Moisan - L'épopée de Charles le Conquérant (détail) - d'après la tapisserie de Bayeux - Le Canard enchaîné - 17 août 1966

 

Pour une première approche du tome III des Mémoires de guerre, il m’a semblé efficace de commencer par la fin, c'est-à-dire l’étude du discours de Bayeux, dernier document intégré au texte, prononcé le 16 juin 1946, six mois après sa démission du gouvernement provisoire, donc six mois après les faits narrés dans ce volume. Pourquoi donc l’avoir intégré dans la documentation ? Parce qu’il a valeur de testament politique, et qu’il synthétise la vision de la reconstruction politique de la France telle que le Général la détaille tout au long du volume.

§ 1 et 2
Dans notre Normandie, glorieuse et mutilée
Bayeux et ses environs, ont été les témoins d’un des plus grands événements de l’Histoire
C'est ici

  • que commença la victoire finale des Alliés et de la France ;
  • que l’effort de ceux qui n’avaient jamais cédé trouva sa décisive justification ;
  • que sur le sol des ancêtres réapparut
    l’Etat
    • légitime
    • dont la souveraineté réelle avait été transportée du côté de la guerre, la liberté, la victoire
    • sauvegardé dans ses droits, sa dignité, son autorité
    • préservé des ingérences de l’Etranger
    • capable
      • de rétablir unité nationale et impériale
      • d’assembler toutes les forces de la patrie et l’Union française
      • de porter la victoire à son terme en commun avec les Alliés
      • de traiter d’égal à égal avec les autres grandes nations du monde
      • de préserver l’ordre public
      • de faire rendre la justice
      • de commencer notre reconstruction.

§ 3 à 6
Les institutions antérieures ayant abdiqué, le salut devait venir

  • d’une élite spontanément jaillie des profondeurs de la nation
                                                       au dessus des préoccupations de parti ou de classe
                      combattant pour la libération, la grandeur et la libération de la France
                      ayant le sentiment de sa supériorité morale …

  • de l’assentiment de l’immense masse française

    Jamais la France ne crut que l’ennemi ne fût pas l’ennemi
                                         et que le salut fût ailleurs que du côté des armes de la liberté.
    Les pouvoirs publics ne valent que s’ils reposent sur l’adhésion confiante des citoyens.

Voilà pourquoi une fois assuré le salut de l’Etat, la tâche était l’établissement de nouvelles institutions françaises. Puis nous nous sommes retiré de la scène pour

  • ne pas engager dans la lutte des partis ce que nous pouvons symboliser, qui appartient à la nation tout entière.
  • qu’aucune considération relative à un homme ne pût fausser l’œuvre des législateurs.

§ 7 à 10
Cependant la nation et l’union française attendent encore une constitution faite pour elles et qu’elles aient pu joyeusement accepter.

La rivalité de partis revêt chez nous un caractère fondamental du fait :

  • du tempérament national : vieille propension gauloise aux divisions et querelles ;
  • des péripéties de l’Histoire : en deux cents ans sept invasions, treize régimes ;
  • des ébranlements du présent.

Il faut en tenir compte pour préserver

  • le crédit des lois ;
  • la cohésion du gouvernement ;
  • l’efficience des administrations ;
  • le prestige de l’autorité de l’Etat.

En effet le trouble dans l’Etat a pour conséquence la désaffection des citoyens à l’égard des institutions.
=> Menace de dictature. Et qu’est-ce que la dictature, sinon une grande aventure ? Ses débuts sont avantageux. Mais son destin est d’exagérer ses entreprises ; l’édifice s’écroule dans le malheur et dans le sang.

C’est pourquoi les institutions démocratiques doivent compenser par elles-mêmes notre perpétuelle effervescence politique :

  • que les pouvoirs publics, législatif, exécutif, judiciaire soient séparés.
  • qu’au dessus soit établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons.

