Man Ray - L'angoisse et l'inquiétude, 1936

 

I/ Le dessin de Man Ray

1. Une plante en pot, de type fougère, s'élève et donne son axe au dessin. Sa tige est interrompue dans son tiers inférieur par un couple de mains en croix, l'une masculine, dirigée vers la droite, l'autre féminine, dirigée vers la gauche. Cette tige, au-dessus de la main de la femme, laisse partir deux branches maigrelettes vite atrophiées, tandis qu'elle repart de la main masculine, qu'elle semble avoir traversée, pour constituer cette fois la charpente d'une plante vigoureuse, qui s'épanouit en deux niveaux avant de s'élargir en panache à son sommet. L'étrangeté du dessin tient à la fois à la présence de ces deux mains coupées, sans êtres humains pour les prolonger et les identifier, et à cette association énigmatique d'humain et de végétal, en dépit de tout réalisme.

Une observation plus attentive du dessin permet de repérer, dans la moitié inférieure gauche, deux séries de gribouillis à peine visibles, qui se confondent avec les traits figurant le feuillage rabougri : Angoisse, à deux reprises, au-dessus et au-dessous de la branche qui part à l'horizontale de la main d'homme :

et Inquiétude, sous les doigts aux ongles vernis de la main féminine. Une phrase semble s'esquisser : Je te di[?] mais elle se perd dans le réseau de lignes du pot : il semble impossible d'en déterminer la suite.

Au contraire, longeant la partie supérieure de la touffe qui, au milieu à droite du dessin, constitue le premier niveau de végétation florissante, au-dessus du couple des deux mains, on peut deviner la phrase : Toi comme je t'attends.

On peut donc tirer de cet ensemble une première interprétation : si la fougère peut être considérée comme l'une des plantes les plus anciennes du monde et des plus vivaces, elle peut symboliser la force vitale, qui résiste plus ou moins bien au temps qui passe. Cette force peut être amoindrie voire annihilée par l'angoisse et l'inquiétude (deux mots intégrés dans le dessin et qui donnent son titre au dessin), et au contraire renforcée par l'espoir et la projection vers l'avenir. Il ne s'agit évidemment plus de fougères mais d'êtres humains, en proie à des états qui les minent ou les transcendent. Rien de bien original pour l'instant...

 

2. Une mise en perspective biographique peut nous permettre de dépasser ce stade d'interprétation un peu simpliste, et de comprendre à quoi (ou à qui) Man Ray pouvait bien penser lorsqu'il a dessiné cette fougère et ce couple de mains. Comme souvent en effet, il s'inspire d'une photographie antérieure, et cela d'autant plus volontiers qu'il a souvent reconnu qu'il avait beaucoup de mal à dessiner des mains, et qu'il avait besoin de modèles.

Les deux mains du dessin sont en effet celles de Picasso et d'Alice Rahon-Paalen, couchée sur un sofa et appuyée contre Yvonne Zervos, avec laquelle on la confond régulièrement. La photographie date de 1930, époque où Picasso et Alice Paalen ne sont encore que de bons amis.

Man Ray - Yvonne Zervos, Alice Paalen et Picasso, 1930



En 1936, année où Man Ray dessine ces deux mains, les choses ont changé, et il est vraiment regrettable de ne pas pouvoir dater plus précisément ce dessin. Car au début de l'année, les deux amis sont devenus amants, aventure qui intervient pour Picasso dans une période de crise personnelle et artistique qu'il a qualifiée de « la pire époque de [son] existence ». Il a rompu avec son épouse Olga, mais sans pouvoir en divorcer, poursuit sa liaison avec Marie-Thérèse Walter, dont il vient d'avoir une fille, Maïa, ne parvient plus à peindre et se lance dans l'écriture de poèmes. L'un d'entre eux, daté des 10 et 12 février 1936 et offert à Alice Paalen, permet de préciser un peu la période de leur relation (1) :


L'une des biographes d'Alice Paalen, Lourdes Andrade, a appris d'Alice qu'elle fut contrainte de rompre sous la pression de son mari Wolfgang, qui menaça de se jeter par la fenêtre. On ne sait pas si cette rupture eut lieu avant ou après le voyage qu'effectua Picasso à Juan-les-Pins du 25 mars au 15 mai, mais un poème d'Alice daté du 29 mai et intitulé « Le désespoir » semble donner une date limite à leur aventure (2).

 

Pourtant, après cette liaison brève, douloureuse et passionnée, la vie sentimentale et artistique des deux artistes reprend son cours assez rapidement.

Picasso, tombé amoureux de Dora Maar qu'il a rencontrée en mars, retrouve de nouvelles sources d'inspiration, qui s'épanouiront pleinement dans sa peinture lors de leur séjour à Mougins pendant l'été 1936.

Quant à Alice, après avoir publié le 30 juin un recueil de poèmes intitulé A même la terre, elle part pour l'Inde où elle va voyager avec Valentine Penrose. Elle en ramènera un deuxième recueil poétique, Sablier couché, qu'elle publiera en 1938, avant de s'exiler au Mexique l'année suivante et d'y poursuivre une nouvelle et remarquable carrière de peintre.


Il semble donc que les épreuves personnelles servent de terreau, à l'un comme à l'autre (mais apparemment davantage à Picasso, dont la main constitue le point de départ de la nouvelle tige), pour revivifier la fougère et stimuler la créativité artistique. On peut douter que Man Ray ait pu lire Lorenzaccio, mais il n'est pas pour autant interdit de rappeler le débat qui s'instaure entre Lorenzo de Médicis et le peintre Tebaldeo, qui recourt précisément à ce genre d'images botaniques :


Tebaldeo - Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre. Les plus grands ont représenté les leurs dans toute leur force, et sans y rien changer. Leur imagination était un arbre plein de sève ; les bourgeons s'y métamorphosaient sans peine en fleurs, et les fleurs en fruits ; bientôt ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant, et quand ils étaient mûrs, ils se détachaient d'eux-mêmes et tombaient sur la terre sans perdre un seul grain de leur poussière virginale. Hélas ! les rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et qu'on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer [...] L'art, cette fleur divine, a quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol qui la porte et le féconder (II, 2).


