Une discussion sur la Princesse de Montpensier

 

Quelques jours après la publication de La Princesse de Montpensier, fin août 1662, Mme de Lafayette invite à en parler deux de ses amis intimes, la marquise de Sévigné et le duc de La Rochefoucauld.



Madame de Lafayette, se levant pour les accueillir dans son salon : Entrez, chers amis.

Le duc de La Rochefoucauld : Mille mercis pour cette invitation, chère comtesse. Je me réjouis de passer une heure en si bonne compagnie, avec notre exquise marquise de Sévigné et ce nouveau petit livre si charmant.

 

Madame de Lafayette, après avoir installé ses invités et leur avoir offert des rafraîchissements : Assurément, cette Princesse de Montpensier est un livre remarquable et qui nous change des romans interminables. La Clélie de nos chers Scudéry semble tout d’un coup si passée de mode ! L'auteur est sûrement cultivé, mais il s’est réfugié dans l’anonymat. Qu’en avez-vous pensé ?

La Rochefoucauld, avec vivacité, et sans s’apercevoir qu’il est en train de couper la parole de la marquise de Sévigné avec fort peu de galanterie : Eh bien ! que c’est un écrivain hors pair qui a écrit ce livre. A la fois bref et précis, menant avec sûreté une intrigue fluide et divertissante, dans un contexte de guerres de religion à l’unisson des amours de cette pauvre princesse perdue dans sa passion. Une belle histoire courte et tragique, conclue par un bel aphorisme ironique : « Si seulement la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions ». Ah ! quel beau livre, qui rappelle les Nouvelles françaises de Segrais, et qui nous console tellement de la logorrhée des Cléopâtre  !

La marquise de Sévigné, acquiesçant simplement de la tête avec ironie : Admettons, mon cher, mais me laisserez-vous ajouter quelques mots ? Quoique le style de la Calprenède soit assurément maudit en mille endroits, et même parfois franchement détestable, cependant je ne laisse pas de m’y prendre comme à de la glu : la beauté des sentiments, la violence des passions, la grandeur des événements et le succès miraculeux de leurs redoutables épées, tout cela m’entraîne comme une petite fille. Ce qui n’ôte rien au mérite du petit livre dont nous nous entretenons, ma chère. Ces personnages historiques de la cour de Charles IX ont une vérité qui nous change des héros qui n’ont d’antique que le nom...

La Rochefoucauld : Certes, cette Princesse de Montpensier manifeste une connaissance précise de l'Histoire de France. Serait-ce un passionné d'histoire qui serait devenu romancier ?

Madame de Lafayette : Je pense en tout cas que l’intrigue est en grande partie inspirée de l’Histoire de France de Mézeray et de l'Histoire des guerres civiles de Davila. Deux œuvres de grande envergure et d’une lecture assurément passionnante.

Madame de Sévigné : Mais dites-moi, ma chère, auriez-vous eu le courage de vous lancer dans la lecture de ces monuments historiques si austères ?

Madame de Lafayette, amusée : Certes, car leur lecture est d’un grand profit. Et il est vrai que l’auteur de notre Princesse a des formules qui attestent de son intention d’inscrire son intrigue dans un cadre historique qui mette les passions amoureuses à l’unisson des déchirements partisans. Rappelez-vous la formule initiale : « Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX... »

La Rochefoucauld : Vous semblez avoir lu cette nouvelle avec beaucoup d’attention. Je me souviens de vous avoir entendu dire un jour que vous écririez peut-être quelque chose. En auriez-vous réellement l’intention ? Je serais ravi de découvrir votre propre style, madame.

Madame de Sévigné : Certes, ma chère. Vos lettres sont si douces et si aimables ! De toute évidence, vous êtes faite pour écrire.

Madame de Lafayette, rougissant : Oh ! mais pas autant que vous, ma chère, dont les lettres enchantent les heures des amis qui ont le privilège d’en recevoir. En ce qui me concerne, eh bien... j'ai peut-être prévu d’écrire quelque jour, pour me distraire… Mais silence, je vous prie. Vous savez bien que dans notre état, un tel amusement doit rester discret.

