Ecriture d'invention

Février 1836. Au cours d’un dîner, Musset et ses amis évoquent l’article de Sainte-Beuve que vient de publier La Revue des deux mondes. Ils commentent à cette occasion les critiques diverses parues dans la presse depuis la publication de Lorenzaccio, les uns les contestant, les autres les approuvant, tous se référant précisément à l’œuvre. Imaginez leur conversation.

Ce soir-là, Alfred avait convié à souper ses rares amis rue de Grenelle. La fontaine des Quatre- Saisons avait gelé, tant le froid était glacial, mais autour de la table, les vapeurs du vin commençaient à réchauffer l’atmosphère, dissipant peu à peu la mélancolie maladive du poète. Adèle apportait des pigeons rôtis quand Beauvoir fit son entrée, brandissant triomphalement quelques feuillets qu’il nous lut aussitôt :

« De tous les poètes qui sont en train de croître, de s’améliorer avec éclat, de se débarrasser avec franchise de l’accoutrement quelque peu bizarre ou scandaleux des débuts, il n’en est aucun de qui on ait droit de plus attendre que de M. Alfred de Musset... » C’est signé « Sainte-Beuve », mes amis. Enfin la consécration ! Je savais bien, Alfred, que ton génie serait bientôt reconnu ! J’ai couru chez toi dès que je suis sorti des Variétés…

- Calme-toi, Roger. Ton enthousiasme m’honore, mais je te connais, tu n’as pas pris le temps de lire tout l’article. Assieds-toi à côté de Louise. Paul m’a apporté la Revue ce matin. Pour Sainte-Beuve, je ne suis que l’auteur de « courtes et spirituelles esquisses ». La belle affaire ! C’est plutôt mon Lorenzaccio que j’aurais voulu voir complimenter ! Mais ma pièce majeure ne me vaut de la part du maître qu’un doctoral « peut mieux faire », comme si j’étais un élève peu studieux. Songez qu’il m’a fallu des mois de travail pour faire de l’ébauche de George un drame en cinq actes, digne de Shakespeare.

- Ne sois pas si amer, l’article n’est pas dithyrambique, c’est vrai, corrigea Alfred (l’autre, Alfred Tattet), mais il note tes progrès. Figurer sur le tableau de chasse de Sainte-Beuve, c’est déjà un honneur. Lui, au moins, il t’a lu et il salue un jeune écrivain prometteur auquel les portes du théâtre restent ouvertes. Souviens-toi de l’article de Maynard, il y a deux ans : « Monsieur de Musset ne réussira jamais dans le genre dramatique » !

Ulric Guttinger, un pilon entre les dents, éclata de rire au risque de s’étouffer :

« Alfred, il ne fallait pas tromper La Revue de Paris avec La Revue des deux mondes. On ne t’a pas pardonné cette infidélité, c’est tout. Maynard fulminait : tu n’avais même pas été capable de respecter le « nouveau code » révolutionnaire ! C’est vrai, on entre et on sort sans cesse dans ta pièce, mais pas sans rime ni raison comme il le prétendait ; et dans la mesure où tu permets à chacun de voir le spectacle dans son fauteuil, je ne vois pas ce qu’il y a de si dérangeant dans ces déplacements continuels qui semblent avoir épuisé Monsieur de Maynard, lequel se déplace sans doute en chaise à porteurs. Il parlait, je crois, de « milliers de scènes », il n’y en a même pas quarante, moins que dans les scènes historiques de Vitet, je parie !

- Trente-neuf très précisément, lâcha Musset – moins que de Strozzi à table et pas une de superflue. Il fallait faire alterner scènes de rue et scènes intimes, les tableaux devaient se succéder rapidement… Comment rendre autrement la vie profonde d’une cité minée par la corruption, l’alliance intime de drames privés et de drames collectifs ?

- Voyons Alfred, tu sais bien que nous avons glorieusement reconquis notre liberté et que depuis bientôt six ans, les affaires vont pour le mieux dans le beau royaume de France. La Fayette a adoubé Louis-Philippe sur fond de drapeau tricolore, non ? »

Guttinger revenait à la charge avec son ironie habituelle.