Sans faire de Man Ray un romantique qui considèrerait que « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux » (3), on peut donc comprendre ce dessin comme l'expression graphique de sa foi en un art que nourrissent « l'angoisse et l'inquiétude » : les douleurs et les passions humaines constituent des sources d'inspiration évidemment plus fécondes que le bonheur et une fade tranquillité.

 

II/ Du dessin au poème


L'angoisse et l'inquiétude

Purifier raréfier stériliser détruire
Semer multiplier alimenter détruire

 

Découvrant le dessin de Man Ray, il semble qu'Éluard ait été plus sensible au motif de la plante et du cycle de la vie et de la mort, qui inspire à l'évidence la thématique de son distique – même si, nous le verrons, ce motif va s’inscrire aussi dans une autre thématique – qu’au titre lui-même « L’angoisse et l’inquiétude » : ces deux mots inscrits dans le dessin laissent attendre une forme de lyrisme, avec l’expression de sentiments négatifs, alors que ce sont deux vers d’une sécheresse apparente que nous allons lire.

Le dessin comme le poème présentent une série de structures doubles et le plus souvent antithétiques. Ainsi dans le dessin :

En somme, une série de dualités dont les tensions font jaillir une verticale qui donne son dynamisme et son unité au dessin. Or c'est bien de cela aussi qu'il s'agit dans le poème d'Eluard :

 

III/ Le poème d'Eluard


Purifier raréfier stériliser détruire
Semer multiplier alimenter détruire


Deux vers constitués de huit infinitifs qui, hormis peut-être le verbe « détruire », ne déclenchent pas véritablement d’angoisse ni d’inquiétude, à moins que l’incertitude ne soit une forme de ces sentiments. Où nous mène cette énumération de verbes d’action, « nous » étant bien évidemment tout autant le lecteur que le poète, ou plus largement l’artiste ? Car nous l’avons vu dans le dessin, ce sont les mains d’Alice Paalen, poète, et de Picasso qui sont représentées : aussi sont-ils associés de plein droit à une réflexion sur la création artistique tout autant que sur les aléas de toute relation amoureuse.


1. Une série d’incertitudes

Ce sentiment se ressent d’emblée à la lecture de ce distique par le choix d’une série d’infinitifs dont la forme même gomme toute marque de personne, de temps ou de nombre. Et cette absence d’ancrage syntaxique est d’autant plus surprenante, voire dérangeante, qu’ils ne sont pas non plus sujets ni compléments d’un autre verbe qui, lui, se chargerait de ces marques de temps et de personne et renverrait à un énonciateur : ces infinitifs ne sont donc pas assertifs, et rien ici ne permet de déterminer avec certitude qui agit, sur quoi il agit et dans quel but. Faut-il y voir un infinitif injonctif (ou exprimant un souhait) et comprendre « [il faut] purifier raréfier… » ou bien entendre dans un autre registre plus en lien avec le titre « [je regrette de] purifier raréfier… » ou même « [j’ai beau] purifier… [il faut] détruire » ?

Certes, en l’absence d’embrayeur, nous ne pouvons être sûrs de l’acte d’énonciation mais à la lecture, l’élément manquant est subtilement restitué ; et sans être exprimé, le « je » ou le « nous » apparaît comme fortement probable, beaucoup plus qu’un « n’importe qui » grammaticalement possible.

L’absence de complément d’objet rend, elle aussi, la lecture incertaine : que faut-il purifier, semer, multiplier, détruire ? Nous verrons que plusieurs interprétations sont possibles.

Quoi qu’il en soit, cette succession d’infinitifs ressemble à une litanie traduisant l’angoisse du créateur.

 

Le rythme et les sonorités des deux vers créent eux aussi un sentiment étrange :

Purifier raréfier stériliser détruire
Semer multiplier alimenter détruire

On peut y voir deux alexandrins, à la condition de faire les synérèses pour les deux premiers verbes purifier et raréfier, de sorte que le premier vers aurait un rythme de 3 / 3 / 4 / 2. Mais si on fait les diérèses pour ces deux verbes, le vers comprend alors quatorze syllabes et le distique a un rythme plus lancinant :

4 / 4 / 4 / 2
2 / 4 / 4 / 2

Si la prononciation moderne privilégie le yod – [pyʁifje] et [ʁaʁefje] –, la musicalité des vers est beaucoup plus prenante avec les synérèses (comme le propose d’ailleurs le dictionnaire Littré) accentuant les sonorités [y / i / e] annoncées dès le mot du titre « in-qui-é-tu-de » : au [i / e/ y] d’ « inqutude » répond en chiasme le [y / i / i / e] de « purifier » qui se prolonge avec les autres verbes :

Pu-ri-fi-er / ra-ré- fi-er / sté-ri-li-ser / dé-trui-re
Se-mer / mul-ti-pli-er / a-li-men-ter / dé-trui-re

En outre l’allitération en [ʁ] fait rouler les syllabes dans le premier vers alors que les liquides [l] et les nasales [m] et [ã] relancent le second, tout en butant sur les dentales [t] avant de retomber avec le verbe « détruire ». Il apparaît donc nettement que le son est privilégié dans les deux vers, et que les verbes se répondent et s’associent autant par leur sonorité que par leur signification. Les mots n’existent pas par leur seule acception, ils existent tout autant par l’atmosphère qu’ils créent lorsqu’on les prononce : l’oralité de sa poésie est souvent tangible chez Éluard. Et si l’on veut bien se laisser entraîner par cette litanie, le sentiment d’inquiétude et d’angoisse peut surgir.

 

Sur le plan sémantique

Si nous nous attachons maintenant à la signification des verbes, nous sommes évidemment frappées par leur emploi dans des domaines différents, et leur propension à être utilisés de façon métaphorique.

Purifier s’inscrit dans un registre moral et religieux (débarrasser de toute corruption, de souillure), physique (débarrasser des impuretés) et esthétique : épurer la langue, épurer le style.

