Hernani 1830
Articles dans La Quotidienne
Lundi 15 février
NOUVELLES DES THEATRES.
Enfin, la première représentation d'Hernani est annoncée pour samedi. On dit que toutes les loges sont louées depuis longtemps : amis et ennemis sont accourus pour retenir des places ; mais on prétend que déjà l’un des partis peut se vanter d’un triomphe.
Jeudi 18 février
Voilà qu'une nouvelle question s’élève au milieu de celles qui depuis quelques jours préoccupent tous les esprits, et bien qu'elle tienne à un ordre de choses d'une toute autre nature, il faut croire qu’elle n’aura pas une moindre importance pour le public parisien. Cette importance, le Moniteur semble vouloir y ajouter encore par le paragraphe que nous transcrivons, et qui paraît avoir une sorte de caractère semi-officiel : « L’ouvrage généralement attribué à M. Victor Hugo, Hernani, dont la représentation au Théâtre-Français est si impatiemment attendue par tous les amis des lettres, auxquels on promet qu'elle présentera la solution d’une question si vivement agitée, est annoncée comme très prochaine : on croit qu'elle aura lieu samedi ou lundi au plus tard, et l'on sait déjà qu'il n'est plus possible de se procurer des places.
Nous remarquons que l'affiche ne donne pas à cet ouvrage le titre de tragédie, mais celui de drame ; circonstance qui modifie et qui simplifie singulièrement la question sur ce qu'on nomme le classique et le romantique, si même elle ne la déplace pas tout-à-fait.
On dit encore que la pièce aura pour second titre : l'Honneur castillan, titre imaginé pour mieux motiver le dénouement extraordinaire de ce drame, et les détails de mœurs dont il est semé.
Nous ne nous permettrons pas d’ajouter nos commentaires à ceux du journal officiel. Sa position lui a permis de savoir le fond des choses, tandis que nous n'avons recueilli que des on dit qui nous semblent peu dignes de foi, tant ils sont singuliers. Nous ne voulons donc rien préjuger sur la solution d'une question si vivement agitée. Notre tâche sera assez difficile s'il nous faut constater avec impartialité un résultat que le Moniteur nous déclare être être si impatiemment attendu.
Jeudi 25 février
On annonce pour demain la première représentation d'Hernani. Nous ne savons pas si les gens qui, avant de voir et d'entendre, se sont déclarés contre la pièce nouvelle, ont fait une ligue pour en amener la chute ; mais il est certain que les amis de l’auteur s'employent de leur mieux pour préserver de tout encombre l'accès de son drame. On le conçoit, s’il est vrai qu’ils regardent cette affaire comme une question de vie ou de mort pour le romantisme. Quant à nous, nous tenons pour certain que le romantisme survivra, quand même, et M. de Musset, à coup sûr, est de notre avis.
Quoiqu’il en soit, le Journal des Débats, pénétré de l’importance de l’affaire en litige, oublie aujourd’hui ses propres soucis, et, laissant le soin de sa dé fense personnelle, se hâte d’accepter avec résignation la semonce du Globe pour se ménager une place qu’il consacre à la cause d'Hernani, d'Hernani, qui, dit-il, soulève déjà tant de passions, tant de haine, tant d'acharnement, et risque d'être choisi pour champ de bataille par tant d’intérêts opposés.
Nous, qui sommes bien loin de désirer qu'Hernani soit choisi pour champ de bataille, et qui ne croyons pas que ce soit l’intention de l’auteur, nous trouvons qu’il y a imprudence de la part de ses amis à s’efforcer de donner à une question toute littéraire, une sorte d’importance politique. MM. des Débats ont trouvé le moyen d’amener sur ce terrain, et M. de Martignac et M. de la Bourdonnaye, et l’ancien et le nouveau ministère qui assurément n’ont jamais songé, ni à défendre ni à attaquer, ni même à modifier le drame de M. Hugo. De quelqu’importance que soit la représentation d’Hernani pour la république des lettres, la monarchie française ne peut avoir à s’en inquiéter, et je garantirais que la seule autorité politique mise en jeu en celte occurrence, se réduira au Journal des Débats.
Ensuite qu’on nous vienne parler de torts dont la censure se serait rendue coupable ; de copies frauduleuses qu’on aurait faites du manuscrit ; de vers ridicules intercalés méchamment dans le drame, et d’une demi-publicité donnée à l’ouvrage ainsi défiguré.Tout ceci est grave. Oui, sans doute, surtout pour un auteur qui réellement ne doit pas être sifflé par le public avant que celui-ci n’ait payé ce droit ; et nous trouvons, comme le Journal des Débats, que c’est une générosité mal entendue qui empêche M. Hugo de publier la lettre par laquelle il peut prouver ses griefs contre la censure, surtout après en avoir laissé rapporter des fragmens qui donnent assurément l’envie de connaître toute l’affaire.
