Conversations avec... Louis Malle

Philip French : Après Les Amants, il y a eu un changement de vitesse radical avec Zazie dans le métro. Qu'est-ce qui vous a séduit dans le roman de Raymond Queneau ?

Louis Malle : À l'origine, c'était la difficulté. Le livre venait de sortir et je crois que c'était la première et peut être la seule œuvre de Queneau à être un best-seller. C'était très drôle et c'était le roman dont tout le monde parlait. Un producteur a pris une option dessus. René Clément devait le réaliser, mais je pense qu'ils ont dû très vite se rendre compte que c'était infaisable. Tout le monde me disait : « laisse tomber ce livre, tu n'en feras jamais un film, c'est impossible. » Mais je l'adorais.

PF. : On a estimé qu'il était impossible de le traduire, de façon satisfaisante, dans une langue étrangère, et encore plus d'en faire un film.

LM. : Je me souviens d'avoir dit, dans une interview, qu'il me faudrait une bonne dizaine d'années pour devenir un metteur en scène correct. Après mes deux premiers films, je m'étais rendu compte que ce métier était bien plus compliqué que les gens ne le pensaient, moi compris. J'avais donc très envie de me livrer à des expériences. Je trouvais que le pari qui consistait à adapter Zazie à l'écran me donnerait l'occasion d'explorer le langage cinématographique. C'était une œuvre brillante, un inventaire de toutes les techniques littéraires, avec aussi, bien sûr, de nombreux pastiches. C'était comme de jouer avec la littérature et je m'étais dit que ce serait intéressant d’essayer d'en faire autant avec le langage cinématographique. J’ai demandé à mon ami Jean Paul Rappeneau de m'aider pour l'adaptation. Une société de production a acheté les droits et nous nous sommes attaqués au scénario. Ç’a été beaucoup plus long que je ne prévoyais. À cette époque, j'avais l'habitude de travailler très vite.



Mais Zazie nous a donné du fil à retordre parce qu'on cherchait constamment des équivalences à ce que Queneau avait fait avec la littérature. J'ai même été si loin dans ce sens qu'il y a beaucoup de choses dans Zazie qu'on remarque à peine ; d'une certaine manière, c'est trop compliqué. De nombreuses scènes sont tournées à huit et parfois douze images seconde, mais on ne s'en aperçoit pas parce que les acteurs jouent au ralenti. C'était facile pour Philippe Noiret, un merveilleux comédien... c'était son deuxième rôle au cinéma, il avait fait avant La Pointe courte avec Agnès Varda... mais c'était beaucoup plus dur pour la petite qui ne s'était jamais trouvée face à une caméra. Quand ça marche, et ça ne marche pas toujours, on a l'impression que tout fonctionne à la vitesse normale, mais en arrière-plan il se passe des choses qui vont trois fois plus vite qu'elles ne le devraient. C'est grisant, la pesanteur en accéléré.

Je me suis également livré à certains essais que personne n'a remarqués. Par exemple, dans la scène où la fillette et Trouscaillon sont installés à une table, en train de manger des moules, le plan sur elle et le contrechamp sur lui ont le même arrière-plan. Techniquement, c'était incroyablement compliqué et, une fois monté, ça paraissait presque normal, en dehors de cette anomalie du même arrière-plan. Je pensais que le public s'en apercevrait et rirait. Mais personne n'a rien remarqué. Bien entendu, on ne regarde jamais les arrière-plans. Ce qui se passait entre les deux personnages était suffisamment drôle pour monopoliser l'attention du spectateur. Mais je m'étais rendu compte que ça fonctionnaît très bien, si bien même, que j'ai recommencé plusieurs fois, dans des films dramatiques, quand j'estimais que l'arrière-plan n'était pas intéressant. Une des premières œuvres de Queneau était intitulée Exercices de style... voilà ce que c'était pour moi, un exercice de style pour approfondir ma connaissance de ce mode d'expression.

Mais il y avait encore bien autre chose, évidemment. Je crois que j'ai trouvé, avec Zazie, ce qui a certainement été le thème central de films comme Lacombe Lucien, Le Souffle au cœur, Au revoir les enfants et sans aucun doute la Petite, des films centrés autour d'un enfant ou d'un adolescent, qui découvre l'hypocrisie et la corruption du monde des adultes. Ça me semble évident aujourd'hui, mais je ne sais pas si j'en avais conscience à l'époque. La fin du film est calquée sur le livre. Dès le début, quand elle arrive à Paris, elle veut voir le métro – « Le métro, le métro » – mais le métro est en grève. Enfin, ce matin-là, la grève est terminée, mais elle dort encore quand elle le prend pour aller à la gare retrouver sa mère qui vient de passer ces quarante-huit heures avec son amant. Elles s'en vont, elle est à la fenêtre du train, et sa mère lui demande : « Alors. Zazie, qu'est-ce que l'as fait pendant ces deux jours ? » et elle répond « j’ai vieilli », c’est la dernière phrase du livre. D'ailleurs, je l'ai reprise dans Milou en mai, pour la petite fille... je me suis cité moi-même en quelque sorte.