Raréfier peut rester dans la même visée de réduction, de diminution. Dans le domaine physique, il s’agit de rendre rare, moins dense, un gaz comme l’air par exemple, ce qui va facilement se transposer dans un domaine esthétique.

Le verbe stériliser est plus surprenant, car il a le plus souvent une connotation négative : il signifie d’abord appauvrir, rendre improductif, qu’il s’agisse d’un humain, d’un animal ou d’une terre ; mais il a aussi la valeur positive de détruire des germes pathogènes, se rapprochant alors du verbe purifier. Et l’on peut compter sur les surréalistes pour s’emparer de ce verbe surprenant et lui donner une fonction esthétique.

Ainsi le premier vers est-il dans une logique d’épuration, de raréfaction poussée jusqu'au terme de la destruction : détruire.

Le deuxième vers reprend sur une possible expansion avec le verbe semer qui signifie au sens propre répandre des graines sur la surface d'une terre préparée afin qu'elles y germent et y poussent, et prend très facilement une signification morale et esthétique. Très logiquement peut venir à la suite le verbe multiplier puisque, en général, c’est bien dans ce but que l’on sème, pour accroître, augmenter. Toutefois le verbe signifie aussi accumuler, répéter à l’infini et là encore, outre le domaine agricole, la métaphore esthétique apparaît facilement.

Le verbe alimenter, quant à lui, a d’abord une signification physiologique, celle de nourrir un être vivant et, par analogie, celle d’entretenir et de favoriser la vitalité, le développement d’un état d’âme, d’un sentiment ou d’une activité. Ce deuxième vers est donc bien dans une logique d’expansion, mais se termine brutalement par le même verbe que le premier vers, détruire, plus inattendu au terme de cette gradation.

Le verbe détruire concerne plus souvent une construction qu’on démolit mais peut aussi concerner les mauvaises herbes, les ronces, et ainsi permettre au bon grain de se développer… On peut voir dans ce verbe l’idée d’une fin, l’action de faire disparaître, d’anéantir une construction, un régime politique, une tradition, mais aussi une action nécessaire pour faire germer autre chose, détruire pour reconstruire.

Si Éluard avait interverti les deux vers, l'accroissement suivi de la raréfaction aurait épousé le cycle naturel de la vie (croître, décroître pour ensuite à nouveau croître) mais ce qui surprend dans notre distique, c’est que le verbe détruire revient au sommet de la pyramide de la vie et en toute fin de poème. Il nous faut donc penser le poème peut-être comme un cycle naturel, mais aussi comme un autre processus qu’il nous faudra élucider. Comme il est devenu habituel dans les analyses que nous pouvons faire des poèmes d’Éluard, nous ressentons une fois encore la nécessité de mener une double lecture, une lecture ontologique ou existentielle, et une lecture métapoétique, d’autant plus que nous avons souvent dit que chez Éluard poétique et éthique sont intimement liées.

 

2. Une angoisse et inquiétude existentielle ?

Faisant face à un dessin qui représente une plante en pot, le poème subit une contamination certaine dans l’esprit du lecteur et, des huit verbes – ou plus exactement sept ! – semer prend une grande importance, d’autant qu’il débute le deuxième vers. Même si l’ordre des actions évoquées dans le distique ne suit pas totalement la logique d’un cycle végétal, on ne peut manquer de penser aux différentes tâches du jardinier. La métaphore végétale étant un motif récurrent chez le poète et dans le recueil des Mains libres, il prend le pas sur les autres, et nous entraîne sur le terrain privilégié de la germination et dans ce que Daniel Bergez appelle la dialectique de l’expansion.


C'est en effet cette dialectique du déploiement et de l'involution qui organise ce qu'on peut appeler la « dynamique » de l'être éluardien, c'est-à-dire le mouvement existentiel initial qui l'anime, et par lequel il inaugure son rapport à ce qui l'entoure. Ce mouvement apparaît au premier abord, et le plus visiblement, comme celui d'une expansion, d'une projection continue de l'être à l'extérieur de lui-même. […]

C'est naturellement à partir de l'expérience première du rapport amoureux — qui est, au sens ontologique et physique, une animation — que se développe ce mouvement centrifuge par lequel l'être éluardien semble impérieusement porté à s'élancer, à se propulser hors de lui-même, à dépasser les limites de son propre corps. Inversement, dans la solitude, le corps se replie sur lui-même et se réduit progressivement ; hors de la dynamique fertile de l'échange, il est livré à la fatalité d'une stérilisation inéluctable : « lorsqu'il est seul, le corps humain végète ». […]

La solitude entraîne ainsi une inversion de la loi naturelle d'expansion de l'être éluardien. Car être au monde ne peut chez Éluard que se réaliser dans un mouvement d'élancement hors de soi, qui prolonge manifestement le caractère germinatif de l'espace amoureux. (4)


La poussée germinative est l’expression même de la force dynamisante de l’amour, et la femme est bien souvent assimilée à la nature, elle à qui a été « semé du blé dans la tête » (5), elle à qui le poète déclare : « Les épis de ta nudité coulent dans mes veines » (6), elle qui est bourgeon dans « Les yeux stériles » :

Elle est comme un bourgeon

On ne peut bien sûr que remarquer le jeu d’opposition entre le titre de ce poème et son premier vers. Nous comprenons que le mot stérile chez Éluard, loin d’être antithétique à la germination, en est le passage obligé, la germination étant la reprise de la vie après une période de repos… C’est dans la relation amoureuse que le poète se sent exister, il « sent son existence amplifiée, multipliée ; dans l'espace fertile de la relation amoureuse, l'être se « reproduit », il s'engendre littéralement dans un rapport de perpétuelle multiplication de lui-même » (7) :


Te toucher ressemblait aux terres fécondées
Aux terres épuisées
Par l’effort des charrues des pluies et des étés […]
Je respirais me colorais marchais parlais
Et me reproduisais. (8)

ou

J’ensemence la terre et rends à la lumière
Le lait de ses années fertiles en miracles
Et je dévore et je nourris l’éclat du ciel. (9)


