Moisan - L'épopée de Charles le Conquérant (détail) - d'après la tapisserie de Bayeux - Le Canard enchaîné - 17 août 1966
Pour une première approche du tome III des Mémoires de guerre, il m’a semblé efficace de commencer par la fin, c'est-à-dire l’étude du discours de Bayeux, dernier document intégré au texte, prononcé le 16 juin 1946, six mois après sa démission du gouvernement provisoire, donc six mois après les faits narrés dans ce volume. Pourquoi donc l’avoir intégré dans la documentation ? Parce qu’il a valeur de testament politique, et qu’il synthétise la vision de la reconstruction politique de la France telle que le Général la détaille tout au long du volume.
§ 1 et 2
§ 3 à 6
Voilà pourquoi une fois assuré le salut de l’Etat, la tâche était l’établissement de nouvelles institutions françaises. Puis nous nous sommes retiré de la scène pour
§ 7 à 10 La rivalité de partis revêt chez nous un caractère fondamental du fait :
Il faut en tenir compte pour préserver
En effet le trouble dans l’Etat a pour conséquence la désaffection des citoyens à l’égard des institutions. C’est pourquoi les institutions démocratiques doivent compenser par elles-mêmes notre perpétuelle effervescence politique :
§ 11 à 14
§ 15 Prenons nous tels que nous sommes ; le siècle tel qu’il est.
|
Analyse
Commentez la construction du discours.
Quelle relation pouvez-vous établir entre les notions suivantes, par ordre d’apparition dans le texte :
- L’Histoire |
- La nation |
Pour formuler sa conception du régime politique à bâtir, dans la France de l’après-guerre, de Gaulle s’appuie à la fois sur la géographie, sur l’Histoire (qu’il promeut systématiquement au moyen d’une majuscule), et sur une identité française particulière, que nous essaierons de cerner.
- L’histoire et la géographie se combinent dans l’expression « le sol des ancêtres » ; sol commun, histoire commune, voilà ce qui semble être à l’origine de « la France ».
- Peut-on ainsi expliquer la distinction établie systématiquement entre « la France » et « l’union française », toujours conjointes, mais en même temps séparées, puisqu’il semblerait que ces colonies (car ce sont elles qu’il baptise ainsi) n’appartiennent pas à la République (§14) ? Si le vocabulaire a évolué depuis le discours de Brazzaville (30 janvier 1944) dans lequel il est toujours question de l’Empire français et de ses colonies, on peut néanmoins lire une certaine condescendance à ainsi systématiquement accorder un destin parallèle à une entité qu’on ne se décide pas à assimiler une fois pour toutes.
- Donc, cette « France » est une grande nation, à côté des « autres grandes nations du monde » (§2) ; terme qui peut être employé de façon équivalente à la patrie (§2) ; c’est en référence à cette notion de nation que de Gaulle emploie le pronom de première personne du pluriel ou l’adjectif possessif dans le dernier §, volontariste, voire performatif.
Quelle identité possède cette nation, qui lui soit spécifique ?
- § 5 : « le sentiment profond du pays », expression employée après « la France » à qui l’on prête métonymiquement des croyances. On est français parce qu’on a le sentiment d’être français.
- La dernière phrase met en évidence un clivage entre le « peuple dispersé » et « la nation libre groupée » qui possède de « fécondes grandeurs » ; et il semblerait bien que cette « alternance » soit constitutive non pas de toutes les nations, mais de cette nation là, la France.
- En effet il existe un « tempérament national » qui remonte fort loin, puisqu’il s’agit d’une « vieille propension gauloise aux divisions et querelles » (§8) qui génère l’esprit de parti, lui-même facteur des divisions stigmatisées par de Gaulle. Cette image peut-être rapprochée de celle que proposeront Uderzo et Goscinny dans Astérix le Gaulois … Se sont-il inspirés du discours de Bayeux pour inventer le village des irréductibles gaulois, quelques années après ? Tout le monde s’accorde à placer au point de départ de l’idéologie du général de Gaulle l’amour de la France. A la lecture de ce discours, on ne peut que se dire qu’il n'a pas l’amour aveugle.
Goscinny et Uderzo - Obélix et compagnie (1976) - Planche 42
De Gaulle se veut pragmatique ; la construction politique qu’il envisage ne se base donc pas seulement sur l’idée de la France qui le meut (cf. la première phrase du tome I des Mémoires de guerre, sans doute écrite en 46 : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France »), mais aussi sur la France concrète, telle qu’il la voit, vivant avec la passion des divisions.
Quelles sont ces divisions ? Elles sont de deux ordres : politique (les partis) et social (les classes) (§3). La volonté de de Gaulle consiste à les réduire. Pourtant lui-même n’envisage pas une société unifiée, malgré « les fécondes grandeurs d’une nation libre groupée » ; il distingue pendant la guerre « une élite » de « l’immense masse française » qui offre à la première son assentiment… La masse, quand d’autres auraient parlé du peuple. Le peuple, curieusement absent du discours, (on l’attendrait à la place du « pays » invité à des élections) sauf… dans la dernière phrase, lorsqu’il est « dispersé ».
On comprend alors le système institutionnel qu’il prône :
- La méfiance à l’égard des partis, donc de la représentation nationale, parce qu’elle passe par la « rivalité des partis », et que donc elle risque de manquer de « clairvoyance » et de « sérénité ». C’est pourquoi il la fera doubler par une deuxième chambre, représentant « la vie locale ».
- Et surtout, un pouvoir exécutif indépendant du parlement, arbitre, représentant « l’unité la cohésion, la discipline intérieure du gouvernement de la France [qui] doivent être des choses sacrées. » Un circuit métonymique fait du Chef de l’exécutif lui-même un personnage sacré, assez proche de la manière dont le héros de la France Libre se voit lui-même : « ce que nous pouvons symboliser, qui appartient à la nation tout entière. », utilisant un « nous » de sacralisation.
Le discours s’achève sur l’appel à un « Etat fort ». Le mot « Etat » intervient à de nombreuses reprises dans le discours, beaucoup plus souvent que celui de démocratie, qu’on ne rencontre qu’une seule fois, dans l’expression « institutions démocratiques » qu’il s’agit d’opposer à la « menace de dictature ». Or la dictature exerce un attrait certain pour de Gaulle qui la présente comme une aventure exaltante ; c’est l’exagération, dont il se méfie, qui mène à la ruine. En somme, les institutions gaullistes, ne seraient-elles pas une dictature modérée par des institutions garantissant les limites du pouvoir d’un Chef (avec majuscule) sacralisé, donc clairvoyant et serein ? Pauvre parlement !
Lecture de l'incipit du chapitre I
© Marina Daniélou