Zazie dans le Métro, du roman au film

Le phénomène Zazie dans le métro est assez connu pour qu'on n'ait pas à y revenir longuement. Le gros succès de librairie, la contagion linguistique (« contagion mon cul », « tu causes, tu causes... »), les déclinaisons en film (par Louis Malle, octobre 1959), en pièce de théâtre (par Olivier Hussenot, décembre 1959), plus tard en simili BD (par Jacques Carelman, Gallimard 1966) :

la France gaullienne consommait Zazie sous toutes ses (jeunes) formes, parlait comme Zazie (et Laverdure) et s'essayait à l'écriture fonétic avec gourmandise et clins d'œil appuyés.



Il ne sera question ici que de l'adaptation cinématographique, tour de force comparable à la traduction dans une langue étrangère – l'une et l'autre s'apparentant, dans le cas de Zazie, à une véritable transposition. Les quelques films ou téléfilms inspirés par les romans de Queneau ne peuvent que nous conforter dans cette idée : peu d'œuvres littéraires sont aussi délicates à porter à l'écran que celles de notre auteur. Si Louis Malle avec Zazie et Jean Herman (alias Vautrin) avec Le Dimanche de la vie sont pour moi les seuls à s'être honorablement tirés de cette aventure, on peut toujours rêver à ce qu'aurait fait Resnais de Pierrot mon ami, projet qu'il caressa un temps. Mais on se console largement avec Le Chant du styrène, collaboration d'une autre nature suscitée par le cinéaste. Quant à Claude Chabrol, on sait qu'il imaginait Valentin Bru sous les traits de Belmondo dans une adaptation du Dimanche de la vie qui ne vit pas le jour et céda la place à celle d'Herman. L'hommage de Chabrol à Queneau a pris une tournure plus modeste : l'apparition de celui-ci en Clémenceau dans son film Landru.

Raymond Queneau est admiré par bien des cinéastes français. Un exemple : si vous voulez faire plaisir à Patrice Leconte, dites-lui que certaines de ses comédies vous ont fait penser à Queneau (il déplore que jamais la critique n'y ait fait allusion). On aurait sans doute pu faire le même plaisir, avec le même compliment, au regretté Jacques Demy. Pensez aux Demoiselles de Rochefort : ruptures de ton, rimes internes, exercices de style (le dîner en alexandrins), grande fantaisie alliée à une construction rigoureuse... Les films les plus proches de l'esprit quenien ne sont pas forcément ceux qui s'en réclament.

Les réalisateurs qui l'adaptent n'ont pas tous conscience de la difficulté de se confronter à l'univers de Queneau. Un univers de mots, où les personnages ne sont pas donnés à voir par des portraits mais caractérisés par leur langage et par leur comportement – quand celui-ci n'est pas, comme dans Zazie., simplement évoqué par la mention « (geste) ». L'auteur compte à tout moment sur la complicité active et imaginative du lecteur. Les chausse-trapes sophistiquées du romancier (la révélation longtemps différée de la vraie nature des commensaux de Pierrot dans le chapitre 7), tous les vides à combler, les perches à saisir l'éloignent radicalement du pittoresque épais et du naturalisme loufoque dans lesquels s'enlisent le plus souvent ses adaptateurs. Les personnages de Queneau nous ressemblent comme des frères, à cette essentielle différence près : ils sont aussi faits d'encre et de papier. L'aventure d'Icare, l'ultime « héros » du romancier, illustre emblématiquement ce qui n'est pas une simple lapalissade. Aussi vrai qu'LN est d'origine cruciverbiste, Icare sort tout droit d'un manuscrit imprudemment exposé aux courants d'air.

Parce que Raymond Queneau (comme Godard dans ses premiers films) nous renvoie sans cesse à notre position de lecteur (ou de spectateur), son adaptation au cinéma pose d'autres problèmes que celle, disons, de Balzac ou de Zola. Comment faire du cinéma avec une littérature qui met tellement en avant sa nature littéraire, sa matière littéraire ? Les solutions sont peut-être à chercher du côté des meilleures adaptations de Lewis Carroll, qui combinent les techniques du cinéma d'animation et de la prise de vues directe. Sans aller jusque-là, le film de Louis Malle s'oriente très nettement vers cette conception d'un réel mâtiné de cartoon.

