Pourquoi est-ce l'acte V de Lorenzaccio, qui a subi, au cours de l'histoire de la mise en scène, le plus de coupes ?

 

(Introduction) L'histoire de la mise en scène de Lorenzaccio pourrait se concentrer sur les transformations de son acte V. En effet, cette pièce longue, foisonnante, qui multiplie les personnages, les actions et les lieux, est très difficile à mettre telle quelle en scène. D'ailleurs, Musset ne l'avait pas conçue pour cela. Editée dans le recueil Un spectacle dans un fauteuil, elle était destinée, comme le titre l'indique, non pas à la scène mais à la lecture. Dès la première mise en scène en 1896 par Armand d'Artois, c'est l'acte V qui subit le plus de coupes, étant même parfois, purement et simplement éliminé. Pourquoi le considère-t-on comme inessentiel ? Qu'est-ce que les coupes révèlent de la lecture de la pièce par les metteurs en scène ? Nous envisagerons trois cas de figure particulièrement signifiants : la suppression pure et simple de l'acte V, la suppression des scènes du peuple dans l'acte V et enfin la seule conservation des scènes 1 et 8.

 

I- La suppression pure et simple de l'acte V

C'est le parti-pris d'Armand d'Artois en 1896. Comment supprimer purement et simplement un acte entier dans une structure en 5 actes, sans rompre la symétrie et l'équilibre de la pièce ?


A) Considérer que l'action essentielle de la pièce est celle qui concerne Lorenzo

Dès l'acte I, la menace du meurtre d'Alexandre plane avec les soupçons de Cibo, puis elle se confirme dans l'acte III, par l'aveu de Lorenzo à Scoroconcolo puis à Philippe. Suit alors l'attente du passage à l'acte qui se fait, sans hésitation dans l'avant-dernière scène de l'acte IV. Une fois le meurtre accompli, l'action semble terminée. L'acte V n'apporte aucune péripétie remarquable, ni aucun suspense.

 

B) Les deux scènes qui représentent Lorenzo dans l'acte V ne nous apprennent rien de nouveau.

Dans la scène 2, Lorenzo, qui a rejoint Philippe Strozzi à Venise, l'informe que son acte a été accompli. Dans un dialogue qui poursuit celui de la scène 3 de l'acte III, les deux personnages s'opposent : Philippe, fou de joie, croit à une insurrection républicaine, tandis que Lorenzo lui oppose son fatalisme désespéré. Dans la scène 7, Lorenzo clame cyniquement sa victoire : la révolution n'a pas eu lieu. Son refus de considérer le danger (sa tête a été mise à prix) le condamne à mort puisqu'il est lynché par la foule (« le peuple s'est jeté sur lui »). Mais cette attitude bravache a tout l'air d'un suicide. Cette indifférence à la mort ne fait que confirmer le tempérament mélancolique de Lorenzo (« ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire » (acte I, scène 4), « sa mélancolie étrange », (acte I, scène 6)). Et ce second meurtre ne fait que plonger le premier, celui d'Alexandre, dans une forme de banalité.


Affiche de Mucha - 1896

 

(Conclusion de partie) Ainsi, ce « recentrage » de l'action sur Lorenzo, resserre l'action de la pièce (les manipulations dans l'ombre de Cibo, les ambitions politiques de Pierre Strozzi sont ainsi totalement secondarisées) et amplifie sa dimension psychologique. C'est le caractère paradoxal et énigmatique du personnage qui constitue l'intérêt de la pièce, entre débauche et pureté, sacrifice et cynisme. (Transition) Or la dimension politique semble dans ce parti-pris gommée, tandis qu'elle constitue l'une des problématiques essentielles de la pièce. Elle se manifeste en particulier par la présence du peuple, ce qui constitue une rareté dans la tradition théâtrale d'alors.

 

II- Ce sont justement ces scènes où figure le peuple qui sont supprimées dans un certain nombre de mises en scène dont celle de Georges Lavaudant en 1989.


