18h00, 21 décembre 2012, Villefranche de Rouergue, France.

- Regarde où tu marches, Princesse !

Un soupir las s'échappe des lèvres de Lorenzo, tandis que son camarade qui vient de le bousculer et de l'envoyer au sol avec ses affaires rejoint le reste de sa bande. Il aurait dû feindre l'indifférence comme d'habitude, mais cette journée avait été particulièrement éprouvante pour lui. En commençant par un examen surprise en latin, suivi d'un autre examen en art, pour finir par quatre longues heures de devoir sur table en histoire, ses nerfs commençaient à s'effilocher lentement, bien qu'il sache qu'il ne fera pas le poids contre le loubard qui le regarde à quelques mètres, goguenard. Il détourne le regard pour essayer de reprendre contenance. Mal lui en prit : par l’entrebâillement de la porte de la classe sensée être vide, il eut tout le loisir d'admirer l'une de ses camarades en train de soulever lentement sa jupe sous le regard de son professeur nullement choqué. Il tourne à nouveau la tête, son regard tombant cette fois-ci dans les toilettes où une bande de jeunes, pas si différents que ça de lui, échangent des petites plaques et boulettes de substance illicite contre monnaie sonnante et trébuchante.

Il se relève lentement, l'esprit saturé par ces visions auxquelles il devrait pourtant être habitué, et pourtant, pourtant ... Il ramasse ses cahiers, les fourre à la va-vite dans son sac et commence à marcher rapidement vers la sortie, avant de se faire à nouveau happer par son agresseur qui le maintient contre le mur, toujours souriant.

- Allons Lorenzo, tu ne restes pas t'amuser après les cours ?

- Non merci Alexandre, j'ai bien assez de travail comme cela ...

- Entendez-le parler ! Un vrai livre ambulant, un petit gosse de riche qui se croit tout permis parce que papa et maman sont descendants de la noblesse italienne !

- Je me permets moins de choses que celui qui profite de la position de son oncle en tant que proviseur et de son père comme conseiller principal d'éducation ...

Alexandre pâlit soudainement devant lui ; il déteste qu'on lui fasse remarquer que s’il est intouchable, invincible comme il aime s'appeler, c'est uniquement grâce à la crainte qu'inspirent ceux qui dirigent ce petit empire scolaire. Finalement le prête-nom, avec un mauvais sourire, claque des doigts et part avec sa bande de courtisans, le bras autour des épaules dénudées d'une jeune fille dont la tenue n'a de réglementaire que l'écusson de l'école. Il soupire. Dire que cette petite, Gabrielle, il l'a lui-même, et sans s'en rendre compte, séduite et pervertie ! De l'autre côté du couloir, il capte le regard mauvais de son frère Maffio, qui a été expulsé temporairement de l'établissement sur ordre d'Alexandre... Non, rien à faire :

- Cet établissement est pourri ...

- Tu n'arrêtes pas de dire ça depuis je ne sais combien de semaines, il n'appartient qu'à toi de le changer Lorenzo !

Le susnommé se retourne vers la jeune fille qui a interrompu sa pensée, sa tante, à peine plus âgée que lui-même, et surveillante dans l'établissement. Il lui jette un regard blasé, le genre de regard qui montre l'insignifiance même du propos, et se détourne sans un mot, avant de faire lentement volte-face :

- Préviens ma mère que je ne rentrerai pas aujourd'hui.

- Encore ?! J'aimerais vraiment savoir où tu vas tous les soirs !

Le jeune étudiant reste silencieux et recommence à marcher vers la sortie tandis que Catherine le rappelle : il a oublié ses livres. Peu importe, là où il va, il n'en a pas besoin ...



20h, 21 décembre 2012, dans une grotte des plateaux du Larzac ...

«... L'Humanité, sous mes yeux ! souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne d'elle, sa monstrueuse nudité. J'ai vu les hommes tels qu'ils sont, et je me suis dit : pourquoi est-ce donc que je travaille ? J'ai vu, j'ai tout vu ! Alors mes chers camarades, si vous êtes ici ce soir, c'est parce que j'ai vu en vous des personnes dignes, parfaites ! Au-dessus de cette vile humanité ! Si vous êtes ici ce soir c'est uniquement parce que j'ai vu en vous l'avenir radieux promis par nos ancêtres ! Demain le monde ne sera que ruine, et nous serons ceux qui le reconstruiront !»