Zazie à l'écran ; un défi à relever

Premier succès public de l'auteur, Zazie est aussi le premier roman de Queneau à être porté à l'écran. Les producteurs ne pouvaient pas être insensibles à cette considération commerciale, malgré les évidentes difficultés de l'entreprise. Ce succès de librairie se présentait-il vraiment comme le moins adaptable des romans ? On peut tout aussi bien affirmer le contraire. L'impossibilité apparente est si criante qu'elle annule les tentations habituelles d'illustration cinématographique du texte et force à l'invention. Son extrême fantaisie, un comique langagier fondé notamment sur l'orthographe, les métamorphoses et les mystères des personnages (multiples avatars de Trouscaillon, identité sexuelle de Marceline (1) rendaient impossible un traitement réaliste ou littéral de l'intrigue. Un roman si fortement ancré dans Paris et dans son époque et qui, en même temps, tend à l'abstraction d'une mécanique absurde ; ce paradoxe a excité l'imagination des cinéastes dès la publication du livre en 1959.

Plusieurs adaptations de Zazie dans le métro ont été mises en chantier. C'est René Clément qui devait réaliser le film (2). II associe aussitôt Raymond Queneau à l'entreprise, un Queneau qui, contrairement à la plupart des auteurs, le surprend par sa souplesse, par son aptitude à apporter des changements à son œuvre. Il voit en effet dans ce projet de film l'occasion d'une re-création de son roman, avec une Zazie sortant des pages du livre et qu'on interviouve sur ses aventures...

Mais René Clément interrompt ce travail pour aller tourner en Italie. Les droits d'adaptation vont changer de mains : Louis Malle les fait acheter par son producteur. Le réalisateur d'Ascenseur pour l'échafaud et des Amants a découvert très tôt le roman, lorsque son ami Roger Nimier lui en a communiqué le manuscrit. Il s'enthousiasme pour le défi lancé par Zazie :

Je trouvais que le pari qui consistait à adapter Zazie à l'écran me donnerait l'occasion d'explorer le langage cinématographique. C'était une œuvre brillante, un inventaire de toutes les techniques littéraires, avec aussi, bien sûr, de nombreux pastiches. C'était comme de jouer avec la littérature et je m'étais dit que ce serait intéressant d'essayer d'en faire autant avec le langage cinématographique (3).

Raymond Queneau – qui suit cette affaire d'un œil bienveillant et viendra en curieux sur le tournage – ne participe pas cette fois-ci à l'adaptation. C'est à Jean-Paul Rappeneau que Louis Malle demande de collaborer au scénario. Contrairement à ce qu'on entend dire parfois, Alain Cavalier n'est pour rien dans ce travail (je le tiens de sa bouche). Un autre cinéaste, en revanche, apporte une contribution originale à la réalisation : William Klein, peintre et photographe, lui aussi grand amateur de Queneau. Auteur d'une adaptation – non réalisée – de Pierrot mon ami, Klein vient de s'attaquer à une adaptation de Zazie lorsque Louis Malle lui propose de coréaliser son propre film. Une direction bicéphale s'avérant rapidement impossible, Klein se contentera du rôle de « conseiller artistique ». C'est à lui qu'on doit l'habillage visuel de l'œuvre : les pancartes au lettrage très « pop art », déplacées de séquence en séquence, les enseignes au néon qui colorent les acteurs, l'emploi d'optiques un peu déformantes... Comme toute la jeune équipe du film, il se passionne pour cette expérience d'« anti film » (formule utilisée par Louis Malle dans le script).

L'intention première était de réaliser un petit film pas cher en noir et blanc, tourné rapidement dans les rues de Paris et largement improvisé. Au final, il s'agira d'une œuvre en couleur au budget plus que confortable, au scénario travaillé pendant huit mois avec plusieurs découpages successifs. Le tournage aura duré seize semaines, dans Paris et en studio (décors de Bernard Evein). Avec l'autorisation de Queneau, Louis Malle rajeunit l'héroïne pour éviter, dit-il, le côté Lolita « un peu trouble » qu'il a perçu dans le roman. Autour de la petite Catherine Demongeot (dix ans), une brochette de comédiens savoureux : Philippe Noiret (tonton Gabriel), Vittorio Caprioli (Trouscaillon), Hubert Deschamps (Turandot), Jacques Dufilho (Gridoux), Annie Fratellini (Mado), Yvonne Ciech (la veuve Mouaque), et, dans le rôle de Fédor, Nicolas Bataille, le metteur en scène historique de La Cantatrice chauve.