A) Il s'agissait pourtant d'un des enjeux de la pièce de Musset

Mise en scène de Franco Zeffirelli - Comédie-Française, 1977

Dès l'acte I, le peuple est représenté, par les personnages de l'orfèvre et du marchand qui, parallèlement à des étudiants, devant le palais Nasi, commentent la vie florentine, puis à la foire de Montolivet où se retrouvent les mêmes marchands, des bourgeoises et des soldats. On retrouve la même diversité dans l'acte V. Le peuple se manifeste pour la première fois, à la scène 3, lorsque deux gentilhommes anonymes cancanent sur le couple Cibo. Scène 5, on retrouve l'orfèvre et le marchand qui commentent la mort d'Alexandre et l'élection de Côme de Médicis son cousin. Dans la même scène les petits Strozzi et Salviati accompagnés de leurs précepteurs se disputent. La scène 6 montre la révolte estudiantine réprimée dans le sang. Enfin, la dernière scène, l'intronisation de Côme, rassemble le peuple de Florence au sein d'une gigantesque foule.

Mise en scène de Franco Zeffirelli - Comédie-Française, 1977


B) Quelle image Musset donne-t-il du peuple?

On le constate, l'auteur convoque dans cet acte des représentants des différentes catégories sociales (commerçants et étudiants, nobles et domestiques (les précepteurs) et des différentes générations (enfants, jeunes hommes et adultes). Il s'agit de donner une vision nuancée du peuple, loin de toute caricature. Si le marchand semble totalement inconséquent (il ne retient de la mort d'Alexandre que la conjonction des chiffres 6 dans l'affaire, « les six 6 ») l'orfèvre l'est moins : il déclare avoir manifesté pour la république, mais se précipite au sacre de Côme de Médicis. Les étudiants incarnent en revanche le courage et l'engagement dans une scène de répression mélodramatique - que Musset hésitait à faire figurer. Car c'est ce peuple si divers, si grand et si médiocre qui a été le héros de la révolution des Trois glorieuses de 1830. Ce peuple anonyme qui a ébranlé la monarchie, mais n'a pas pu résister aux armes.

Mise en scène de Franco Zeffirelli - Comédie-Française, 1977


C) Dénaturer la pièce

Ainsi, Musset fait du peuple l'enjeu de la politique, renvoyant dos à dos, deux attitudes aussi stériles l'une que l'autre : la soif de pouvoir et l'individualisme qu'incarne Pierre Strozzi le fanfaron, qui dans la courte scène 4 de l'acte V, très souvent supprimée, déçu par son manque d'influence, préfère aller servir le roi de France, François 1er ; et le sacrifice isolé, sans projet politique comme celui de Lorenzo qui, plutôt que de prendre la tête de la rébellion, préfère avancer vers la mort. Ainsi, supprimer le peuple, c'est réduire, voire dénaturer le propos politique de Musset, mais aussi dénaturer son projet littéraire. Le drame romantique en ce début du XIXe siècle, ne cherche pas seulement à se libérer des contraintes du théâtre classique, il veut aussi renouveler les possibilités du théâtre : donner des visages multiples au peuple, et de renvoyer à la société une image plus réaliste et nuancée.

 

(Conclusion de partie). Ainsi, la diversité des représentants du peuple de Florence, crée au sein de l'acte V (comme de la pièce dans sa globalité) une véritable polyphonie. C'est encore Florence comme personnage principal que l'on retrouve à travers ses voix. (Transition) Or, dans la majorité des mises en scènes, la dimension politique est souvent réduite aux scènes concernant la succession d'Alexandre.


III- Les scènes 1 et 8, qui représentent les débats lors du choix du successeur d'Alexandre, sont celles qui sont généralement conservées.

A) La succession d'Alexandre

Mise en scène de Lavaudant - 1989

En conservant ces deux scènes, les metteurs en scène font le choix de montrer les conséquences ou plutôt les non-conséquences du geste de Lorenzo. Le tyran déboulonné, les Huit, représentants des grandes familles patriciennes, ont la possibilité unique de changer le cours de l'histoire et de rendre à Florence la République. Mais malgré la colère du vieux Ruccellaï, les Huit se soumettent aux pressions politiques et font monter sur le trône un autre Médicis.

Otomar Krejca dans sa mise en scène de 1969 fait jouer le rôle de Côme par le même comédien qu'Alexandre : « Après le meurtre, le corps du duc assassiné a été sur scène comme est expliqué chez Varchi et noté chez Musset, roulé dans un tapis; la dépouille ainsi ficelée restera à la même place pendant toute la durée du cinquième acte. […] Sur un signe du cardinal, manipulateur tout puissant, on déroule le tapis, préalablement amené au centre du plateau et le duc assassiné se relève. Revêtu du manteau de Cour, il va prendre place sur le trône […] Alexandre est appelé à régner sous le nom de Côme qui lui ressemble comme son double » (Bernard Masson). La boucle est bouclée.