Sur l'estrade improvisée, un Alexandre aussi exalté que la foule lève le poing tandis que des applaudissements se font entendre, de même que des cris de joie et d'hystérie. Lorenzo, dans l'ombre de la grande pierre qui sert de cachette de fortune, observe la foule avec un regard dégoûté ; et pourtant il est fier de lui, fier de tous les discours et les tracts qu'il a écrits, fier d'avoir réussi à arracher autant de personnes à l'innommable réalité. Car il sait. Il sait que rien ne se passera cette nuit, il sait que demain, demain tout sera fini, et tous ces gens, comme beaucoup d'autres, découvriront qu'en réalité rien ne changera, que rien n'aura été détruit, que rien ne sera à reconstruire, que tout reprendra son cours. Il est coupé dans sa réflexion par un baiser sauvage et violent tandis qu'un corps se colle au sien. Il rouvre les yeux (quand les a-t-il fermés ?) pour tomber sur le regard luisant d'Alexandre, lui aussi persuadé qu'il gagnera enfin le prestige et l'amour qu'il pense mériter, il pourrait avoir pitié, mais à cet instant il n'éprouve rien d'autre que du dégoût pour la foule qui les observe comme s’ il allait se passer quoi que ce soit entre eux devant eux ... Il referme les yeux brièvement et feint l'excitation et l'impatience. S’il cède maintenant, il n'aura pas à le supporter toute cette nuit. S’il n'a pas à le supporter toute cette nuit, alors il pourra toujours continuer comme avant, à supporter ses assauts verbaux la journée et ses assauts physiques la nuit. Il sourit; c'est vrai, il n'aura pas besoin de ses livres ce soir ...



00h32, 22 décembre 2012, dans un recoin d'une grotte du plateau du Larzac ...

Lorenzo est allongé sur le ventre, amorphe, et regarde l'astre lunaire qui semble le narguer de là-haut, tandis qu'Alexandre fume tranquillement ce qui lui semble être, à l'odeur, une substance illicite. Pas qu'il soit connaisseur et amateur de ce genre de choses, mais malheureusement pour lui, son adorable et attentionné amant a décrété à sa place qu'il deviendrait accro à ce genre de petit plaisir. En y repensant bien, il est devenu accro à toutes les sortes de petits plaisirs que lui ait soumis le faux gourou : l'alcool, la drogue ... Il se redresse un peu pour pouvoir le regarder, se demandant s’il compte récupérer rapidement son énergie et grimace en sentant une douleur cuisante dans le bas de son dos qui le fait s'écrouler lourdement sur le lit en gémissant. Fumer tue, coucher avec Alexandre aussi. En parlant du loup ... Il sent à nouveau un corps appuyé de toute sa masse dans son dos, et principalement là où la douleur est la plus intense. Il grimace mais ne dit rien, il sait que ça lui ferait trop plaisir, et puis, il a fini par s'habituer à son toucher. Tandis que des lèvres parcourent sa nuque, il se demande : depuis combien de temps déjà ? Il a oublié ...



02h37, 22 décembre 2012, dans un recoin d'une grotte du plateau du Larzac ...

Lorenzo se réveille en sursaut. Il vient de comprendre quelque chose, quelque chose d'essentiel, et ce quelque chose est assoupi à côté de lui, ronflant au moins autant qu'un moteur de hors-bord. Il regarde le dos large du faux gourou, puis regarde sa propre main fine, aux doigts légèrement déformés par l'utilisation intensive de stylos. Et il s'imagine tenir une lame, une lame longue et effilée, une lame affûtée, tranchante comme son esprit. Et il se voit, planter cette longue lame dans le cœur d'Alexandre, et il le voit ouvrir les yeux et le regarder sans comprendre, et il se voit pleurer au-dessus de lui, les larmes ruisselantes sur ses joues pâles comme celles d'un cadavre, et il voit les yeux de son amant remplis de larmes, eux aussi. Et il ignore pourquoi, mais il s'installe au-dessus de lui et se penche pour l'embrasser, tandis qu'il sent un liquide chaud et bouillonnant contre son propre torse. La lame a disparu, mais où ? Il caresse lentement les cheveux sombres de son vis-à-vis, tandis que les siens s'épanchent de chaque côté de son visage comme un rideau. Le rideau est-il levé ? Ou vient-il de tomber afin de cacher au spectateur la mort du prince à la couronne de papier ? Il sourit. Ce n'est qu'un rêve après tout, juste un mauvais rêve ; il ne peut pas pleurer pour Alexandre, et ce dernier ne peut pas pleurer pour lui, c'est impossible, incompatible, et pourtant tout a l'air tellement vrai …