Mais ce n’est pas là maintenant ce dont il s'agit ; que M. Hugo, qui ne cherche point à esquiver le péril, se livre de bonne grâce : les intrigues ne porteront point coup. Sa pièce, jouée devant un public payant, sera jugée avec impartialité et sans qu’on s'inquiète de ce qui s'est passé avant le lever de la toile. Peu importe qu’un des manuscrits du drame ait été renfermé sous triple clé, que personne au monde n'ait pu en avoir communication, et que le secrétaire de la comédie l'ait tenu secret sous la responsabilité la plus sévère, tandis qu’un second manuscrit a été envoyé simplement, sans réclamations, sans précaution, mais non sans défiance à la censure ; ceci ne peut décider en rien du mérite de l’ouvrage, et n’inffluera ni sur son succès ni sur sa chute. Du reste, nous nous plaisons à le croire, M. Victor Hugo verra avec peine que ses amis nous mettent ainsi dans la confidence de ses affaires particulières qui en définitive ne sauraient avoir d’intérêt pour nous.
C’est son œuvre seule qu'il s’agit de juger, le reste occupe peu le public qui tourne plutôt à la sévérité qu’à l'indulgence lorsqu'on cherche trop à copier son suffrage. Et lors même que M. Hugo est le client, et le Journal des Débats le défenseur, la cause peut être compromise pour avoir été plaidée hors de propos. Quoiqu’il en soit, maigre toutes les maladroites apologies, nous pensons qu’Hernani sera écouté avec l'attention que mérite l'ouvrage d’un poète dont les débuts furent si brillans, et que cet essai du drame romantique sera apprécié sans rancune politique et meme sans rancune littéraire.
Vendredi 26 février
La pièce est-elle bonne ou est-elle mauvaise ? Ce n’était pas là la question qui devait être résolue ce soir ; mais la pièce a-t-elle été applaudie ou sifflée ? Eh bien ! elle a été applaudie dès le commencement ; quelques sifflets ont en vain protesté, les applaudissements sont allés crescendo jusqu'à la fin, et l'auteur a été demandé avec des cris d'enthousiasme. Mais la salle n’était-elle pas seulement pleine d'amis, mais la minorité sifflante n’était-elle pas l'expression d’une critique méritée ?...
Il ne s'agit pas d’entrer ce soir dans cette discussion ; un fait est constant, la représentation d’Hernani a été accueillie par des transports d’admiration et des applaudissemens à tout rompre.
Demain nous rendrons un compte détaillé de cet ouvrage. Ainsi que l'a dit hier un de nos collaborateurs, à propos d'un article du Journal des Débats, notre jugement ne sera influencé par aucune rancune, soit politique, soit littéraire ; mais nous pensons qu’on ne peut asseoir un jugement bien raisonné sur cet ouvrage, qu’après une représentation plus paisible que celle de ce soir.
En attendant, nous nous trouvons heureux de faire connaître quelques fragmens du long monologue qui commence le 4e acte. Ceux de nos lecteurs qui n'ont pu assister à la première représentation pourront se former une idée des beautés et des défauts du style de l’auteur.
Melle Mars, Joanny, Michelet et Firmin ont joué avec une rare intelligence les principaux rôles de ce drame. Une telle réunion de talens offrirait seule un grand attrait, quand il s’agirait d’un ouvrage de moindre importance que ne l’est le drame de M. Victor Hugo. S'il en faut juger par le succès d’aujourd'hui, cent représentations auront de la peine à rassasier la curiosité publique.
Voici le fragment que nous avons annoncé. Charles Quint attend avec impatience la décision de la diète qui va proclamer un empereur d’Allemagne ; il va chercher près du tombeau de Charlemagne ces inspirations de force et de grandeur qui caractérisaient le puissant monarque dont le front porta si dignement la triple couronne des empereurs d’Occident, et que la France compte avec orgueil au rang de ses plus grands rois.
[Suivent de larges extraits du monologue de Charles-Quint.]
Dimanche 28 février
La plupart des noms qui figurent dans cet ouvrage sont historiques, mais les personnages sont d'invention, un seul excepté, qui durant les premiers actes n’est encore que don Carlos, archiduc d’Autriche, et que les princes de l’empire viennent à la fin du quatrième saluer du titre d’empereur et du nom de Charles-Quint.