Musset nous livre ainsi une réflexion sur la parole et l'action en politique. Malgré leurs grandes déclaration les puissants de Florence sont incapables d'agir et l'action spectaculaire de Lorenzo se révèle inutile. Parole et action sont renvoyées dos à dos. Le dramaturge nous invite ainsi à une réflexion sur le tragique : quelle est la valeur de l'héroïsme de Lorenzo, quelle valeur son sacrifice qui aboutit à sa mort lorsque rien n'a changé ? Son acte qui semble gratuit et sans effet (si ce n'est la mort de son protecteur Alexandre), annonce le théâtre de l'absurde : « Vidé de son acte, Lorenzaccio se trouve vidé de lui-même, il n'existe plus puisqu'il n'a plus envie d'exister. C'est l'ennui, le taedium vitæ qu'éprouvent et qu'exaltent aujourd'hui les « absurdistes » (Gabriel Marcel). C'est vers ce sens que Gaston Baty tire la pièce dans sa mise en scène de 1945.

 

B) En ne gardant que ces deux scènes, le cardinal Cibo prend de l'ampleur.

Lui seul dès l'acte I a mis à jour le double jeu de Lorenzo. Immiscé à la cour d'Alexandre, cardinal incarnant le pouvoir du Vatican, c'est un être machiavélique qui cherche à asseoir son pouvoir à Florence en favorisant la liaison du duc avec sa belle-soeur Ricciarda Cibo. Si celle-ci le met en échec en avouant sa liaison à son mari (acte IV, scène 4), l'acte V montre que c'est lui qui détient le pouvoir en imposant Côme sur le trône: « Corsi : Messieurs, le cardinal vient d'écrire à Côme de Medicis. Les Huit : Sans nous consulter? […] Ruccellaï : Qu'il se fasse duc tout de suite, votre cardinal, cela sera plus tôt fait. » Dans la dernière scène, c'est enfin Cibo qui fait prêter serment au nouveau duc de Florence. Cette victoire du cardinal sans scrupules, assoiffé de pouvoir, montre à quel point Musset est proche de son personnage Lorenzo, totalement désabusé sur la possibilité d'un pouvoir désintéressé au service du peuple.

Mise en scène de Franco Zeffirelli - Comédie-Française, 1977

 

C) Risque de gommer la variété des tons et des registres.

Garder uniquement les scènes 1 et 8 de l'acte V, c'est respecter le pessimisme de Musset, mais pas son projet littéraire. Ce sont les deux scènes qui sont les plus proches du genre que le dramaturge voulait remettre en cause : la tragédie. Les personnages sont des grands, le ton est souvent grave ou véhément, et, même si le discours final de Côme est parfaitement hypocrite, il semble noble et solennel.

Or cette unité de ton va à l'encontre de l'esthétique romantique de Musset qui recherche une diversité plus proche de la vie. L'acte V reflète cette diversité. À l'exaltation joyeuse de Philippe répond la mélancolie de Lorenzo (scène 2), la colère de Ruccellai contraste avec la pusillanimité des autres chefs florentins. Le comique de la dispute des enfants Strozzi et Salviati (scène 5), qui constitue une parodie du conflit entre les deux familles dans l'acte II, contraste avec le caractère mélodramatique de la mort de l'étudiant (« Venge-moi Roberto et console ma mère »), ou le tragique de la mort de Lorenzo (« Quelle horreur, quelle horreur ! Eh quoi ! pas même un tombeau? »). L'ironie de Lorenzo (il appelle Côme «planteur de choux » ( scène 6) s'oppose à la ferveur populaire (« il est duc ! il est duc ! », scène 7). Cette variété correspond à la conception de Musset du drame romantique.


(Conclusion) Ainsi, décider de coupes de l'acte V, c'est opter pour une réécriture de la pièce au risque de la dénaturer. Ce dernier acte n'apporte certes rien de nouveau du point de vue de l'action, mais permet à l'auteur d'affiner son discours politique autour de la question du peuple et de montrer les divers visages de l'humanité, lâche ou courageuse, médiocre ou redoutable, futile ou lucide, individualiste ou idéaliste avec une diversité de registres. Simplifier ce dernier acte, c'est gommer l'originalité de l'œuvre.


© Fanny Gayon