Le jeu des équivalences et des références

L'entreprise ne peut fonctionner que si le réalisateur effectue sur son propre matériau un travail correspondant à celui que Raymond Queneau a opéré sur le langage et la littérature. C'est bien ce qui motive et excite notre cinéaste de vingt-sept ans. Il s'attaque donc aux conventions du récit et de la technique cinématographiques, multiplie les procédés comiques (de son invention ou empruntés à des genres très typés, comme le cartoon ou le burlesque), adresse des clins d'œil appuyés à l'histoire du cinéma.

Le viol des règles élémentaires du cinéma classique commence par la pratique des faux-raccords (Godard vient de faire la même chose dans À bout de souffle). Il se poursuit par une autre « erreur » volontaire : mettre le même arrière-plan dans le champ et le contre-champ de deux interlocuteurs (séquence des moules aux Puces). Louis Malle s'ingénie à contracter ou à dilater l'espace et le temps. Il demande par exemple à Noiret de jouer une scène au ralenti : filmé à 8 images/seconde (au lieu de 24), son mouvement paraît normal à l'écran mais ce sont les autres éléments de l'image qui défilent en accéléré.

Les poursuites et les gags rivalisent avec les délires du slapstick ou du dessin animé à la Chuck Jones ou Tex Avery. Des cartons évoquent le cinéma muet. La musique du générique est inspirée par celle des westerns. En hommage à Fellini, on parodie la fontaine de Trévise de La Dolce Vita et Annie Fratellini écarquille ses mirettes à la manière de Giuletta Masina dans La Strada. Les clins d'œil s'adressent aussi au monde de la chanson (Sacha Distel, en personne, sort d'une colonne Morris qui porte son affiche), à l'univers des contes de fées (les chaussures de Zazie se mettent toutes seules en place, comme par magie).

Lorsque Philippe Noiret s'écrie : « Qu'est-ce que tu veux, c'est la Nouvelle Vague ! », ce private joke appelle ici une digression. Zazie dans le métro est réalisé au plus fort de la révolution du jeune cinéma français. Louis Malle a même été le contemporain des tout débuts de cette Nouvelle Vague : son premier long métrage personnel, Ascenseur pour l'échafaud (1957), a précédé d'une courte tête le premier Chabrol, pionnier officiel du mouvement (Agnès Varda, en franc-tireur absolu, n'avait pas attendu la vague pour aller tourner La Pointe courte au bord de la mer, dès 1954). En fait, Louis Malle, s'il a contribué au renouveau du cinéma français, n'a jamais fait vraiment partie de cette fameuse Nouvelle Vague, constituée d'une part des rédacteurs des Cahiers du cinéma (Truffaut, Godard, Rohmer, Rivette, Chabrol) et de leurs protégés (comme Jacques Rozier, auteur de l'excellent Adieu Philippine) et, d'autre part, du groupe dit « de la Rive Gauche » (autour de Resnais, Marker, Varda, Demy). Louis Malle, fils de riches industriels, avait les moyens de mener une carrière indépendante et libre, sans s'appuyer sur un groupe de copains-complices. Une carrière atypique, entre fiction et documentaire, classicisme et innovation, France et Etats-Unis. Son sens de l'humain, sa curiosité et son honnêteté intellectuelle l'ont conduit sur toutes sortes de chemins dont l'exploration constitue une œuvre multiforme, inégale sans doute, mats attachante par cette quête perpétuelle et tous ces risques pris.

Les audaces iconoclastes de Zazie dans le métro semblent aller dans le sens de l'époque, mais tous ces brillants artifices qui nient le réel, cette comédie tellement bourrée d'intentions et de raffinements stylistiques qu'elle en oublie souvent d'être drôle, ne cadrent en fait ni avec l'économie ni avec l'esprit de la Nouvelle Vague (contrairement au projet initial de Malle : un petit film bon marché tourné en noir et blanc dans les rues de Pans avec beaucoup d'improvisation).