Si la fertilité et la germination, motif suggéré par le dessin de Man Ray, sont un des motifs récurrents chez Éluard, la pureté – voire la purification – de l’amour et des relations aux autres en est un autre. Le nombre d’occurrences de l’adjectif pur, du nom pureté ou purification ou du verbe purifier est considérable. L’adjectif qualifie plus particulièrement certains noms comme les éléments – l’eau, le ciel, l’air – et surtout les yeux (et même simplement l’œil) ou le regard. Nous ne citerons que quelques vers parmi les plus célèbres, en plus du titre du poème « Leurs yeux toujours purs » (10) :

L’air pur passe plus pur de sa bouche à ses yeux. (11)

Mon désir mon amour tient entre tes yeux purs. (12)

Innocent je t’ai fait boire / l’eau pure du miroir. (13)


L’amour est une forme de purification poétique et c’est dans cette acception que nous retrouvons le verbe stériliser :

Sans oublier qu'elle était là
À promener un grand jardin
À becqueter un mûrier blanc
La neige de ses rires stérilisait la boue
Sa démarche était vierge. (14)

Toutefois les deux vers de notre poème se terminent par le même verbe « détruire »… Est-ce l’angoisse de voir la fin de la relation amoureuse ? Mais le verbe détruire est à la voix active : qui prend la décision de détruire la relation ? Faut-il expliquer le titre par ce sentiment d’angoisse soudaine face à la peur de la rupture, ou plus largement sur l’existence elle-même, la vie qui inévitablement aboutit à la mort ?

Il faut mourir pour renaître : cet aphorisme renvoie à une réflexion existentielle, et dans le cas de notre poème, plus encore peut-être à un jeu spéculaire, avec une réflexion sur l’acte créateur.

 

3. Un art poétique… ou le processus de création


Le premier poème du recueil « Fil et aiguille » commence par un verbe à l’infinitif : « Sans fin donner naissance », qui suggère, d'après Stéphanie Caron, le rejet d’un type de représentation du réel ; par cette condamnation, il ouvre donc le recueil par une réflexion sur la finalité de l’art, pictural, graphique ou poétique. Un parcours poétique va se dessiner au fil du recueil, et à ce premier infinitif de rejet vont répondre d’une certaine façon les sept infinitifs de notre poème.

À plusieurs reprises dans le recueil, une conception de l’art s’est exposée, avec en particulier la correspondance établie entre le poète et les peintres. Certes, la collaboration est celle du dessinateur Man Ray et du poète Éluard, mais dans ce poème précisément, c’est la figure de Picasso qui est centrale : Éluard a de toute évidence reconnu la main de son ami, à qui il rend souvent hommage. On sait l’immense travail de collaboration d’Éluard avec de nombreux peintres, mais c’est peut-être Picasso qui va le plus permettre au poète d’élaborer et d’affiner sa conception de l’art : « Sa conception de l’art est déjà formée ; l’exemple de Picasso, loin de la bouleverser, lui apportera l’occasion de l’affiner, de la proclamer, et lui fournira la plus éclatante des illustrations. » (15)

Picasso, en hommage de qui Éluard écrit plusieurs poèmes, dans Capitale de la douleur en 1926, Les yeux fertiles, en 1936, Donner à voir en 1939 dans la section Peintres, Dignes de vivre en 1944, Picasso à qui il dédie nombre de poèmes et recueils, à qui il consacre plusieurs articles, essais, tous textes qu’il réunira dans le recueil À Pablo Picasso en 1944 (16).

Pourquoi Picasso ? (17) Lisons une dédicace :

Par ton audace,
tu prolonges notre vie,
tu nous lies chaque jour
un peu plus
à cet univers sans défaut
où notre espoir
ignore les mirages.
C’est à toi
Pablo Picasso
mon ami sublime
que je dédie ce livre. (18)

et les derniers vers d’un poème :

À Pablo Picasso
VI

Tu ne peux pas t’anéantir
Tout renaît sous tes yeux justes
Et sur les fondations des souvenirs présents
Sans ordre ni désordre avec simplicité
S’élève le prestige de donner à voir. (19)


Si Picasso est l’élément central de ce poème, nous serons toutefois amenées à élargir à d’autres surréalistes, et en particulier à Salvador Dali, dès lors que leur processus de création présente des convergences et qu’il semble qu’Éluard, jouant sur des associations d’idées, ne peut manquer d’avoir aussi effectué des associations d’idées de peintres !

 

A/ Rappel du titre : « Angoisse et inquiétude »

Nous avons vu que les verbes qui forment le distique peuvent être utilisés dans des domaines très différents, favorisant les métaphores ; il en est de même du mot inquiétude dans le titre.

« Parlez-moi des formes, j’ai grand besoin d’inquiétude » écrit Éluard dans « Pour se prendre au piège » : cette inquiétude-là, outre le sentiment que ressent le poète face à la peinture de Max Ernst et à ses relations avec Gala, pourrait bien avoir aussi valeur métapoétique. Agnès Fontvieille-Cordani a écrit tout récemment un essai qu’elle a intitulé Paul Éluard : l’inquiétude des formes (20), dont la présentation propose cette orientation :


L’inquiétude de Paul Éluard peut être envisagée à la lumière d’une réflexion sur les formes de « commun échange » qu’il engagea avec Jean Paulhan à l’occasion du lancement, en 1920, de la revue dadaïste Proverbe. Dans Capitale de la douleur (1926), abordant les formes en mouvement non pas comme des éléments abstraits qui auraient vocation à représenter le réel mais comme des objets de la réalité, Éluard compile, assemble, détruit, recolle les locutions et phrases du tout venant pour parvenir à ce que Tristan Tzara appelle la « petite folie collective d’un plaisir sonore ». […] Inquiéter les formes ou se laisser inquiéter par elles, c’est, pour Éluard, redonner à la vision, à la pensée humaine mais aussi à la liberté, toute la place qui leur revient.