8h42, 22 décembre 2012, lever du soleil sur les hauts-plateaux

- L'aube du Nouveau Jour est arrivée !

- Qui voit le monde dévasté ?

- Nous sommes trop loin pour cela, prévenons notre roi !

- Notre roi n'est plus.

- Comment ?!

La foule de badauds s'écarte devant un jeune homme frêle, à peine sorti de son établissement religieux pour suivre l'une de ses connaissances dans son entreprise vouée à l'échec. Il regarde le groupe de personnes devant lui et égrène calmement et lentement une phrase, une seule :

- Notre roi n'est plus. Lorenzo l'a tué dans son sommeil.

- Comment est-ce possible ?!

- Lorenzo est à peine capable de se déshabiller pour subvenir aux besoins naturels de notre roi !

- Lui qui est beaucoup trop faible pour ne serait-ce que pour tenir une plume ?

- Personne n'est plus puissant que notre roi, et encore moins Lorenzo !

- Lorenzo ? Lorenzaccio !

Le jeune homme regarde la foule railler le pauvre intellectuel, sans savoir qu'en vérité c'est lui qu'ils vénéraient à travers Alexandre, et qu'au loin rien n'a changé, que le soleil s'est levé comme tous les matins sur les champs paisibles de l'Aveyron, et qu'Alexandre, et Lorenzo, sont morts. Il relève les yeux et contemple le ciel, se demandant comment ce dernier a bien pu mourir. Il a pourtant bien vu le jeune homme se lever et prendre sous le lit de fortune un long poignard effilé, mais il ignore comment il a pu arriver là, mettant un point d'honneur à tout vérifier. Il a vu le jeune homme agir comme un automate, et a cependant détourné le regard au moment du coup. Or, lorsqu'il les a rouverts, c'était pour voir les deux hommes enlacés, et endormis à jamais. Sans aucune lame. À cet instant, son regard se porte sur le petit groupe disparate face à lui et il se demande s’il n'a pas tout imaginé, jusqu'à ce que l'un d'entre eux revienne de la chambre improvisée dans un boyau connexe et confirme le décès des deux personnes.

À ce moment précis, un fin sourire étire ses lèvres, et il se redresse de toute sa hauteur :

« Mes amis, si nous sommes ici aujourd'hui, c'est pour nous rendre compte de quelque chose : nous avons tous été victimes d'une honteuse machination ! Alexandre, comme Lorenzo, nous ont dupés, et c'est pour échapper à notre justice qu'ils ont mis fin à leurs jours ! Désormais, nous sommes libres, et JE, avec votre inclination, vous guiderai sur le droit chemin !»

Cette même foule qui acclamait Alexandre hier, l'acclame avec la même ferveur aujourd'hui. Il descend du rocher et ordonne que l'on change de quartier général pour oublier la duperie de ces dernières semaines. Tandis que la grotte est vidée de toute possession, il jette un dernier regard à la cavité rocheuse, et croit voir un mouvement. Il détourne le regard, sûrement son imagination, et suit ses nouveaux fidèles.



8h45, 22 décembre 2012, dans une cavité rocheuse d'une grotte du Larzac ...

Le cadavre se déplace lentement sur le côté et reste à fixer la paroi de la grotte, et allume une cigarette par réflexe avant de la porter à sa bouche et de soupirer :

- Combien de fois vais-je encore devoir recommencer cette mascarade ?



© Florence D. - TL1 du lycée Amiral de Grasse (à Grasse - Alpes-Maritimes).