La Rochefoucauld, enthousiaste : Fort bien ! Fort bien ! Nous ne dirons mot. Mais quel serait le sujet ? Où se déroulerait l'intrigue ? Quand ? Comment ? Quel gen…

Madame de Lafayette, interrompant La Rochefoucauld : Ne vous emballez pas, mon ami ! Modérez votre enthousiasme. Je vais vous faire quelques confidences, mais je le répète : cela doit rester secret. Une dame d’un certain rang ne saurait se compromettre publiquement en avouant qu’elle écrit, et surtout des romans. Sa réputation serait ruinée ! Promettez de garder le secret.

La Rochefoucauld et Madame de Sévigné, en chœur : C’est promis !

Madame de Lafayette : Eh bien ! d'abord, je pense que si j’écrivais un jour quelque histoire, l’intrigue se déroulerait en un temps de guerre, que je choisirais pas trop éloigné de nous, pour garantir la véracité des informations. Les lieux se réduiraient à deux, un château en province et la cour à Paris, afin que cette stylisation rende le propos plus clair et symbolique. Quant au style, il devrait se garder des facilités de nos romans-fleuves : j’emprunterais leur noblesse à l’Histoire et à la tragédie. Car le sujet porterait sur les passions et notre incapacité à les maîtriser, ce en quoi vos amis de Port-Royal seraient probablement en accord avec moi, monsieur le duc.

La Rochefoucauld, ravi : Mais c'est merveilleux, madame ! Quelle magnifique idée ! J'ai hâte de vous lire ! Une œuvre pareille, cela ne se serait jamais vu !

Madame de Sévigné, tout d’un coup songeuse : Certes, certes... 

Madame de Lafayette, souriante et mystérieuse : Merci mon ami. Il me semble en effet que c'est un bon sujet, et surtout d'actualité...

La Rochefoucauld : Oh oui ! 

Madame de Sévigné : Oui, oui…

La Rochefoucauld, regardant Madame de Sévigné avec surprise : Qu'avez-vous, ma chère ? vous semblez étrange tout d'un coup.

Madame de Sévigné, toujours dans ses pensées : Certes, certes…

Madame de Lafayette, inquiète à son tour : Allez-vous bien, mon amie ? Comme vous voilà tout d’un coup bien songeuse…

Madame de Sévigné, reprenant ses esprits : Excusez-moi, tous deux, j'étais en effet dans mes pensées. Je songeais simplement que ce que vous me dites de votre projet ressemble furieusement à cette Princesse de Montpensier. Oui, furieusement...

Madame de Lafayette, esquissant un sourire : Vous avez lu cette nouvelle avec beaucoup d'attention, ma chère, et il est vrai que l’intrigue en est similaire. J'ajouterai peut-être que le dénouement est à caractère moral, puisque la princesse est finalement châtiée de ses faiblesses, tout comme Chabannes, pour avoir aimé. 

La Rochefoucauld, tâchant de décrypter les allusions : Vous me perdez, mesdames… Votre intrigue serait-elle une copie de la nouvelle qui vient d’être publiée ? Ou bien la nouvelle serait-elle une copie de votre intrigue ? Ou bien...


On toque à la porte. Madame de La Fayette fait signe à un domestique de faire entrer Gilles Ménage, son précepteur et fidèle ami. Ménage salue poliment les invités, qui le saluent à leur tour.

Gilles Ménage, essoufflé : Pardonnez-moi, mesdames, monsieur le duc, je suis fort en retard.

Madame de La Fayette : Asseyez-vous, mon cher. Mes amis, je vous présente Monsieur Ménage, un grand ami de toujours et mon homme de confiance.

Gilles Ménage : Madame, j’arrive de chez Monsieur Thomas Jolly, au Palais-Royal, avec des nouvelles réjouissantes. Votre Princesse est célèbre ! C'est une œuvre d'art. On se l’arrache et les ventes font le bonheur de votre libraire.

Madame de La Fayette, ravie : Voilà, mes amis, la petite surprise que je vous réservais. C'est moi qui ai écrit cette nouvelle, mais vous m’avez promis de garder le secret et de préserver mon anonymat.



Texte écrit par Maxime Garcia, TL2, novembre 2018