Comme nous allons le voir, ces vers apparemment négatifs par leur clausule détruire ont très certainement une valeur positive de recherche de nouveauté et de liberté. Car il est d’usage chez les surréalistes de jouer sur le sens des mots et de créer un effet de surprise par un retournement inopiné, en utilisant les multiples ressources du même mot. Et « inquiétude » fait partie de ces mots à connotation opposée. Si le sens courant du nom est un état de préoccupation, de trouble ou de tourment qui empêche le repos et la sérénité, étymologiquement c’est celui de ce / celui / celle qui bouge, qui est en mouvement, et le nom peut prendre aussi une valeur positive, féconde même, d’absence d’indifférence et donc d’intérêt pour... de nouvelles idées, de nouvelles formes, de nouvelles rencontres.

Nous sommes donc tentées de voir dans ce titre les deux orientations de notre interprétation, une angoisse existentielle ET une « inquiétude des formes ».

Les trois premiers infinitifs, qui ne créent pas véritablement d’effet de surprise, dirigent notre lecture sur une voie somme toute assez naturelle.

 

B/ Purifier

Le verbe purifier ouvre la série et se trouve parfaitement au cœur de la problématique éluardienne.

Dans sa volonté de lier éthique et poétique, Paul Éluard affirme très tôt ce principe de purification ; dès 1920 dans la préface de Les animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux, il écrit :


Qu’une force honnête nous revienne. […]

La vanité qui pousse l’homme à déclarer ceci beau ou laid, et à prendre parti, est à la base de l’erreur raffinée de plusieurs époques littéraires, de leur exaltation sentimentale et du désordre qui en résulta.

Essayons, c’est difficile, de rester absolument purs. Nous nous apercevrons alors de tout ce qui nous lie.

Et le langage déplaisant qui suffit aux bavards, langage aussi mort que les couronnes à nos fronts semblables, réduisons-le, transformons-le en un langage charmant, véritable, de commun échange entre nous. […] (21)


La purification éthique et poétique ne peut s'effectuer que par l’épuration du langage, par l’adéquation des mots et des choses. La poésie a en elle une force absolue de purification, et Éluard ne manque pas de le rappeler dans L’évidence poétique :

Poésie pure ? La force absolue de la poésie purifiera les hommes, tous les hommes. Écoutons Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Toutes les tours d'ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et l'homme, s'étant enfin accordé à la réalité, qui est sienne, n'aura plus qu'à fermer les yeux pour que s'ouvrent les portes du merveilleux. (22)


Purifier la vision, décanter les images pour redonner aux mots leurs vertus premières, tel est pour Éluard l’enjeu de la poésie :

Est-elle à la portée des simples, est-elle dans la voix raréfiée, la poésie ? c'est évident. (23)


L’évidence... le terme clé de la poétique éluardienne.

Chez Éluard, la pureté est une nécessité tout autant ontologique que poétique. Dans le même recueil Les dessous d’une vie ou La pyramide humaine, nous trouvons les deux pôles de la pureté, dès l’ouverture « la faculté de voir » et dès le premier récit, la pureté dans la relation amoureuse, la relation à l’autre :


Je devins esclave de la faculté pure de voir, esclave de mes yeux irréels et vierges, ignorants du monde et d'eux-mêmes. Puissance tranquille. Je supprimai le visible et l'invisible, je me perdis dans un miroir sans tain. Indestructible, je n'étais pas aveugle. (24)

Tout jeune, j'ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu'un battement d'ailes au ciel de mon éternité, qu'un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber. (25)


Pureté, transparence, magie poétique… sont les expressions qui souvent accompagnent les analyses de l’œuvre d’Éluard.

 

La purification peut aussi désigner une opération plus subversive, et dès ce premier vers, nous sommes en face d’une volonté commune aux surréalistes de nettoyer, de faire place nette pour leur permettre d’avancer leurs propres théories. Lors de la première exposition de Salvador Dali en 1929, l’article d’André Breton portait en épigraphe le mot d’ordre du peintre Stériliser : il y attaquait les adversaires du surréalisme et recensait les agents corrupteurs et pernicieux, les qualifiant de « mites », mites symboliques d’une dévoration en marche de l’art et de la critique et de « vermine » (26).

Après cette purification, exprimée par les trois premiers infinitifs, tombe le verbe détruire. Il n’y a plus lieu de penser à l’expression d’une forme d’angoisse si nous sommes dans une logique de création, mais bien plutôt à l’énoncé d’un processus de métamorphose.

 

C/ Le processus de création : un processus de métamorphose

C’est là une des constantes des surréalistes :


Plus qu'à l'histoire, bégayante et répétitive, le surréalisme s'intéresse aux processus de l'évolution, de la transformation, de la mutation et plus particulièrement au stade de la soudaine métamorphose qui modifie radicalement la nature d'un être vivant et le fait autre [...] Dans la nature, c'est-à-dire dans le réel, la métamorphose intervient “naturellement” comme étape d'une évolution cyclique, de la vie à la mort et de la mort à la vie, d'un passage qui s'accomplit sous la forme d'une répétition constante dans la durée. Pour les surréalistes, il s'agit d'accélérer le processus et, en quelque sorte, de provoquer la métamorphose et cela, par des procédés poétiques et picturaux comme la rencontre fortuite entre deux objets ou le collage. Dès lors, la métamorphose, « au lieu d'associer des objets qui entretiennent des rapports de continuité et d'intelligibilité, introduit entre eux une discordance ou une rupture : elle rapproche de façon soudaine et insolite des objets que l'esprit n'est pas accoutumé à comparer. Elle établit des relations imprévues entre les êtres et les choses en usant de l'image comme d'un véhicule porteur de la surprise. Les mots et les métaphores se succèdent dans un ordre imprévisible, ils sont juxtaposés non plus selon une cohérence logique, mais selon la volonté capricieuse et arbitraire de l'imagination. » (Citation tirée de M. Eigeldinger, Poésie et métamorphoses, La Baconnière, Neufchâtel, 1973, p.9) (27)


La métamorphose est la destruction brutale, ou du moins l'interruption, d'un principe d'évolution logique, rationnelle, cohérente, et constitue un hiatus, un saut inattendu dans l'ordre naturel des choses, un passage du même (ou de l'attendu) au radicalement autre.

