Man Ray - L'évidence - 1936

Picasso - Portrait de Nusch Eluard, 1937
Musée Picasso - Paris

Picasso - Portrait de Dora Maar, 1937
Musée Picasso - Paris



I/ Le dessin (1936)

Un portrait de femme ? Plutôt un blason féminin. Un dessin étrange, et pourtant curieusement familier : un œil, une bouche, des mains… un visage qui ne se dessine que par éléments. Le dessin appelle les deux tableaux que Picasso peindra de Nusch et de Dora Maar : nous sommes bien dans la veine surréaliste.

Ce dessin est une sorte de collage, constitué d’éléments isolés mais parfaitement organisés. Agnès Vinas dans son analyse du dessin reconnaît l'arcade fine du sourcil de Dora Maar, l'œil clair de Lee Miller, ainsi que sa bouche charnue - à moins que ce ne soit celle de Nusch - compagnes et égéries de leur compagnon dans les trois couples réunis avec Man Ray et Adrienne lors de l’été 1936 à Mougins. Même l’étoile sur le front pourrait être bien être celle du collier de Dora Maar, si l’on en croit le portrait que Picasso en a fait en 1937. « Le soir, Éluard nous lisait son dernier poème, Picasso nous montrait un portrait de Dora aux yeux étincelants ; quant à moi je m'étais engagé dans une série de dessins extravagants mais réalistes qui parurent plus tard dans un livre intitulé Mains Libres » (1).



Picasso - Dora Maar au collier, 1937

Man Ray - Dora Maar - 1936

Man Ray - Lee Miller - 1930

Dora Maar - Nusch - 1935

Dora Maar, compagne de Picasso

Lee ancienne compagne
de Man Ray et future épouse
de Roland Penrose

Nusch épouse
de Paul Eluard


Les éléments choisis pour ce blason sont évidemment significatifs, voire symboliques, et sont clairement une amorce de l’ensemble du recueil : un œil, une bouche, une étoile sur le front et des mains.


Le visage dans la moitié droite du dessin met à équidistance l’étoile, l’œil avec son arcade sourcilière, la bouche, et un objet qui ressemble bien à une jarretière. Si l’œil n’est pas au centre du dessin, comme il en donne l’impression, il est bien au centre du visage, avec sa fixité qui capte et fascine le regard du lecteur.

L’œil est le symbole de ce qui s’impose au regard avec sa fixité d’étoile, elle-même pouvant symboliser la force de la pensée, et même celle de l’inspiration. Paul Éluard n’écrivait-il pas dans « L’étoile au front » à propos de Raymond Roussel, à qui il emprunte ce titre, et des conteurs :

« Là se tiennent les conteurs […] Ils sont marqués du même signe, ils sont la proie de la même imagination qui porte sur sa tête la terre et les cieux. Toutes les histoires du monde sont sur leurs fronts, miroirs mystérieux de la magie des rêves et des faits les plus bizarres les plus merveilleux.» (2)

La bouche aux lèvres charnues, comme la fameuse bouche d’À l'heure de l'observatoire – les amoureux, incarne la puissance de la sensualité.

Donc comme le suggère Agnès Vinas, « la verticale qui constitue l'axe central, en alignant œil et bouche de manière non réaliste, structure l'ensemble suivant une graduation significative de la dualité paradoxale de la femme pour les surréalistes : créature quasiment divinisée, comme le suggère l'étoile en haut du dessin, mais aussi créature de chair et de sexe, comme le rappellent la bouche et surtout la jarretière, qui peut constituer la première étape du dévêtissement, l'annonce d'une nudité attendue. »

La force qui se dégage de ces trois éléments semble déjouer les obstacles qui les entourent. Les mains elles-mêmes ne sont pas que des mains féminines : celle du centre l’est peut-être, mais celle qui se situe en haut à gauche est plutôt une main tendue par le désir, comme celle de « Le désir », deux dessins plus loin, voire une main prédatrice annonçant celle du dessin « Pouvoir ». « La métamorphose progressive de la main forme un treillis de lignes qui encadre le visage. La main compose ainsi un nouvel univers par le chemin des lignes architecturales, les lignes des branches prolongeant spatialement les lignes des doigts, ces lignes au tracé sinueux, filandreux, créant une sorte de réseau opaque qui tend à se refermer en convergeant vers le centre sur le visage central » (3) Branches, ou flammes peut-être.