PF : On n'a jamais l'impression qu’elle puisse susciter un intérêt sur le plan sexuel – sauf peut-être pour Trouscaillon. Est-ce parce que les temps ont changé ? Il vous était alors possible d'en faire une sorte de redoutable Shirley Temple... Shirley Temple dans un rôle de lutin.

LM. : Oh, on pourrait dire aussi qu'elle est l'anti Shirley Temple. Récemment, j'ai vu quelques films de Shirley Temple, avec ma fille qui a six ans et qui en raffole. Temple est toujours adorable, alors que Zazie est une gamine turbulente, qui dit des gros mots, et qui conteste tout ce qu'on lui dit de faire. Elle terrorise les adultes, ce qui est très gai. Mais l'univers qu'elle découvre est affreusement chaotique, il n'a aucun ordre, aucune signification, chaque protagoniste subit des transformations. Aussi, à chaque fois qu'elle croit comprendre ce qui est en train de se passer, quelque chose d'autre survient, et elle s'aperçoit que tout est changé. Qui du reste n'en a fait l'expérience ? C'est un phénomène que j'observe tous les jours : le monde n’est jamais exactement ce qu'il est censé être. Ce qui est capital dans Zazie, et que je continue non seulement à découvrir mais à mettre de plus en plus dans mes films, c'est que les gens – et surtout les adultes – font toujours le contraire de ce qu'ils disent. Les mensonges fondamentaux de l'existence. Bien sûr, dans Zazie, c'est purement comique ; c'est le ressort de l'intrigue… son oncle, tout le monde lui ment en permanence. Elle n'arrive jamais à obtenir une réponse directe.

Dans un sens, ce film que j'ai tiré d'un livre et que je considérais comme un exercice s'est révélé être incroyablement personnel. J'y ai trouvé ce qui, dans l'avenir, allait devenir mes thèmes et mes préoccupations essentielles. Évidemment, dans sa forme, Zazie va très loin. J'y suis allé un peu fort !

Le dernier tiers du film n'est pas à la hauteur du reste, parce qu'au bout d'un certain temps la machine s'emballe, je trouve que le film fonctionne bien pendant une heure, et puis, juste avant la fin, il devient plus confus. À mon avis, c'est sa principale faiblesse. Mais en même temps, je suis content d'avoir eu le courage de le faire. Ce fut un bide monumental. On ne s'en souvient pas parce que c'est devenu une sorte de film culte. De tous les films que j'ai faits pendant cette période, c'est le seul qui se déroule entièrement à Paris, et pour certains, c'est presque un film de référence. J'avais eu de très bonnes critiques. Sa sortie avait fait beaucoup de bruit ; la première semaine, nous avons battu tous les records d'entrées. Et puis, pratiquement plus rien. Le public était déconcerté et ne savait pas comment réagir. Sauf à Paris, c'a été un désastre.

PF : C'est apparemment la seule fois que vous vous êtes attaqué à ce milieu traditionnel du cinéma français : le Paris de René Clair. Comme on le voit maintenant, ce film a eu une énorme influence. Il est traité dans la manière qu'on appellera plus tard, vers le milieu des années 60, le style « swinging London » : et là, je trouve qu'il a peut-être eu une mauvaise influence sur des gens comme Richard Lester ou même Karel Reiz dans Morgan. La Nouvelle Vague s'amusait avec des jump cuts et des prises de rues accélérées, pour donner une impression d'énergie débordante. Cela n'avait rien à voir arec une quelconque critique sociale, et c'était plutôt une apologie de la société de consommation.

LM : II me semble qu'il a fallu deux ou trois ans avant que l'influence se fasse sentir. En voyant les premiers films de Dick Lester, je m'étais dit qu'il avait sûrement vu Zazie. Aujourd'hui, j'en suis moins sûr. Ce style était à la mode et il fonctionnait très bien auprès des jeunes, voilà tout. Quelques années après Zazie, ces jeunes sont devenus des consommateurs et ils ont commencé à acheter des disques, à aller au cinéma… Le style de Zaziese trouvait donc être à la mode et semblait correspondre à l'esprit pop. Mais comme je l'ai dit, à sa sortie, Zazie avait été un fiasco auprès du public... pas auprès des mordus de cinéma ni de la critique. Il venait trop tôt. Aujourd'hui encore, il est excessif. Je n'y avais mis aucune précaution et j'avais pris délibérément de grands risques. J'estimais qu'il était nécessaire pour moi d'aller le plus loin possible, dans des directions multiples, puis de revenir sur mes pas en tentant d'en tirer le meilleur parti, pour de futurs films.