Or le surréalisme cherche à opérer des métamorphoses systématiques dans l'ordre du réel, il bouscule, bouleverse les phénomènes naturels par la pensée et l'imagination. Par la destruction de la logique, de l'attendu, il modifie radicalement et incite à créer d'autres liens, à effectuer des sauts qui font fi de la logique, des sauts d'une idée à l'autre, d'un élément du réel à l'autre, et donc, au-delà des métaphores, par des courts-circuits bien plus violents, il invite aux métamorphoses, aux substitutions de formes.

Détruisant ainsi tout l'ordre ancien, de la pensée, de l'imagination, de la relation aux autres, l’utopie surréaliste avait à terme la volonté de détruire l'organisation sociale et politique.

Et c’est le désir qui est le moteur de ces bonds d'un élément du réel à l'autre, le désir qui, nous l’avons vu à plusieurs reprises, est au centre de ce recueil des Mains libres.

 

Nous avons vu l’importance de la germination dans la relation à l’autre. Or le motif est essentiel aussi dans la poétique éluardienne, la dialectique d’une intériorité expansive est au cœur de la création poétique. Le verbe semer évoque tout ce travail de germination poétique, l’affirmation d’une intériorité génératrice, car l’œuvre d’Éluard offre effectivement un « déploiement […] d’une richesse intérieure » (28). La semence va germer, elle va, de l’obscurité, passer à la lumière, motif fondamental chez Éluard. L’expérience poétique est une germination permanente et révèle grâce à la pureté de son regard ce qui est enfoui. Sentir, voir ou rêver et faire germer, tel est le processus de création poétique. « Au sein de l’encre, la pierre recommence à germer » écrit Gaston Bachelard (29).

Le poète Rainer Maria Rilke écrivit dans ses Lettres à un jeune poète ce conseil tel qu’Éluard aurait pu le formuler :


Laissez chaque impression et chaque germe de sensibilité s’accomplir en vous, dans l’obscurité, dans l’indicible, l’inconscient, là où l’intelligence proprement dite n’atteint pas, et laissez-les attendre, avec une humilité et une patience profondes, l’heure d’accoucher d’une nouvelle clarté : cela s’appelle vivre l’expérience de l’art : qu’il s’agisse de comprendre ou de créer. (30)


Éluard quant à lui le formule ainsi, extrait dans lequel nous retrouvons sous forme de substantif l'un des trois infinitifs :


C'est l'espoir ou le désespoir qui déterminera pour le rêveur éveillé - pour le poète - l'action de son imagination. Qu'il formule son espoir ou ce désespoir et ses rapports avec le monde changent immédiatement. Tout est au poète objet à sensations, et par conséquent à sentiments. Tout le concret devient alors l'aliment de son imagination et l'espoir, de désespoir passent, avec les sensations et les sentiments, au concret. (31)


Quant au peintre Picasso, il procède lui aussi par « germination constructive », plus particulièrement dans ses collages ou du moins dans sa période cubiste : à partir du vide ou du creux, il définit son espace, et pour rendre plusieurs points de vue en une seule et même œuvre, sa vision éclatée du réel nécessite plusieurs constructions successives provoquant cette germination progressive du sujet représenté. Outre la réalisation elle-même, le processus même de création ressemble étrangement à un processus naturel de germination, toutes les études préparatoires de chacune de ses œuvres permettent de le comprendre.

 

En 1926, Le poème « Pablo Picasso » commence par cette image des rêves qui, comme un soc, creusent les sillons d’où naîtront les moissons merveilleuses (32).

Semer, multiplier, supposent un terrain fertile, et chez Éluard, cet adjectif fertile n’est jamais employé de façon anodine. Bien sûr il qualifie souvent, comme nous l’avons vu, ce qui a rapport à la relation amoureuse, avec des terres ou des vallées fertiles ou encore des feux fertiles, mais il prend une signification métapoétique quand il qualifie l’hiver, la lumière ou les yeux, et nous retrouvons les idées exprimées dans Donner à voir ou dans L’évidence poétique. Dans La Rose publique, en 1936, le poète écrit : « Savoir que la lumière fut fertile » dans un poème intitulé… « Man Ray » (33). La lumière, le regard avec sa puissance de révélation et de métamorphose.

L’adjectif prend tout son sens dans le titre de son recueil Les yeux fertiles, paru en octobre 1938, alors que le titre initialement prévu était Grand Air (comme l'un des poèmes en faisant partie) : les yeux fertiles sont ceux de Picasso, à qui le recueil rend hommage. Le portrait du poète dessiné par Picasso le 8 janvier 1936 sert de frontispice au recueil illustré d’autres de ses eaux-fortes. Le regard du peintre est fertile dès lors qu’il rend la transparence et sait si bien montrer Nusch dans les portraits qu’il fait d’elle.

Recueil en hommage à Picasso mais recueil célébrant aussi la femme aimée, comme il est devenu habituel de le remarquer chez Éluard.

Alors… purification, ensemencement, germination et fertilité pour finir sur détruire ? Que faut-il en penser ? Avons-nous affaire à un geste désespéré ou désabusé de celui qui détruit ce qui n’est pas au niveau de ce qu’il cherche à atteindre, ou bien plutôt à une étape tout aussi nécessaire que les autres ?

 

La référence à Sade vient immédiatement à l’esprit quand on sait qu’il symbolise pour les surréalistes le principe de destruction radicale au nom de la liberté. Sade dont Éluard écrit qu’« il mourut dans un asile de fous, plus lucide et plus pur qu’aucun homme de son temps » (34).