« Ne t’étonne pas, mon cher, qu’on te reproche ton pessimisme, tes grimaces, tes sarcasmes. Tu te rappelles, Le Constitutionnel te présentait comme un sale gosse « qui s’excite à casser des vitres » pour effrayer le bourgeois. Seule une « tête maladive » pouvait faire germer dans la tête de son héros l’idée d’assassiner un duc soutenu à la fois par un empereur et un pape ! Et ton Cibo, quelle fripouille ! Un cardinal machiavélique, soit, on en a connu, mais un cardinal entremetteur ! Etonne-toi qu’on te reproche des « choses outrées et impossibles » !

- « Une place débilitante », avait écrit un journaliste du Temps. Voilà la place qu’occupaient à ses yeux ta « philosophie » et ta « métaphysique pessimistes ». Il n’avait peut-être pas tort. Parfois tu me sapes le moral. Tiens, regarde, tu bois, mais tu n’as même pas encore goûté ces délicieux volatiles. »

Entre deux flacons, Beauvoir vit Musset se rengorger soudain.

«Il n’y a eu que Fortoul pour reconnaître la qualité de mon travail. Il a bien vu, lui, l’actualité de ma pièce et sa visée profonde, sa « grandeur », sa « force », son « élévation ». Son article s’achevait ainsi, je m’en souviens parfaitement : « Nous oserons désormais citer un drame aux détracteurs de nos jeunes espérances. » Il m’a même préféré – ô sacrilège - au pape des romantiques car bizarrement, lui, me trouvait des « tendances affirmatives » quand Hugo, à ses yeux, ne faisait qu’exalter des « passions haineuses ».

Musset jubilait, levait son verre de façon théâtrale tel un trophée. L’intervention du sage Tattet calma cette fièvre subite :

« Ne soyons pas dupes, mes amis. La Revue des deux mondes assure elle-même la promotion de ses publications.

- Tu veux dire que cet article n’était pas sincère !

- Je ne prétends rien de tel, mais reconnais, mon cher Alfred, qu’il ne faisait que chanter tes louanges sur plusieurs pages alors que ta pièce n’est pas exempte de reproches. Tu le sais, on en a déjà parlé. Je suis ton ami et mon rôle est de te dire la vérité. Tu dois corriger certains défauts qui te sont reprochés, je crois, à juste titre : cette surcharge d’images par exemple dans les tirades de Lorenzo, d’images pas toujours cohérentes comme celle du « seul brin d’herbe » où Lorenzo peut encore « cramponner ses ongles » ou bien cette ode invraisemblable - « que l’air du ciel est pur ! » - qui fait vibrer Lorenzo alors qu’il vient de tuer le duc…

- Il se croit enfin libre ! Comme Lorenzo, j’ai un tempérament fougueux…

- Il faut en maîtriser les excès si tu ne veux pas être simplement l’auteur de « fantaisies dramatiques », donc travailler, mon vieux. Ne gaspille pas ces belles facultés poétiques que tous te concèdent. Ton image de « grand seigneur nonchalant » n’est pas totalement infondée, tu en es bien conscient : tu as du génie, beaucoup le reconnaissent, et il fuse çà et là, mais il n’est pas toujours au rendez-vous. On te dit habile, mais aussi inégal, spirituel, mais parfois puéril, plein de sève, mais d’une sève amère… Sainte-Beuve a raison finalement : « cela est beau, non pas du premier mérite il est vrai… » Persévère : ta barbe n’a pas encore assez poussé, mon cher Alfred.

Musset semblait perdu. Lui qui pouvait se montrer si peu charitable envers lui-même, était-il prêt à entendre des critiques si sévères ? Il se leva soudain :

« Qui est le rabat-joie ici ? Cette conversation ennuie la charmante Louise. Allons mes amis, portons un toast à sa beauté ! »

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