Le vrai problème, pour nous, est celui-ci : en ne considérant le roman que sous son aspect le plus inventif, le plus virtuose, en ne cherchant finalement qu'à rivaliser avec cette virtuosité, le cinéaste prend le risque de n'être pas fidèle à l'esprit de Queneau. N'est-ce pas ce que l'on peut entendre dans cette déclaration du romancier à L'Express (7 octobre 1960) :

« En même temps que je reconnais Zazie dans le métro en tant que livre, je vois dans le film une œuvre originale dont l'auteur se nomme Louis Malle, une œuvre à l'insolite et à la poésie de laquelle je suis moi-même pris » ?

Zazie a-t-elle vieilli ?

C'est ce qu'elle affirme dans une réplique célèbre qui constitue le mot de la fin. Mais qu'en est-il du film ? A-t-il lui-même vieilli ? Et d'abord comment était-il perçu par son auteur ?

Dans ses déclarations de l'époque, Malle présente son œuvre comme « un faux film comique », plutôt « une sorte de ballet burlesque [...] en insistant beaucoup sur une réalité qui se dégrade » (4). En fait, sur l'écran, ce n'est pas la « réalité » qui se dégrade mais seulement le décor. Sans doute cette réalité devrait-elle avoir plus de densité au début du film pour qu'on puisse en apprécier la dégradation. Ce qui apparaît surtout, c'est un monde de faux-semblants, d'apparences trompeuses et d'illusions. Une trentaine d'années plus tard, revenant sur le film à l'occasion d'un livre d'entretiens, Louis Malle explique le rôle de révélateur de Zazie :

L'univers qu'elle découvre est affreusement chaotique, il n'a aucun ordre, aucune signification. [...] C'est un phénomène que j'observe tous les jours : le monde n'est jamais exactement ce qu'il est censé être. Ce qui est capital dans Zazie, et que je continue non seulement à découvrir mais à mettre de plus en plus dans mes films, c'est que les gens – et surtout les adultes – font toujours le contraire de ce qu'ils disent. Les mensonges fondamentaux de l'existence. [...] Dans un sens, ce film que j'ai tiré d'un livre et que je considérais comme un exercice s'est révélé être incroyablement personnel. J'y ai trouvé ce qui, dans l'avenir, allait devenir mes thèmes et mes préoccupations, essen­tielles. […] Des films centrés autour d'un enfant ou d'un adolescent qui découvre l'hypocrisie et la corruption du monde des adultes (5).

Ainsi, ce film très à part dans la filmographie de Louis Malle (qui reconnaît lui-même y être « allé un peu fort » dans la provocation formelle) est-il d'une certaine façon une œuvre fondatrice, contenant en germe une thématique qu'il déclinera sur d'autres registres, du Souffle au cœur à Lacombe Lucien, de La Petite à Au revoir les enfants.

Pour le reste, on ne peut que donner raison au réalisateur : « [...] le dernier tiers du film n'est pas à la hauteur du reste ». La dynamique s'essouffle en effet, la confusion et l’ennui s'installent. La Zazie de Malle, contrairement à l'originale, ne tient pas la distance. Mais son auteur a bien raison d'être content d'avoir eu le courage de le faire » : ce « bide monumental » de 1960 est devenu un film culte, une évocation de référence sur Paris (le plus souvent demandé, paraît-il, dans la collection du Forum des images).

Quelque part entre Alice et Lolita, Zazie est devenue un type littéraire — donc un nom commun : les sympathiques effrontées sont « de vraies zazies ». De livre de poche en pièces de théâtre, de DVD en prénom de chanteuse populaire, de sujets de thèse en langage courant, le mythe Zazie continue de courir les rues.


(1) La revue Livres de France de décembre 1960 nous a appris (p.7) que, dans la première version du roman, Marceline-Marcel « était un officier allemand déserteur planqué depuis 1942. » Métamorphose moins spectaculaire (mais non dénuée d’intention littéraire) : dans le film Marceline est devenue Albertine.

(2) On sait que René Clément et Raymond Queneau avaient déjà tenté – et abandonné – une adaptation contemporaine de Candide de Voltaire. […]

(3) Philip French, Conversations avec Louis Malle, Denoël, 1993, p.42

(4) « Le Drapeau », Bruxelles, 12 novembre 1960

(5) Philip French, Op. cit. p.44-45


Article de Jean-Pierre Pagliano, in Queneau's Mouvizes - Raymond Queneau et le cinéma,
Les Amis de Valentin Bru, n° 43-44, octobre 2006, pp.89-94

NB - Les images ont été ajoutées par Agnès Vinas et ne figurent pas dans l'article original.