipnitzki puis Pierre Boucher. Man Ray a-t-il vu ce spectacle ? Il est en tout cas plus que probable que son ami Picasso lui en a parlé, dans son atelier parisien ou pendant leurs vacances communes à Mougins, d'autant que Picasso ne cessait pendant ces années-là de revenir à sa série des Minotaure, très liée, nous l'avons vu, à la légende d'Icare.


Serge Lifar et Arthur Honegger - Icare, légende chorégraphique, 1935


Paul Eluard connaît évidemment cette légende, qu'il s'est appropriée dès sa jeunesse. Il a écrit en 1912 et publié l'année suivante ses Premiers poèmes, dans lesquels figure un sonnet intitulé « l'Essor ». Le poète, traité de fou par les hommes, sort de la ville ; et voici le dernier tercet :

« Et le fou disparut, mais la foule en haillons
Vit un aigle très grand, divin, sortir du sable,
Piquer droit au soleil et se fondre en rayons. »

Ce poème, encore très classique de forme, a été publié sous le nom d'Eugène Grindel (futur Grain-d'Aile) : la mythologie ailée d'Eluard (Aile-eu-art) était déjà en cours d'élaboration. Et si l'on veut bien continuer à jouer encore un peu avec les mots, on remarquera que Man Ray, « l'homme-rayons », ne pouvait qu'être lui aussi fasciné par la légende de celui qui s'approcha un peu trop près du soleil et, comme le disait le jeune poète, se fondit en rayons...

Cette convergence de références culturelles pourrait donc rendre surprenante la violente réaction de rejet d'Eluard devant le personnage dessiné par Man Ray, auquel il s'adresse en l'apostrophant : « Au pays des figures humaines / On s'apprête à briser ta statue ridicule. » On pouvait s'attendre à trouver en vis-à-vis de ce dessin par exemple le distique illustrant le «Tournant », qui le précède immédiatement : « J'espère / Ce qui m'est interdit. » Mais si c'est bien d'Icare qu'il s'agit, ce n'est pas sa phase ascensionnelle et prométhéenne qu'a représentée Man Ray, mais au contraire le moment du basculement qui précède la chute, cauchemar d'Eluard que l'on retrouve en particulier dans « Rêve ». Sa condamnation iconoclaste révèle une sensibilité particulière à la situation représentée, une réponse personnelle à un dessin qui a probablement touché en lui quelque corde sensible, en réveillant sa hantise de la solitude et de l'échec.

Man Ray - Nu, 1937

 

3. On peut aussi penser qu'outre sa situation, c'est la figure même de ce personnage, son apparence physique, qui agacent Eluard. Non seulement ce style néo-classique est peu propre à susciter chez lui l'enthousiasme, mais surtout, la manière dont il est sexuellement caractérisé renvoie à un autre mythe très en vogue chez les surréalistes, celui de l'androgyne.

Dans ces années 30, un artiste d'origine américaine tout à fait singulier, nommé Van der Clyde, faisait les beaux-jours des spectacles de music-hall à Paris, et déchaînait l'enthousiasme du public. Jean Cocteau, qui l'avait découvert le premier en 1923, avait écrit à Valentine Hugo : « C'est un ange, une féérie, un oiseau. » Sous le nom de scène de Barbette, cet acrobate trapéziste exécutait en habit féminins un mémorable numéro travesti, avant d'ôter sa perruque pendant les rappels à la fin du spectacle, et de révéler sa masculinité. Le brouillage des genres était tellement réussi qu'on parlait à son propos de troisième sexe. Cocteau publia dans la NRF en 1926 un article dithyrambique intitulé « Le numéro Barbette », après avoir demandé à Man Ray d'aller photographier le prodige dans sa loge et sur la scène, pour tenter de saisir le mystère d'une pareille métamorphose. C'est peut-être du souvenir de ces photographies, où les éclairages attirent le regard du spectateur vers les parties du corps qui dévoilent ou au contraire rendent problématique le sexe du modèle, qu'est né sous le crayon de Man Ray notre « Nu » ailé des Mains libres.

Man Ray - Barbette dans sa loge et sur scène - 1926

Voici quelques extraits de l'article de Cocteau, pour mettre en perspective le succès étonnant de ce numéro de cirque et de music-hall :

« Barbette déniaise la fable grecque des jeunes hommes changés en arbres, en fleurs. Il en supprime la féérie facile. Nous allons suivre en pleine lumière, au ralenti, les phases d'une métamorphose dont Man Ray voulut bien fixer pour moi quelques progrès significatifs ; entre autres lorsque Barbette, avec sa tête de femme, contredite par son torse nu et sanglé de trousses de cuir, ressemble beaucoup aux Apollons des bandagistes [...]

