Le dernier document choisi par de Gaulle pour conclure son tome III est l'intégralité du discours de Bayeux, prononcé le 16 juin 1946, alors qu'il a démissionné depuis six mois de la présidence du gouvernement de la République. Pourquoi donc intégrer un texte qui pourrait sembler hors programme ? Si l'on effectue une recherche sur la toile, et en particulier sur le site de l'Ina, on trouve rapidement deux discours de Bayeux, et des photographies distantes en fait de deux ans. Enfin, si l'on s'intéresse aux dessins de presse à partir de la Libération, on constate que le pastiche de la tapisserie de Bayeux a occupé les plus talentueux des caricaturistes à plusieurs reprises. Pourquoi donc Bayeux a-t-il pris autant d'importance à la fois dans la carrière de de Gaulle et dans les commentaires qu'en ont fait certains journalistes ?

Bayeux, 14 juin 1944

Dès 1943 s'est posé le problème de l'administration des territoires français lorsqu'ils seraient libérés par les Alliés. Les Américains envisagent un "Allied Military Government of Occupied Territories" (AMGOT) et début 1944 font même imprimer pour les soldats du débarquement des billets de banque qui ne tiennent aucun compte des négociations de Jean Monnet et des concessions qu'il pensait avoir obtenues.

Pour de Gaulle et le Gouvernement Provisoire de la République Française (terme adopté le 26 mai), il s'agit donc de prendre de vitesse à la fois Roosevelt et Eisenhower. Le 13 juin 1944, il obtient l'autorisation de se rendre dans la petite ville de Bayeux libérée dès le 7 juin, et le 14 il fait dans la ville une entrée triomphale, suivie d'un discours qui est pour lui le premier qu'il prononce sur le sol français. Les ovations qu'il reçoit ont alors valeur de plébiscite.

Puis il met en place sans plus tarder une administration civile et militaire : jusqu’à la libération de Paris le 25 août, c'est Bayeux qui sera la capitale administrative de la France.



La tapisserie de Bayeux et Jean Hérold-Paquis (deuxième moitié de 1944)

Jean Effel - Jours sans Alboches (1944)


Le 18 août 1944, c'est le début de l'exode en Allemagne ou en Suisse pour les journalistes collaborateurs de Radio-Paris, au nombre desquels Jean Hérold-Paquis, qui, comme un nouveau Caton, concluait tous ses bulletins radiophoniques par la rengaine : « Et l'Angleterre, comme Carthage, sera détruite ! ». Dès 1943, l'humoriste Pierre Dac lui avait répondu, sur les ondes de la BBC, par le refrain devenu célèbre : « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand ».

Après la Libération, Jean Effel évoque cette guerre des ondes dans un dessin représentant Philippe Pétain en compagnie de Goebbels qui en tant que ministre de la propagande d'Hitler apprécie en connaisseur une version inédite de la tapisserie de Bayeux. On y voit Jean Hérald, coiffé du casque allemand et armé de son seul micro, terrasser successivement Churchill et le lion de la couronne britannique avant de démolir le pont de Londres. La légende de gauche joue sur les mots : "Jean Hérold s'embarque sur les ondes courtes" tandis que celle de droite présente ironiquement comme un fait historique effectif ce que le propagandiste appelait de ses voeux jusqu'à la libération de Paris : "L'Angleterre, comme Carthage, a été détruite".

La tapisserie de Bayeux sert ainsi de référent humoristique à un dessin de presse qui épingle une propagande (et se félicite de son échec) : oeuvre de propagande elle-même, cette tapisserie qui tente de justifier l'invasion de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant au XIe siècle en célébrant de manière épique la geste normande, en particulier lors de la bataille d'Hastings, va constituer après la guerre une source d'inspiration privilégiée pour les caricaturistes.