PF. : Estimiez-vous que c'était le bon moment pour vous de vous convertir à la couleur... Est-ce que le sujet l'exigeait ?

LM. : Dès le début, j'ai eu envie de faire de la couleur. Je trouvais que c'était plus excitant que le noir et blanc, bien que j'éprouve aujourd'hui un peu de nostalgie, parce que le noir et blanc est tellement beau et qu'il est devenu presque impossible d'en faire, pour des raisons commerciales. En réalité, je voulais tourner Les Amants en couleurs, mais je n'avais pas assez d’argent et le distributeur était farouchement contre. En France, c'était le tout début de la couleur. J'ai donc renoncé et je l'ai fait en noir et blanc. Il y a autre chose que je voudrais dire à propos des Amants. Je l'ai tourné en cinémascope. C'était un format, une dimension, mais aussi un style ; c'était élégant mais très esthétique dans un sens qui ne me plaisait pas. Je n'en ai jamais plus refait, sauf pour Viva Maria. Pour en revenir à Zazie, c'était tout le contraire des Amants, sur le plan stylistique. Je me suis bien plus amusé en tournant Zazie qu'en faisant les Amants. Bien que ce soit un film unique dans mon œuvre parce que je n'ai pas tenté de renouveler les expériences limites de Zazie, je pense qu'il m'a été très utile et c'est un film qui me tient à cœur. Il avait quelque chose de si hardi, de si impétueux, de si jeune, et c'est toujours, je crois, un film très stimulant à regarder.

PF. : À propos de celle période dont nous sommes en train de parler, 1959-1961, je me demande si vous aviez conscience de faire partie d'un mouvement plus large. Je lisais une interview de I960 de Truffaut, dans laquelle il évoque les attaques de la presse contre la Nouvelle Vague par ceux-là mêmes qui l'avaient inventée, ces journalistes qui vous avaient mis tous dans le même sac, et en parlant des chefs de file du mouvement il citait Chabrol, Godard, vous et lui-même. Et pourtant, dans un ouvrage récent, les Maîtres du cinéma français de Claude Beylie, vous figurez dans un groupe qui précède la Nouvelle Vague, que l’auteur appelle «la Transition » et qui comprend Resnais, Astruc, Melville et une douzaine d’autres. Rétrospectivement, qu'est-ce que vous en pensez ?

LM. : II s'est simplement trouvé que j'ai été le premier de ma génération à faire des films de fiction. Juste avant Chabrol, un an avant Truffaut et, je crois, deux avant Godard... mais nous nous sommes suivis de très prés. Quand j'ai fait L’Ascenseur, fin 1957, rien de comparable à la Nouvelle Vague n'existait, il y avait uniquement les anciennes structures de l’industrie française du film, et il était très difficile pour un jeune cinéaste de s'imposer. Et puis, soudain, quatre, cinq, six réalisateurs ont fait leur premier film. Ce qu'on oublie toujours de dire à propos de la Nouvelle Vague – et la raison pour laquelle on l'a tant prise au sérieux – c'est que le premier film de chacun d'entre nous (et même les deux premiers) a eu un grand succès populaire. Les producteurs se sont brusquement aperçus que ces jeunes gens faisaient des films pour quatre fois moins cher qu'un Clément ou qu'un Becker et qu'ils marchaient très bien. Aussi, nous avons été lancés du jour au lendemain et tous les producteurs parisiens voulaient faire des films avec nous. Ça n'a pas duré longtemps, parce que très vite, nous avons connu des désastres, pas tant Truffaut, mais Chabrol. Godard et moi avec Zazie, comme vous le savez. Personnellement, j'ai commencé à produire moi-même mes films, dès Les Amants. Il me semblait que j'aurais plus de liberté, et puis je n'aimais pas les producteurs. J'avais donc ma propre société de production ; Truffaut aussi. Depuis, je n'ai plus jamais eu affaire à des producteurs, sauf deux fois, par exemple pour Vie privée, tout de suite après Zazie, mais c'était plutôt un hasard.