Et dans le réseau de lignes du bas, se trouve la signature de Man Ray, prolongeant ce qui pourrait être le dernier doigt d’une main (si toutefois c’est une main), et le titre « l’évidence ».


C’est donc bien Man Ray qui a choisi ce titre, faisant écho à celui de la conférence prononcée par Paul Éluard à Londres, le 24 juin 1936, à l’occasion de l’Exposition surréaliste organisée par Roland Penrose : l’évidence poétique.

On a, pour mieux toucher un public, jusqu'à ce soir hypothétique, annoncé cette conférence sous le titre : « La poésie surréaliste ». J'aurais préféré : « L'évidence poétique ».

 

II/ Du dessin au poème (1937) : l’évidence

L'évidence

L'homme la plante le jet d'eau
Les flammes calmes certaines bêtes
Et l'impliable oiseau de nuit
Joignent tes yeux

Ils sont debout

Toi tu gardes ton équilibre
Malgré les mains malgré les branches
Malgré la fumée et les ailes
Malgré le désordre et ton lit.


C’est vers cet œil unique, grand ouvert, à la fixité étrange, que se tendent les mains ; c’est lui qui devient le point vers lequel se fixe à son tour le regard du lecteur, lui-même fixé par cet œil. « Joignent tes yeux » dira le poète au vers 4, dernier vers de la première strophe.

C’est « l’évidence » : donner à voir, rendre visible, par le crayon de Man Ray puis par la poésie d’Éluard qui se veut conquête de l’évidence au sens étymologique du terme, c’est-à-dire la conquête du visible. « Donner à voir », tel est le titre d’un recueil publié en 1939 : Éluard a la même ambition que les peintres surréalistes qui, dit-il, « sont des poètes, pensent toujours à autre chose […] Ils poursuivent tous le même effort pour libérer la vision, pour joindre l'imagination à la nature, pour considérer tout ce qui est possible comme réel. […] Ils savent qu'il n'y a rien d'autre que communication entre ce qui voit et ce qui est vu, effort de compréhension, de relation - parfois de détermination, de création. » (4)

Le regard fait surgir l’Autre, il crée un lien entre celui qui regarde et celui qui est regardé, comme une manière d’évidence, « Entre des yeux qui se regardent, la lumière déborde » (5) : le regard crée l’espace amoureux dont nous parlerons plus loin.

L’évidence poétique : L'hommage poétique à la femme se double, une fois encore, d'une évocation du monde ; et pour « donner à voir », le poète écarte les ornements de la rhétorique, il associe sans ponctuation ce qui peut paraître comme de simples notations, des images qui surgissent sans avoir besoin de les relier, tout en irradiant leur puissance d’envoûtement. De l'univers sensible, le poète ne retient que les éléments les plus naturels et les plus essentiels : l'eau, le feu, la lumière, les arbres, les animaux, et en particulier l’oiseau. Pour leur donner cette universalité, il n’utilise que l’article défini, et par l’anaphore, figure que privilégie le poète, il leur confère un rythme, un indéniable pouvoir d'entraînement.

 

III/ Le poème (première publication le 1er avril 1937)

1. Sa composition

Par sa composition (6), le poème fait écho à celle du dessin. Il met en présence deux forces opposées, par le jeu de deux quatrains symétriques encadrant un tétrasyllabe central. Le vers « Ils sont debout » constitue ainsi un point magnétique d'où part la lecture du poème.