Éluard consacre un certain nombre de pages au « divin marquis », dans divers articles et dans L’Evidence poétique :


Il fut, et il reste, le plus redouté des philosophes. Parce qu'il ne connut jamais de barrière à son délire de liberté, parce que son génie dévoila sans pudeur tous les instincts humains et dénonça les hypocrites rapports de l'homme avec ses semblables, parce qu'il élabora le système capable de rendre aux humains des deux sexes leur liberté naturelle et de leur permettre une véritable vie commune, Sade fut persécuté pendant toute sa vie et, depuis plus d'un siècle, ses œuvres de vérité et d'audace sont frappées d'interdit.[…] C'est dans cet asile de fous que meurt, le décembre 1814, en pleine possession de sa raison,[…] cet apôtre de la liberté la plus absolue, qui voulut que tous les hommes remontassent le cours de leurs instincts et de leur pensée afin d'avoir le courage de se considérer tels qu’ils sont et de ne se plier qu’à des nécessités réelles (35).

Ils [Sade et Lautréamont] brisent, ils imposent, ils terrifient, ils saccagent. Les portes de l'amour et de la haine sont ouvertes et livrent passage à la violence. Inhumaine, elle mettra l'homme debout, vraiment debout, et ne retiendra pas de ce dépôt sur la terre la possibilité d'une fin. L'homme sortira de ses abris et, face à la vaine disposition des charmes et des désenchantements, il s'enivrera de la force de son délire. Il ne sera plus alors un étranger, ni pour lui-même, ni pour les autres. Le surréalisme, qui est un instrument de connaissance et par cela même un instrument aussi bien de conquête que de défense, travaille à mettre au jour la conscience profonde de l'homme. Le surréalisme travaille à démontrer que la pensée est commune à tous ; il travaille à réduire les différences qui existent entre les hommes et, pour cela, il refuse de servir un ordre absurde, basé sur l'inégalité, sur la duperie, sur la lâcheté. (36)


Cette destruction serait donc le signe d'un renouveau possible, ou du moins la condition absolue d'un renouvellement. À défaut de se concrétiser dans le domaine politique, elle prend sens, du moins dans le cadre qui est le nôtre, dans un domaine artistique, celui de l’art poétique d’Éluard et de ses théories sur l’art. La destruction peut être féconde, puisqu'elle permet de reconstruire sur d'autres bases : le sens du distique est alors délibérément optimiste.

Car ce verbe détruire est à la voix active ! Il ne signifie pas être détruit, subir une destruction, c’est au contraire une volonté délibérée de détruire les acquis, de briser la routine, les scléroses, tout ce qui a été fait sans quête de renouveau.

Et cette destruction-là est nécessaire. Picasso va même plus loin quand il revendique la tradition, les règles académiques, pour mieux les détruire et ainsi pouvoir créer.


L’art moderne s’achemine vers son déclin, parce qu’il n’existe plus d’art académique fort. Il faut une règle, même si elle est mauvaise, parce que la puissance de l’art s’affirme dans la rupture des tabous. Supprimer les obstacles, ce n’est pas la liberté, c’est la licence, c’est un affadissement qui rend tout invertébré, informe, dénué de sens, zéro. (37)


Ses périodes de doute le mènent aussi à détruire pour mieux reconstruire. Mais il faut assurément aller encore plus loin dans la signification du verbe détruire, justifiant que dans notre distique, il soit doublé et conclue deux vers qui apparaissaient à première lecture antithétiques.

 

« Sa peinture toute de refus et de dépouillement, d’ellipses, de ruptures de formes semblent naître souvent d’une libre invention » écrit Brassaï à propos de Picasso (38). En effet celui-ci procède ou bien par éliminations successives ou bien par destruction de l’ensemble, de la surface des choses, pour disperser les éléments et reconstruire autrement : cette destruction des formes donne parfois l’impression dans ses compositions avec personnages de dépecer, de découper le corps et la tête en morceaux anguleux pour les disposer de façon totalement autre. C’est ce que révèlent les multiples dessins préparatoires dont nous avons déjà parlé, en particulier ceux des Demoiselles d’Avignon, œuvre significative de cet art de la destruction… C’est d’ailleurs à propos de cette œuvre que Picasso parlait de « somme de destructions ». Guernica en 1937 relève du même processus.

Pour Picasso, tout acte de création est d’abord un acte de destruction : l'œuvre naît, puis subit un processus de destructions et de métamorphoses, elle est faite de construction / déconstruction, comme il l’explique lui-même dans une conversation avec Christian Zervos, en opposant ce qui se faisait avant et ce qu’il fait, lui :


Auparavant, les tableaux s’acheminaient à leur fin par progression. Un tableau était une somme d'additions. Chez moi, un tableau est une somme de destructions. Je fais un tableau, ensuite je le détruis. Mais, à la fin du compte, rien n'est perdu ; le rouge que j'ai enlevé d'une part se trouve quelque part ailleurs. […] Quand on commence un tableau, on trouve souvent de jolies choses, on doit s’en défendre, détruire son tableau et refaire plusieurs fois […] La réussite est le résultat de trouvailles refusées. (39)


Dans le verbe détruire, il faut donc comprendre que l’artiste ne supprime pas mais qu’il transforme, condense, métamorphose. En effet toutes les études sur supports multiples, toutes les ébauches vont se retrouver dans d’autres œuvres car le processus est en marche et détruire permet de construire à nouveau. « Semer, multiplier alimenter » se retrouvent bel et bien dans « détruire ».

 

Mêlant éthique et esthétique, Paul Éluard laisse donc lire en deux vers la fertilité d’une relation amoureuse, même si elle est menacée de destruction, mais surtout un hommage à son ami peintre et poète Pablo Picasso.

