Jusqu’à la mise en scène de Lorenzaccio par Otomar Krejca en 1967, la scène V, 6 a toujours été supprimée.
Cette scène vous semble-t-elle importante pour le sens de l’acte V ?

En 1853, sous le Second Empire, Musset supprime la scène V, 6 de l'édition des Comédies et Proverbes : cette autocensure indique que la scène n'est pas anodine. Or c'est souvent à partir de cette édition que certains metteurs en scène ont travaillé le texte de Musset en vue de sa représentation ; cette raison ajoutée à d'autres fait que jusqu'à la mise en scène d'Otomar Krejca en 1969, cette scène de la révolte étudiante a toujours été supprimée. Puisque Musset l'a tout de même écrite, il importe alors de se demander si elle est importante pour le sens de l'acte V.


I/ Cette scène de révolte étudiante montre que toute action politique est vaine...

  1. La scène 6...

    Cette scène pourrait sembler négligeable par sa brièveté. Elle met en présence des soldats et des étudiants dont la prise de parole est anonyme : l'un demande à voter pour élire le prochain duc (il s'agit d'une erreur de Musset se méprenant sur le sens des boules dans Varchi), ils réclament leurs «droits» et annoncent qu'ils sont prêts à «mourir» pour cela, ce qui se produit. La mise en scène de Jean-Pierre Vincent en 2000 s'achève avec cette scène sans la dernière réplique lyrique, sur : «Meurs donc !». Le couperet est brutal.

    Après l'alexandrin : «On méconnaît vos droits, on insulte le peuple» (6/6) (exemple de belle parole, mais pour quel résultat ?), la scène se conclut sur une mêlée dont l'efficacité politique paraît plus que compromise : la dernière didascalie est composée d'un décasyllabe suivi d'un hémistiche d'alexandrin : «Les étudiants attaquent les soldats (10) ; ils sortent en se battant (6).» : les deux groupes, disjoints dans le décasyllabe, sont ensuite confondus dans une mêlée en désordre («ils»).

  2. ... rejoint donc le sens de tout l'acte V...

    L'acte IV (scène 11) se conclut sur la mort du duc. L'acte V met donc en scène les événements qui suivent cette vacance du pouvoir, et souligne l'échec politique de tous ceux qui ont voulu renverser la tyrannie :

    • Philippe Strozzi quitté Florence et, parlant de la correspondance entre Pierre et le roi de France, déplore l'échec de toute sa famille : «C'est donc là ce qu'aura fait ce pauvre nom de Strozzi» (V, 2). Lorsque l'annonce du meutre du duc par Lorenzo lui redonne de l'enthousiasme, ce dernier s'empresse de le faire déchanter : «PHILIPPE - La liberté est donc sauvée ! - LORENZO - Allons, calme-toi. Il n'y a rien de sauvé que moi, qui ai les reins brisés par les chevaux de l'évêque de Marzi.» (V, 2).
    • Lorenzo est certain que les Républicains ne tireront pas parti de son acte : «Je crois que les Pazzi font quelque chose ; je crois qu'ils font des armes dans leur antichambre, en buvant du vin du Midi de temps à autre, quans ils ont le gosier sec» (V, 2).
    • La scène V, 3 montre que les époux Cibo se sont réconciliés, et efface alors tout souvenir des manoeuvres politiques de la marquise : «PREMIER GENTILHOMME - Je ne te conseillerais pas d'aller lui en parler à lui-même.»


  3. ... dans lequel le peuple n'agit pas plus que les nobles ou les bourgeois

    Exemple de l'orfèvre et du marchand qui commentent l'action (V, 5) en se payant de mots : «L'ORFEVRE - Quel galimatias me faites-vous là, voisin ?», ainsi qu'ils l'avaient fait à la scène I, 2. C'est le retour du même. Ils mentionnent le désir de tel ou tel : «Mes ouvriers, les derniers de mes ouvriers», «il y en a qui», «le provéditeur a offert de livrer la forteresse». Mais tous ces désirs restent des mots, comme ceux du précepteur qui chante la liberté sans pour autant faire cesser les querelles des enfants, écho angoissant aux querelles stériles des parents indéfiniment réitérées : qu'il s'agisse du «vacarme de paroles» ou des «cris» des ouvriers, «il y en a qui voulaient, comme vous dites, mais il n'y en a pas qui aient agi.»