« L'architecture du poème n'est pas commandée par une durée dramatique, mais comparable aux lignes de forces qui se disposent autour d'un aimant. Généralement courts, les poèmes d'Éluard se lisent à partir du centre, non comme une démarche, mais comme un paysage. » (Pierre Emmanuel) (7)

La première strophe présente autant d’éléments hétéroclites qui peuvent symboliser le monde vivant : homme, végétal, liquide, feu et animal, avec cet extraordinaire « impliable oiseau de nuit », celui qu’il ne faut jamais tuer (8). Ces éléments sont repris par synecdoque dans la deuxième strophe, évoquant les différentes métamorphoses de la main dessinée. « Branches » – comme on peut déjà le lire dans le poème « Force  » : « Ses mains ce sont ses mains, branches sans feuilles ou racines d'un ciel lourd » (9) – « fumée », « ailes » peuvent être aisément reconnues dans le jeu des lignes. La « fumée » et le « désordre » deviennent ce voile opaque obtenu par l’entrelacs de lignes.

Mais ces obstacles vaincus, comme l'indique la préposition « malgré », suivent le premier vers du deuxième quatrain, « Toi, tu gardes ton équilibre », de la même façon que les éléments de la première strophe finissaient par « joignent tes yeux ». Trois vers centraux, donc, qui introduisent le « tu » : comme souvent chez le poète, le « tu » laisse une place implicite au « je ». Trois vers centraux qui, seuls, contiennent un verbe, conjugué au présent : présent d’énonciation saisissant l’instant, ou présent atemporel célébrant la puissance du regard et de l’immédiat, donc de l’évidence. Le choix des deux verbes résultant de l’action de joindre « tes yeux » est significatif : être debout et garder l’équilibre. Autrement dit, la force du regard et de la découverte de l’Autre : le « toi » est désormais le sujet agissant du verbe.

De la composition en 4 / 1 / 4, nous pouvons donc passer à une structure en 3 / 3 / 3 : le groupe des trois vers centraux constitue le pivot du poème, car il est le lieu du renversement des rapports de force. Reste l’ambiguïté de ce pronom « ils » : qui désigne-t-il ? les éléments des trois premiers vers ou les « yeux », placés immédiatement avant le pronom ?

 

2. Le foyer de l’évidence : « toi »

a) Rapport au monde et rapport amoureux

C’est dans le jeu des reflets du monde que naît la relation amoureuse, car le monde est reflété dans les yeux de l’être aimé. Chez Éluard, c’est par les yeux de l’autre que l’on peut « voir » le monde : c’est pourquoi les différents éléments énoncés dans les trois premiers vers « joignent tes yeux », ils se reflètent dans « tes yeux », ils sont unifiés par ce regard. L’œil magnétique représenté dans le dessin de Man Ray est étrangement celui dont parle la poésie d’Éluard :

« Une telle faculté d’illumination du monde par le couple suppose nécessairement que la lumière soit moins reçue que projetée, que l’œil soit moins un réceptacle qu’un foyer d’irradiation : la lumière est dans les yeux, l’œil qui s’ouvre inaugure la clarté. » (10)

Et c’est bien sûr la femme qui incarne cette vertu irradiante de la lumière. Ses yeux sont les garants de l’unicité du monde et de la force du couple car « toi, tu gardes ton équilibre ».


Autre notion essentielle chez Éluard, l’unification de l’être, un monde sans rupture ni désordre, un univers dont les différentes composantes – l’humain avec « les mains », le végétal avec « les branches », le feu avec « la fumée », le règne animal avec « les ailes » – sont réunies « malgré le désordre ». La puissance de la femme serait donc de rétablir cet ordre.

