Emission littéraire sur France Culture
Un jour, un livre


 

Bonjour à tous, vous écoutez France Culture. Aujourd'hui notre émission d'Un jour, un livre sera consacrée à la nouvelle publiée par Madame de La Fayette en 1662, La Princesse de Montpensier, nouvelle qui, signalons-le à nos auditeurs, a été adaptée en 2010 au cinéma par Bertrand Tavernier. Notre invité est aujourd’hui John Ronald Reuel, professeur de Littérature en terminale au lycée Saint-Jean de Passy à Paris.

 

Bonjour professeur, pouvez-vous nous expliquer dans un premier temps quel était le contexte littéraire dans lequel Mme de Lafayette a publié cette œuvre en 1662 ?

Bonjour. Il faut commencer par préciser qu'au début de cette deuxième moitié du XVIIe siècle, la littérature romanesque n'était pas considérée comme un genre noble par les critiques : c’était un genre mineur, qui n’était pas reconnu comme pouvaient l’être la tragédie ou la poésie épique par exemple. Les romans de la première moitié du siècle, baroques ou précieux, comme l’Astrée d’Honoré d’Urfé, Cléopâtre de La Calprenède ou la Clélie de Madeleine de Scudéry, remportaient pourtant beaucoup de succès auprès du public : les lectrices comme Mme de Sévigné en raffolaient, même si elles admettaient qu’ils étaient parfois mal écrits, interminables et pleins d’invraisemblances. Le roman était par ailleurs un genre en procès. Les moralistes lui reprochaient son immoralité, sa peinture complaisante des passions.

Madame de Lafayette, qui fréquentait des érudits comme Gilles Ménage ou Jean Regnault de Segrais, mais qui par ailleurs avait des amis appartenant au cercle janséniste de Port-Royal, savait parfaitement tout cela : elle a donc cherché à renouveler le roman à la fois sur le plan esthétique et éthique. Elle a emprunté aux genres nobles, épopée, Histoire et tragédie, à la fois leurs personnages, certaines de leurs structures et une réflexion moralisatrice sur les désordres causés par les passions. Elle s’est inspirée des formes courtes italiennes et espagnoles, et ce faisant, elle a inventé une forme esthétique, la nouvelle, qui présente déjà en 1662 toutes les caractéristiques de ce qu’on nommera plus tard dans le siècle le classicisme.

 

C'est très intéressant qu'elle ait eu cette idée d'inventer ce genre romanesque, alors qu'à cette époque les femmes n'étaient pas des plus libres et que toutes, loin s’en faut, n’accédaient pas à une instruction qui dépasse le programme d’Arnolphe dans l’Ecole des Femmes de Molière : « Savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer ».

Certes, mais il faut se rappeler qu’elle a été éduquée d’abord par son père puis par Gilles Ménage, qui lui a donné une solide culture, de sorte qu’après son mariage avec le comte de Lafayette elle a pu s’introduire dans la haute société et ouvrir avec succès son propre salon. Mais si vous observez la page-titre de la première édition de La Princesse de Montpensier, vous constaterez qu’elle a publié cette nouvelle sans nom d'auteur : une femme était censée rester à sa place, se limiter à la rigueur à la littérature épistolaire, comme Mme de Sévigné, mais en aucun cas écrire une œuvre littéraire. D’ailleurs, jusqu’à sa mort, elle a laissé planer l’ambiguïté sur la véritable identité de l’auteur de ses nouvelles, et même de La Princesse de Clèves, alors même qu’elles remportaient un vif succès.

 

Précisément, pouvez-vous expliquer ce succès remporté par les œuvres de Mme de Lafayette auprès de ses contemporains ?

On peut l’expliquer d'abord grâce à son style très soigné, et par le fait que ces nouvelles sont courtes, avec des intrigues intéressantes et qui pouvaient instruire. Elle explore en effet avec beaucoup de finesse psychologique le monde des passions, et met en scène les excès qui lui sont liés, tout en ménageant dans son dénouement un retour à l’ordre induit par le respect de la morale. En somme, elle anticipe sur les mots d’ordre classiques : « Plaire et instruire ». Contrairement aux romans baroques, elle invente des personnages moins chevaleresques, son univers n’est pas merveilleux comme peut l’être celui de l’Astrée : elle nous montre un monde qui peut paraître réaliste, avec des réactions de personnages semblables aux nôtres, dans un monde qui n'est pas idyllique. Par ailleurs, elle évoque la vie à la cour, ce qui a passionné les lecteurs, qui ont cherché des clefs de lecture, en cherchant à deviner de qui elle avait bien pu s’inspirer.

 

A présent, pouvez-vous nous parler plus précisément de cette nouvelle, La Princesse de Montpensier ? Quelles en sont ses caractéristiques, le style et les principaux thèmes ?

D'abord, l’essentiel de l’intrigue se déroule à la cour de Charles IX. C’est un lieu symbolique, caractérisé par les mariages, les fêtes, les bals, mais aussi les rencontres et le secret, la nécessité de se masquer. Alors que la princesse devient «une des personnes du monde la plus achevée», comme dirait Chabannes, elle se corrompt dans la vie d’oisiveté de la cour, en étant au centre de plusieurs entreprises amoureuses. Mme de Lafayette montre à quel point la princesse se perd progressivement et est prête à céder aux assauts pressants du duc de Guise. Les passions font partie des thématiques essentielles de la nouvelle ; par ce terme, il faut entendre les galanteries, les relations qui se développent hors des liens du mariage dans un milieu très haut placé socialement. Ainsi le duc de Guise et le duc d'Anjou sont deux rivaux en lice pour conquérir le cœur de la princesse, même si celle-ci éprouve une plus grande attirance pour le duc de Guise, son amour de jeunesse, et traite avec froideur Anjou, même s’il est le frère du roi.