II/ ... Mais elle entre plus particulièrement en résonance avec l'époque de l'auteur

  1. La suppression de la scène souligne l'engagement de la parole de Musset...

    L'une des vocations du drame romantique étant d'être une tribune politique qui donne au peuple, devenu acteur de la Révolution française, les moyens de connaître son histoire, et qui donne à la nation la possibilité de se fédérer autour d'une pièce qui la rassemble tout entière, cette scène V, 6 permet au lecteur de l'époque de Musset de réfléchir à sa propre époque.
    • révolte des canuts lyonnais (10-22 novembre 1831) et répression impitoyable par le général Soult.
    • journées d'émeute des 5 et 6 juin 1832 à l'occasion des funérailles du général républicain Lamarque : répression par la Garde nationale : «LES SOLDATS - Gare ! retirez-vous !»
    • nombreuses grèves en 1833 : atmosphère de contestation politique et sociale.

    Le reste de l'acte permet de compléter cette réflexion sur l'époque de l'écriture : l'avènement de Côme, cousin d'Alexandre, n'est pas sans rappeler l'arrivée au pouvoir de Louis-Philippe, un Orléans, cousin de Charles X, un Bourbon. Mais la scène d'émeute n'exprime pas le découragement de la jeunesse, quelle que soit son origine sociale, face à un personnel politique vieillissant, celui de la Restauration et de la Monarchie de Juillet : au contraire, les étudiants cherchent à se distinguer des «grands seigneurs» (cf Léo Burckart de Nerval, et Les Misérables de Hugo).

  2. ... qu'il ne faut cependant pas trop vite assimiler à un fervent militant républicain !

    La stichomythie entre l'étudiant qui meurt et le soldat qui le tue tend à l'absurde : la répétition du verbe «mourir» («Nous voulons mourir pour nos droits. - Meurs donc !») transforme presque la scène en jeu de marionnettes ! C'est que Musset aime la liberté, mais porte les stigmates des lendemains de juillet 1830. C'est l'autre pôle de sa pensée politique : l'incoercible désespoir qui suit une grande espérance trahie (cf Voeux stériles). La révolte étudiante est sans intérêt, Lorenzo la mentionne comme un événement parmi d'autres : «Qu'une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain [...] ce sont là des travers impardonnables» (V, 7). Il faut rapprocher cette nouvelle de celle de la scène I, 5 : la dernière émeute au cours de laquelle «quelques pauvres jeunes gens ont été tués sur le Vieux-marché» appartient aux nouvelles du jour échangées par les badauds.

Cette scène permet donc de percevoir la singularité du regard de Musset sur sa propre époque : un regard ironique et distancié. Elle souligne, malgré cette nuance, la dimension politique de la pièce.


III/ Elle modifie surtout la portée du cinquième acte qui touche davantage le lecteur ou le spectateur

  1. Certains metteurs en scène ont mis en valeur le lyrisme et le pathétique de cette scène
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La parole qui clôt la scène avec des accents pathétiques : « Venge-moi, Roberto, et console ma mère !» émeut le spectateur. Zeffirelli a fait le choix de laisser sur scène cette mère éplorée et son fils mort jusqu'à la fin de la pièce. La mention de cette mère issue du peuple est comme un souvenir nostalgique de la tendresse familiale que la tyrannie a pervertie (cf en I, 1 la mère qui vend sa fille, et en I, 6 Marie qui ne reconnaît plus son fils - et la scène V, 7 s'ouvre sur la mention de la mort de la mère de Lorenzo). Cette mort d'un jeune homme n'est pas sans annoncer celle de Lorenzo, et cela d'autant plus que c'est le peuple qui le jettera dans la lagune.

  1. En effet le peuple n'est plus alors uniquement méprisé

    Dans le reste de l'acte, le peuple est un spectateur passif et versatile, dont la dimension collective est effrayante :

    • il se jette sur Lorenzo et «le pousse dans la lagune»
    • il accourt de tous côtés pour acclamer Côme (V,8), alors que l'orfèvre a souligné (I, 2), indigné, que le peuple «porte [la cour] sur [son] dos». Moutons de Panurge, ils s'entraînent les uns les autres pour aller acclamer leur nouveau joug.

    Or l'action du peuple dans cette scène 6 est la seule de l'acte V qui soit représentée - Cibo agit dans une chambre fermée (V, 1). Le peuple n'est donc pas seulement un spectateur bavard : il est le seul à répondre à l'invitation lancée par Lorenzo en IV, 7, et à le faire mentirlorsqu'il disait : «Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien» (III, 3).

En conclusion, cette scène est parfaitement cohérente avec l'ensemble de l'acte V, dont le sens est clair, même si elle disparaît. Néanmoins, le fait qu'elle mette en scène des étudiants qui, de façon anonyme, tentent un acte ultime pour modifier le cours de l'Histoire n'est pas redondant avec l'ensemble de l'acte, dont le sujet principal n'est plus le cardinal Cibo et son opportunisme. Le sujet de l'acte V, c'est la cité et tous ses habitants qui sont paralysés par la tyrannie, mais où l'espoir, selon moi, reste une flamme discrète.


© Amélie Baudry