Et « ton lit », appelé dans le poème « Nu » « le tuteur de tes nuits », rompt peut-être la verticalité jusque-là à l’honneur tant dans le poème que dans le dessin, mais accueille le couple dans l’aboutissement de leur amour. L’équilibre n’est évidemment pas rompu.

b) Une célébration cosmique de la femme

Même si le dessin évoque plus un blason féminin qu’une femme, et si le poème évoque essentiellement ses yeux, nous pouvons retrouver des accents cosmiques pour célébrer la femme, le « toi » sans qui la poésie d’Éluard perdrait sa raison d’être. Nous avons vu qu’elle unifie les éléments de l’univers.

Nicole Boulestreau, présentant le recueil comme un avatar des livres d’emblèmes de la Renaissance, interprète ce poème comme le « rétablissement du courant amoureux », l’œil unique comme « la parfaite convergence oculaire, le feu divin de l’Un » (11). Elle explique ainsi le vers central :

L'affirmation centrale du poème pourrait surprendre. Il faut toujours entendre la locution sous la phrase éluardienne. C'en est une clef infaillible. « Debout » renvoie à « passer la nuit debout  ». « Être debout », pour un regard, c'est « veiller ».

« Tes yeux sont toujours debout. Ils sont toujours là, à veiller ». Le poème d'Eluard répond à ce que le dessin de Man Ray avait fait entrevoir, la transcendance d'un regard. […]

« Toi », tu ne chancelles pas, tu gardes la balance de l'éternité égale, tu triomphes de tout ce qui semble se jouer de ta force, même du désordre et du lit. (12)

Le dessinateur et le poète donnent donc tous deux leur interprétation de l’évidence, qui constitue l’ouverture de l’ensemble du recueil, offrant déjà les principaux motifs et topoï. L’aphorisme d’Éluard : « II nous faut peu de mots pour exprimer l'essentiel » (13), rend bien compte de ce que tend à devenir sa poésie, puisant dans sa vision épurée et lumineuse la force du regard.



© Marie-Françoise Leudet
Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.


© Man Ray Trust / ADAGP
© Musée national Picasso, Paris - RMN


(1) Man Ray, Self Portrait, 1963 - Traduit de l'américain par Anne Guérin, Seghers, 1964 - Édition d'Actes Sud, 1998, p.297.

(2) Paul Éluard, « L’étoile au front », Édition de la Pléiade, tome II, p.800. Cité par Albert Mingelgrün, Essai sur l’évolution esthétique de Paul Éluard : Peinture et langage, 1977, Lausanne, Éditions L’âge d’homme, p.88

(3) Christine Leconte, Les Mains libres : étude des rapports entre graphisme et poésie, mémoire de maîtrise soutenu à Paris III - Sorbonne Nouvelle en octobre 1978 sous le nom de Christine Jean.

(4) Paul Éluard, L’évidence poétique, 1926, Œuvres complètes, édition de la Pléiade, tome 1, p.515-516.

(5) Paul Éluard, « L'Entente », in Facile, Œuvres complètes, édition de la Pléiade, tome 1, p.461.

(6) Dans cette partie consacrée à la composition du poème, nous empruntons plusieurs éléments d’analyse à Christine Leconte, op.cit.

(7) Pierre Emmanuel, Le “Je” universel chez Paul Éluard, 1948. Repris dans Le monde est intérieur, Paris, Le Seuil, 1967, p.159.

(8) « Ne tue jamais un oiseau de nuit » in L’Immaculée conception, Œuvres complètes, édition de la Pléiade, tome 1, p.354) ou « Mon oiseau c’est la chouette » in La Barre d'appui, Œuvres complètes, édition de la Pléiade, tome 1, p.485.

(9) « Force », in Les nécessités de la vie, Œuvres complètes, édition de la Pléiade, tome 1, p.84.

(10) Daniel Bergez, Éluard ou le rayonnement de l’être, 1982, Éditions du Champ Vallon, p.100.

(11) Nicole Boulestreau, « L’emblématique des Mains libres », Bulletin du Bibliophile, n° 2, 1984, p.207

(12) Op. cit. p.207-209.

(13) Paul Éluard, Avenir de la poésie, Œuvres complètes, édition de la Pléiade, tome 1, p.526.