Je n'ai jamais fait partie du clan des Cahiers du cinéma ; ils étaient très soudés, ils étaient tous amis, ils s’étaient entraidés pour faire des courts métrages, puis pour leurs premiers films ; il y avait entre eux des liens étroits. Je n'ai jamais appartenu à leur groupe. Mais je les connaissais, et nous étions, je pense, très conscients du fait que nous avions en commun l'amour fou du cinéma. Nous voulions réagir contre ce qui était devenu routine dans le cinéma français de l'époque, et certains d'entre nous se sont même montrés très injustes envers le cinéma des années 50 ; il y avait de grands cinéastes, en France. Je ne parle même pas de Bresson, mais il y avait Becker, Clouzot a été un réalisateur brillant. Autant-Lara a fait de grands films. Et ces deux derniers ont été vraiment traînés dans la boue par les Cahiers. Pour certains d'entre nous, il a fallu patienter. Le premier film d'Eric Rohmer, Le Signe du Lion, avait été un désastre sur le plan commercial, et il attendu plusieurs années avant de tourner La Collectionneuse, en 1967. Ensuite, il a fait un film par an. Mais certains d'entre nous qui avaient eu du succès au box-office voulaient chasser l'ancienne génération, ce qui était injuste. C'était comme la relève de la garde, en un sens. Je ne crois pas que ce soit jamais arrivé avant, ni après, dans l'histoire du cinéma, qu'un groupe de metteurs en scène d'une moyenne d'âge de vingt-cinq ans s'empare soudain du pouvoir.

Et c'était strictement un mouvement de metteurs en scène, avec une nouvelle sensibilité. Dans un sens, nous étions les enfants de ce nouveau film Kodak, la Tri-X. parce qu'il était soudain possible de tourner dans la rue, de tourner dans de vrais intérieurs, avec très peu de lumière, c'est-à-dire avec une équipe plus réduite, un budget moins important, et ça nous donnait la liberté d'approcher la réalité de beaucoup plus près que nos aînés. La Nouvelle Vague était un retour à ce qui a toujours été le point fort du cinéma français : le réalisme. Paradoxalement, j'ai beaucoup travaillé en studio, pendant ces années. Ascenseur, Les Amants et Zazie ont été tournés en studio, en grande partie. Mais j'étais une exception. Autre différence, les gens de la génération précédente étaient devenus cinéastes par second choix. René Clair avait d'abord été écrivain et il a continué à écrire toute sa vie. Bresson était peintre et prétendait ne jamais aller au cinéma. Nous, nous nous sommes lancés dans le cinéma parce que c'était, à nos yeux, le seul et unique moyen d'expression, et je crois que ça fait une grande différence. On se référait au grand cinéma du passé ; nous avions tous la même admiration pour Bresson, Renoir et, bien entendu, pour les grands metteurs en scène hollywoodiens des années 30 jusqu'aux années 50... la grande période de Hollywood.

PF. : Mais bien qu'étant extrémistes en matière d'art et en ayant le sens de l'histoire, nous ne vous intéressiez guère à la politique. Il y a d'ailleurs eu beaucoup de malentendus à propos de certains cinéastes : en Angleterre, la plupart des gens pensent, à tort, que Truffant était de gauche, ce qui n'était absolument pas le cas. Même chose pour Rohmer.

LM. : Oh, Truffaut avait le cœur à gauche. Mais je crois que, de nous tous, il était celui qui s'intéressait le moins à la politique. Je me souviens qu'en mai 1968 il avait refusé de s'engager. Moi, j'étais passionné de politique et certains de mes films ont un point de vue critique sur la société française de l'époque – des films aussi différents que Les Amants et Zazie. Mais je n'ai jamais fait de film politique à proprement parler. Depuis le début de la guerre d'Algérie jusqu'au départ des Français, en 1962, j'y ai toujours été farouchement hostile et j'ai pris parti, mais je n'ai pas tenté de traduire mon engagement dans mon travail. Je suis convaincu depuis toujours qu'un cinéma militant est voué à la médiocrité, presque par définition. Il y a quelques prestigieuses exceptions... vous me citerez Eisenstein, bien sûr, parce qu'il y a eu quelques moments, dans l'histoire, où des cinéastes ont été totalement en phase avec un mouvement révolutionnaire. Il me semble que dès qu'on cherche à démontrer ou à convaincre, on fait obligatoirement une œuvre simpliste, sur le plan artistique. Dans mes films des années suivantes, si j'ai abordé des thèmes politiques, comme dans Lacombe Lucien, j'ai toujours cherché à montrer les contradictions et les complexités - l'opacité - d'une situation politique, plutôt qu'à prendre parti et à simplifier, dans le but de faire une démonstration.


Extrait de Conversatons avec... Louis Malle, de Philip French, traduction française de Martine Leroy-Battistelli, éd. Denoël, 1993, pp.42-50