Bayeux, 16 juin 1946

Deux ans presque jour pour jour après son premier discours de Bayeux, de Gaulle vient inaugurer dans cette ville une stèle commémorative. Mais depuis le débarquement de 1944, les choses ont bien changé et les actions militaires ont cédé la place aux grandes manoeuvres politiques : après la démission de de Gaulle le 20 janvier 1946 et le rejet d'un premier projet de Constitution de la IVe République par référendum aux élections du 5 mai, une nouvelle Assemblée constituante a été élue le 2 juin et Félix Gouin a démissionné le 12.

C'est le moment que saisit de Gaulle pour exposer de manière assez précise ses idées en matière de constitution, dans un discours capital puisqu'il inspirera, douze ans plus tard, la constitution de la Ve République.



Retour de Jean Effel à la tapisserie de Bayeux (1946)

Jean Effel - Moitié gauche de la tapisserie - in Tambour, Pastis et Orgue (1946)

Réagissant au discours de Bayeux, Jean Effel, sympathisant du parti communiste, attaque de Gaulle et ses fidèles dans une charge au vitriol contre ce qui constituerait selon lui un régime de type monarchique, militaire et religieux, qui réduirait considérablement les libertés publiques. Le 13 octobre 1946, la Constitution de la IVe République est adoptée : de Gaulle a échoué. Après l'expérience peu concluante du RPF, il devra attendre 1958 pour revenir aux affaires et imposer enfin ses vues constitutionnelles.

 

Et encore Jean Effel et la tapisserie de Bayeux (1960)

Sur ondes grandes et moyennes Charles le Prépondérant annonce aux Normands à part entière qu'il ne reste plus qu'à faire le reste
tandis que ballotté par le grand vent de l'histoire le char de l'Etat navigue sur des flots de paroles vagues.


Jean Effel - L'Unique (1959-1960)

Au début du mois de juillet 1960, de Gaulle, président de la République depuis 1959, effectue en Normandie un voyage de cinq jours, au cours duquel, selon Jean Effel, il prononce pas moins de vingt-quatre discours. Le 8 juillet, il passe une nouvelle fois à Bayeux, ce qui conduit le caricaturiste à actualiser sa tapisserie...

La fin du mois précédent a vu l'indépendance de Madagascar et du Congo belge, mais aussi l'échec des entretiens de Melun, à propos de l'autodétermination en Algérie, entre le gouvernement français et le Gouvernement provisoire de la République algérienne présidé par Ferhat Abbas : ce GPRA n'est pas considéré comme de Gaulle comme représentatif de la totalité du peuple algérien. Pour Effel, alors que souffle le vent de l'Histoire et de la décolonisation, de Gaulle palabre, continue à noyer le poisson en prononçant des paroles creuses - ou normandes... et en jouant l'ambiguïté. L'expression des "Normands à part entière" renvoie bien sûr aux "Français à part entière" du discours d'Alger de 1958 (le fameux "Je vous ai compris"). En méditation profonde sur le vaisseau de l'Etat, le premier ministre Michel Debré et le ministre de la culture André Malraux ne contribuent pas à accélérer le cours de l'Histoire. Paroles, paroles...

 

Roland Moisan - L'épopée de Charles le Conquérant (1966)

Moisan - L'épopée de Charles le Conquérant (détail) - d'après la tapisserie de Bayeux - Le Canard enchaîné - 17 août 1966


Dessinateur de talent, Roland Moisan a été particulièrement inspiré par le personnage de de Gaulle en président d'une Ve République au fonctionnement passablement monarchique.

Tout en accompagnant André Ribaud toutes les semaines de 1960 à 1969 dans la chronique « la Cour » du Canard enchaîné, il pastiche avec une belle énergie et sans discrimination toutes les références picturales possibles, Rigaud, Brueghel, les Riches Heures du duc de Berry autant que la tapisserie de Bayeux, qui lui inspire huit planches de grand format à l'été 1966, année du 900e anniversaire de la bataille d'Hastings, après un voyage spectaculaire de de Gaulle pendant dix jours en URSS.

Chronique humoristique des exploits guerriers, des conquêtes et finalement du « règne » très personnel du grand Charles, cette satire est à la mesure / démesure de son modèle.