§ 11 à 14
Ainsi il faut :

  1. Une chambre des députés, assemblée élue au suffrage universel élue au suffrage universel direct, émanation des grands courants de politique générale.
    Mais comme elle ne sera pas forcément d’une clairvoyance et d’une sérénité entières

  2. Une deuxième assemblée, émanant de la vie locale, élue par les conseils généraux et municipaux

    Un parlement composé de deux chambres d’où ne saurait procéder le pouvoir exécutif. L’unité la cohésion, la discipline intérieure du gouvernement de la France doivent être des choses sacrées.

  3. C’est donc du Chef de l’Etat que doit procéder le pouvoir exécutif
    • placé au dessus des partis
    • élu par un collège qui englobe le parlement mais qui doit être beaucoup plus fort.
    • Président de l’union française en même temps que de la République.
    A lui de
    • Nommer les ministres et le premier d’entre eux.
    • Présider les conseils du gouvernement et d’y exercer cette influence de continuité.
    • Servir d’arbitre soit normalement par le Conseil, soit en invitant le pays à des élections.
    • Etre le garant de l’indépendance et des traités.

 

§ 15 Prenons nous tels que nous sommes ; le siècle tel qu’il est.

Toute notre Histoire, c’est l’alternance des immenses douleurs d’un peuple dispersé
et des fécondes grandeurs d’une nation libre groupée sous l’égide d’un Etat fort.


Analyse

Commentez la construction du discours.
Quelle relation pouvez-vous établir entre les notions suivantes, par ordre d’apparition dans le texte :

- L’Histoire
- La France
- Le sol des ancêtres
- L’Etat
- La patrie
- L’union française
- Une élite
- L’immense masse française
- Les pouvoirs publics
- ce que nous pouvons symboliser, qui appartient à la nation tout entière.
- Les citoyens
- Les partis

- La nation
- vieille propension gauloise aux divisions et querelles
- Les institutions démocratiques
- La dictature
- Le parlement
- Le Chef de l’Etat
- La République
- Le pays
- Notre histoire
- Un peuple dispersé
- Les fécondes grandeurs d’une nation libre
- Un Etat fort

 

Pour formuler sa conception du régime politique à bâtir, dans la France de l’après-guerre, de Gaulle s’appuie à la fois sur la géographie, sur l’Histoire (qu’il promeut systématiquement au moyen d’une majuscule), et sur une identité française particulière, que nous essaierons de cerner.

De Gaulle se veut pragmatique ; la construction politique qu’il envisage ne se base donc pas seulement sur l’idée de la France qui le meut (cf. la première phrase du tome I des Mémoires de guerre, sans doute écrite en 46 : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France »), mais aussi sur la France concrète, telle qu’il la voit, vivant avec la passion des divisions.

Quelles sont ces divisions ? Elles sont de deux ordres : politique (les partis) et social (les classes) (§3). La volonté de de Gaulle consiste à les réduire. Pourtant lui-même n’envisage pas une société unifiée, malgré « les fécondes grandeurs d’une nation libre groupée » ; il distingue pendant la guerre « une élite » de « l’immense masse française » qui offre à la première son assentiment… La masse, quand d’autres auraient parlé du peuple. Le peuple, curieusement absent du discours, (on l’attendrait à la place du « pays » invité à des élections) sauf… dans la dernière phrase, lorsqu’il est « dispersé ».

On comprend alors le système institutionnel qu’il prône :

Le discours s’achève sur l’appel à un « Etat fort ». Le mot « Etat » intervient à de nombreuses reprises dans le discours, beaucoup plus souvent que celui de démocratie, qu’on ne rencontre qu’une seule fois, dans l’expression « institutions démocratiques » qu’il s’agit d’opposer à la « menace de dictature ». Or la dictature exerce un attrait certain pour de Gaulle qui la présente comme une aventure exaltante ; c’est l’exagération, dont il se méfie, qui mène à la ruine. En somme, les institutions gaullistes, ne seraient-elles pas une dictature modérée par des institutions garantissant les limites du pouvoir d’un Chef (avec majuscule) sacralisé, donc clairvoyant et serein ? Pauvre parlement !

Lecture de l'incipit du chapitre I

© Marina Daniélou