Lorsque Barbette entre, il jette sa poudre aux yeux. Il la jette d'un coup, d'une telle poigne, qu'il va pouvoir se permettre de ne plus penser qu'au travail d'équilibriste. Dès lors, ses gestes d'homme le serviront au lieu de le vendre. Il aura l'air d'une de ces amazones qui nous éblouissent aux pages réclames des magazines américains. Pendant la scène du divan, il lance de nouveau une poignée de poudre, car il lui faudra ensuite sa liberté de gestes complète pour se balancer entre la scène et la salle, se pendre par un pied, imiter la chute, présenter à l'envers sa figure d'ange fou, rejoindre les deux ombres qui grandissent lorsque son trapèze l'emporte [...]


Cocteau - Manuscrit du Numéro Barbette - 1926

Portrait de Barbette par Cocteau - 1926

La raison du succès de Barbette vient de ce qu'il s'adresse à l'instinct de plusieurs salles en une, et groupe obscurément des suffrages contradictoires. Car il plaît à ceux qui voient en lui la femme, à ceux qui devinent en lui l'homme, et à d'autres dont l'âme est émue par le sexe surnaturel de la beauté [...]

Barbette bouge en silence. Malgré l'orchestre qui accompagne sa démarche, ses grâces et ses exercices périlleux, son numéro semble vu de très loin, se faire dans les rues du rêve, dans un lieu d'où les sons ne peuvent s'entendre, être amené là par un télescope ou par le sommeil.

Le cinématographe a détrôné la sculpture réaliste. Ses personnages de marbre, ses grandes têtes pâles, ses volumes aux ombres, aux éclairages superbes, toute cette humanité abstraite, cette inhumanité silencieuse, remplacent ce que l'oeil demandait jadis aux statues. Barbette relève de ces statues qui bougent. Même lorsqu'on le connaît, il ne peut perdre son mystère. Il demeure un modèle de plâtre, un mannequin de cire, le buste vivant qui chantait sur un socle drapé de velours chez Robert Houdin. »

C'est ce brouillage entre rêve et réalité, masculinité et féminité, matière et esprit, c'est cette annulation des contraires qui incarnent le mieux, en particulier pour les surréalistes, le mythe de l'androgyne qui les fascine logiquement. Dans le numéro 5 de la revue Minotaure, paru le 15 mai 1934, René Crevel avait publié un article intitulé « La grande mannequin cherche et trouve sa peau ». Il y écrivait ceci : « Hermaphrodite, elle n'est la caricature ni d'Hermès, ni d'Aphrodite. Elle est l'un et l'autre quand, sous une forme essentiellement masculine, elle s'unit à son contraire, la soie, dans une étreinte si doucement enveloppante que, de l'ensemble rigide et de l'étoffe floche, du mannequin et de son étoffe, de l'étoffe et de son mannequin, naîtra une nouvelle double et totale réalité. Ce sera la synthèse, le couple, le ruissellement d'un chant d'amour. » (p. 19) Et en 1938, dans le numéro 11 de Minotaure, Albert Béguin consacrait tout un article au mythe de « l'Androgyne » dont il résumait ainsi le sens : « Il ne s'agit là qu'en apparence d'une négation de l'amour, et l'effort de ceux qui l'adoptent pour supprimer, dans cette image de l'Homme-Femme, la dualité des sexes, est encore une célébration de l'amour, une légende de la fécondité. C'est bien à tort qu'on y voit une volonté ascétique ou une horreur de l'amour, comme c'est le pire contresens que d'y reconnaitre un rêve homosexuel. Le sens profond du mythe de l'androgyne (que la réunion des deux sexes en une seule personne soit attribuée à un dieu, à l'homme primitif, à un surhomme futur, ou encore à l'univers entier) est toujours dans cette même nostalgie de retour à l'Unité que l'on retrouve sous tant d'images de tous les temps. Le rêve d'une humanité échappant à l'incompréhensible dualisme de son état présent n'est qu'une forme de ce grand songe qui, de siècle en siècle, s'essaie à créer une figure de l'homme et une figure du monde où viennent se résoudre, s'harmoniser les contraires. » (p.11)



Si notre figure de nu à la poitrine ailée et au pubis incertain peut être interprétée comme celle d'un androgyne, comment se fait-il donc qu'elle suscite chez Eluard de tels sarcasmes ?

Pour Eluard, l'androgyne n'a pas à être un symbole, une figure, une statue, fût-elle aussi belle, féérique et fascinante que celle que met en scène le numéro de Barbette : c'est dans l'amour partagé, dans le Couple, que deux êtres humains de chair et d'esprit doivent rechercher cette Unité qui anéantira tous les contraires et donnera naissance à un nouvel être : un être fait de deux et en mouvement, non pas un ange asexué aux « ailes / Immobiles ».


© Agnès Vinas
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