Deux vers dont nous pouvions penser qu’ils étaient contradictoires, mais n’est-ce pas là la volonté des surréalistes que de rechercher une synthèse des contraires ? Dans le second manifeste du surréalisme, André Breton écrit :


Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point. On voit assez par là combien il serait absurde de lui prêter un sens uniquement destructeur, ou constructeur : le point dont il est question est a fortiori celui où la construction et la destruction cessent de pouvoir être brandies l'une contre l'autre. Il est clair, aussi, que le surréalisme n'est pas intéressé à tenir grand compte de ce qui se produit à côté de lui sous prétexte d'art, voire d'anti-art, de philosophie ou d'antiphilosophie, en un mot de tout ce qui n'a pas pour fin l'anéantissement de l'être en un brillant, intérieur et aveugle, qui ne soit pas plus l'âme de la glace que celle du feu. Que pourraient bien attendre de l'expérience surréaliste ceux qui gardent quelque souci de la place qu'ils occuperont dans le monde ? En ce lieu mental d'où l'on ne peut plus entreprendre que pour soi-même une périlleuse mais, pensons-nous, une suprême reconnaissance, il ne saurait être question non plus d'attacher la moindre importance aux pas de ceux qui arrivent ou aux pas de ceux qui sortent, ces pas se produisant dans une région où, par définition, le surréalisme n'a pas d'oreille. On en voudrait pas qu'il fût à la merci de l'humeur de tels ou tels hommes ; s'il déclare pouvoir, par ses méthodes propres, arracher la pensée à un servage toujours plus dur, la remettre sur la voie de la compréhension totale, la rendre à sa pureté originelle, c'est assez pour qu'on ne le juge que sur ce qu'il a fait et sur ce qui lui reste à faire pour tenir sa promesse. (40)


Peut-être pouvons-nous dire en conclusion que notre distique constitue un résumé particulièrement dense de l'esprit du surréalisme.



© Agnès Vinas et Marie-Françoise Leudet

Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.

© Man Ray Trust / ADAGP
© Centro de información y documentación de Artes Plasticas, Mexico


(1) Nancy Deffebach, « Alice Rahon / Poems of light and shadow, Painting in free verse », in On the bus, n° 8 & 9, Los Angeles, Bombshelter press, 1991, p.178.

(2) Ce poème a été publié en 1941 dans le dernier recueil de poésie d'Alice Paalen, Noir animal, éd. Dolores La Rue, Mexico.

(3) Musset, « La nuit de mai », 1835.

(4) Daniel Bergez, Éluard ou le rayonnement de l’être, 1982, Champ Vallon, p.67-68.

(5) Paul Éluard, « Écoutez, écoutez, écoutez » (écrit en 1920) in Poèmes retrouvés, II, 774. Cité par Albert Mingelgrün, Essai sur l’évolution esthétique de Paul Éluard : peinture et langage, Éditions L’âge d’homme, p.73.

(6) Paul Éluard, « Une personnalité » in La rose publique, 1934, I, 418.

(7) Daniel Bergez, op. cit. p. 75.

(8) Paul Éluard, « Ailleurs ici partout » in Poésie ininterrompue II, 1953, II, 677-678.

(9) Paul Éluard, ibid., II, 662.

(10) Paul Éluard, in Capitale de la douleur, 1926, I, 186.

(11) Paul Éluard, « Les souvenirs et le présent », in Une leçon de morale, 1950, II, 320.

(12) Paul Éluard, « Dernier jour de l’hiver, premier jour du printemps », ibid.¸II, 330.

(13) Paul Éluard, « Le château des pauvres », in Poésie ininterrompue, 1953, II, 697.

(14) Paul Éluard, « Le temps d’un éclair » in La vie immédiate, 1932, I, 397.

(15) Jean-Charles Gateau, Éluard, Picasso et la peinture (1936-1952), 1983, Droz, p.12.

(16) « Ce livre est le livre de l’amitié et de l’admiration. » Il rassemble tous les textes composés par Éluard à la gloire de son ami. La note de l’édition de la Pléiade présente la table de ce recueil permettant de retrouver les différents textes. I 1653.

(17) Nous lui consacrerons une étude plus longue et détaillée dans un document sur Picasso et Éluard.

(18) Paul Éluard, dédicace de Le livre ouvert II 1939-1941, I 1067.

(19) Paul Éluard, « À Pablo Picasso » in Donner à voir, 1939 (le poème est daté de 1938), I 1003.

(20) Agnès Fontvieille-Cordani, Paul Éluard : l’inquiétude des formes, 2013, Presses Universitaires de Lyon.

(21) Paul Éluard, Les animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux, 1920, I 37.

(22) Paul Éluard, L’évidence poétique, 19.7, I 514.

(23) Paul Éluard, Les sentiers et les routes de la poésie, 1952, II 561. C’est nous qui soulignons.

(24) Paul Éluard, Les dessous d’une vie ou La pyramide humaine, 1926, I 201. C’est nous qui soulignons.

(25) Paul Éluard, « La dame de carreau », ibid., I 202. C’est nous qui soulignons.

(26) Voir André Vielwahr, S’affranchir des contradictions : André Breton de 1925 à 1930, 1998, L’Harmattan, p.327 ou l’article de Frédéric Aribit, « André Breton et Georges Bataille : Querelles matérialistes et incidences picturales en 1929 » paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 15 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2441.

(27) Jean-Paul Clébert, article « Métamorphose » in Dictionnaire du surréalisme, Le Seuil, 1996 p.380.

(28) Daniel Bergez, op. cit., p.77.

(29) Gaston Bachelard, Le droit de rêver, 1970, P.U.F., p.61.

(30) Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, 1929 (1937 en traduction française).

(31) Paul Éluard, L’évidence poétique, I 515.

(32) Paul Éluard, « Pablo Picasso » in Capitale de la douleur, 1926, I 178.

(33) Paul Éluard, « Man Ray », in La Rose publique, 1934, I 451.

(34) Paul Éluard, L’évidence poétique, I 517.

(35) Paul Éluard, L’intelligence révolutionnaire : le marquis de Sade (1740-1814). Article publié dans Clarté, nouvelle série 1927, 15 février, n° 6, p.30.

(36) Paul Éluard, L’évidence poétique, I 519.

(37) Françoise Gilot, Carlton Lake, Vivre avec Picasso, 1973, Calmann-Lévy.

(38) Brassaï, Conversations avec Picasso, 1997, Gallimard. Nouvelle édition 2010, p.49.

(39) Christian Zervos, Conversations avec Picasso, Cahiers d'art, 1935 n° 10/10.

(40) André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1929, O.C. I, p.781-782. C'est nous qui soulignons.