 

Vous venez de parler des ducs de Guise et d'Anjou, et vous avez auparavant mentionné Chabannes, le seul personnage qui ait été totalement inventé par l’auteur. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces personnages ? Quels sont leurs rôles respectifs dans l'intrigue ?

Chaque personnage a une importance particulière. Nous devons bien entendu commencer par la princesse de Montpensier. Alors qu’elle est amoureuse du duc de Guise, elle accepte le mariage imposé par ses parents avec le prince de Montpensier : elle se marie à 16 ans. Elle est d’une grande beauté et reçoit une éducation irréprochable de la part du comte de Chabannes. Mais une fois à la cour, elle se laisse progressivement séduire, au point d’accepter de faire entrer Guise une nuit chez elle : elle est aveuglée par sa passion et prend donc des risques considérables. Elle est sauvée du déshonneur par le comte de Chabannes, envers lequel elle s’est pourtant montrée insensible à cause de son rang social inférieur et de son âge plus avancé. Finalement, sa bonne éducation ne masque pas tout à fait une certaine hauteur et un amour-propre qui peuvent expliquer son évolution et sa fin malheureuse, lorsqu’elle se retrouve abandonnée de tous.

Le prince de Montpensier est son mari : il ne semble amoureux d’elle que lorsque elle est convoitée par un autre. Il est donc orgueilleux et ne supporte pas d’avoir un rival. Son trait de caractère distinctif est la jalousie.

Il y a aussi le duc d'Anjou, qui est d’un rang social élevé puisqu’il est le fils de Catherine de Médicis et montera sur le trône de France après la mort de son frère, Charles IX, sous le nom d’Henri III. Il est amoureux de la Princesse, mais comprend que le duc de Guise est son rival, plus heureux que lui, de sorte qu’il s’efface aux deux-tiers de la nouvelle.

Enfin le comte de Chabannes est plus âgé que les autres : c’est le meilleur ami du Prince et il parvient à rester l’ami de la Princesse. L'amour qu’il lui voue peut se comprendre grâce au temps qu'il a passé à ses côtés pour l'instruire. Et même repoussé, il reste le seul à véritablement l’aimer : quand elle est à deux doigts de se perdre, il prend sur lui sa faute, fait fuir le duc de Guise et se fait accuser à sa place.  C’est un personnage à la fois héroïque et tragique.

 

Tout ce que vous nous dites sur les personnages nous donne vraiment envie de lire cette nouvelle. Mais apparemment, ces personnages ne sont pas très nombreux et l'intrigue a l'air d’être assez simple à suivre. Est-ce que c’est ce que vous vouliez dire quand vous parliez du style de Mme de Lafayette ?

Oui, l'une des caractéristiques de cette œuvre est d'avoir peu de personnages, peu de lieux, une certaine unité d’action. Madame de Lafayette s’inspire de la tragédie, avec des personnages de très haut rang qui n’ont pas de soucis matériels et dont les passions ont une intensité plus forte que celles des gens ordinaires, avec des conséquences bien plus considérables.

 

Pour finir, étant donné que vous êtes professeur et que vous étudiez bien évidemment cette œuvre avec vos élèves de terminale, pouvez-vous nous dire comment vous vous y prenez pour donner envie de lire ce livre aux élèves ?

Je commence par leur dire pourquoi personnellement j'aime ce livre. La Princesse de Montpensier est un texte court et sublime. Bien que sa trame soit essentiellement dramatique, il y a aussi la beauté de la langue française, la poésie du style, comme par exemple cette phrase : « Ce que le hasard avait fait pour rassembler ces deux personnes lui semblait de si mauvais augure qu'il pronostiquait aisément que ce commencement de roman ne serait pas sans suite.» De plus le contexte historique de la cour de Charles IX est vraiment un univers à découvrir. La princesse attire de nombreux prétendants, sa beauté est incontestable. Nous découvrons ici une femme écartelée entre un mari qu'elle ne parvient pas à aimer et un amant pour qui elle éprouve une forte inclination. Mais son mariage arrangé rencontre des obstacles aussi bien extérieurs qu'intérieurs, son couple ne parvient pas à s'unir vraiment ni à être heureux. Il faut aussi rappeler que tous les personnages de la nouvelle ont existé, à l'exception du comte de Chabannes, ce qui rend le récit extrêmement réaliste. Le récit est prenant et bien mené par l'auteure qui condamne avec force l'amour lorsqu’il est passionnel, parce qu’il provoque des désordres irréparables.

Alors pourquoi est-il important de lire ce livre ? Peut-être aussi pour la belle plume de Madame de Lafayette, et son art d’agencer toute une intrigue d’une densité incroyable, en très peu de pages d’une grande efficacité. En outre, Mme de Lafayette évoque la condition féminine des femmes de son époque à travers la vie de cette princesse, ce qui a pu intéresser Bertrand Tavernier dans l’adaptation cinématographique que vous avez mentionnée au début de cette émission : c’est un réalisateur qui s’est attaché à l'importance de l'éducation des femmes et qui a montré une princesse moderne, désireuse de vivre sa passion amoureuse. Mais ceci est une autre histoire, et il faudrait y consacrer une émission différente...

 

Eh bien, rendez-vous est pris, professeur. Mais en attendant, je vous remercie d’être venu ici aujourd'hui pour nous faire découvrir cette œuvre exceptionnelle de Madame de Lafayette. A vous de jouer, chers auditeurs ! Lisez ce livre et n'hésitez pas à en parler autour de vous. Bonne fin de journée, et à la semaine prochaine pour une nouvelle émission d'Un jour, un livre.



Emission réalisée par Alan Fuster et Louis Roch, TL2, octobre 2018