M. Victor Hugo paraît avoir l’intention de composer sur la vie de ce monarque une trilogie dont nous avons vu hier la première partie. En attendant que cette pensée ait reçu toute son exécution, occupons-nous d’Hernani.
Une vieille chronique rapporte que Don Carlos dans ses jeunes années fut un prince fort amoureux de son plaisir, coureur d’aventures, estocades et sérénades sous les balcons de Sarragosse, et ravissant volontiers les belles aux galants et les femmes aux maris. » Tel est en effet ce personnage dans les deux premiers actes du nouveau drame. Au lever du rideau on voit dans un riche appartement une duègne, occupée d'un ouvrage d’aiguille Elle paraît attendre quelqu’un avec impatience. « C’est lui ! » s'écrie-t-elle, en voyant paraître un homme couvert d’un grand manteau ; mais l'homme se dévoile, et Josefa, effrayée à la vue d’un inconnu, veut appeler au secours ; Don Carlos, car c’est le prince lui-même, vêtu d’un simple pourpoint de Caballero, don Carlos présente à cette femme une bourse et un poignard : il a su qu’un galant devait venir furtivement en l’absence du noble don Ruy Gomez de Silva, voir sa nièce dona Sol. Il veut savoir quel est l’heureux mortel qu’elle honore de ses bontés « Cachez-moi ! dit Carlos. — Où donc, reprend Josefa. — Dans cette armoire. » — La duègne prend la bourse en disant : « Ce n’est pas un voleur. » Et Carlos se blottit dans le meuble gothique en ajoutant : « Si tu dis un seul mot, ta vie en dépend. »
Voici venir bientôt dona Sol, impatiente aussi et parée, trop parée peut-être pour recevoir un amant qui n’est à ses yeux qu’un chef de bandits ; elle n’a qu’une heure à donner à son Hernani, car son oncle et tuteur, don Gomez, va rentrer dans une heure et l’accabler de ses importunes tendresses. Hernani paraît à la porte, il est armé d'une dague et porte un cor suspendu à sa ceinture. Dona Sol lui tend les bras ; la duègne, terrifiée des derniers avertissement de l’inconnu, n’ose proférer un seul mot. Cette entrevue des deux amans est courte. Dona Sol a promis de suivre celui qu’elle aime, de fuir son oncle et le titre de duchesse de Silva qu’il lui destine, pour partager le sort d’un bandit, c’est-à-dire les privations, l'opprobre, la misère... et l’échafaud peut-être. — Je te suivrai ! répond dona Sol au tableau hideux que lui fait Hernani de la déplorable vie d’un proscrit. « Je te suivrai demain ! » Et elle indique l'heure et le signal. Quel bruit vient troubler tout à-coup ces tendres épanchemens ? C’est D. Carlos qui, trop à la gêne dans le meuble étroit où il était blotti, veut voir les deux amans de près et à l’aise. On devine que les épées sont tirées ; elles se croisent. Dona Sol se jette en vain entre les deux champions ; la lutte allait commencer, quand un nouveau bruit annonce l’arrivée de don Gomez : les dagues rentrent dans le fourreau ; les deux hommes s’enveloppent de nouveau de leur manteau et restent immobiles.
« Qu’est-ce à dire ! » s’écrie le noble Espagnol à la vue des deux cavaliers ; et le vieillard courroucé s’exhale en sarcasmes amers contre les galans effrontés, audacieux, indignes du titre de noble castillan, qui se font un jeu de la vertu des femmes et de l’honneur des familles ; car don Gomez pense que la ruse ou la violence ont tout fait, et dona Sol lui paraît trop pure pour être soupçonnée. La véhémente sortie du vieillard, trop longue peut être, est interrompue par don Carlos qui, en écartant son manteau, montre tout-à-coup le roi de Castille aux regards du duc de Silva. Celui-ci s’incline, et bientôt la conversation s’engage sur un autre ton. Don Carlos parle à don Gomez de la mort de l’empereur Maximilien et du choix prochain de son successeur. « Je suis bourgeois de Gand !» ajoute le roi, et à ce titre il espère bien disputer l’empire à ses compétiteurs. Cet entretien, qui pourrait s’abréger sans inconvénient, bien qu’il serve à lier le 4e acte au commencement du drame ; cet entretien, dis-je, se termine par l’annonce d’une faveur accordée au vieux duc. Durant cette scène, qui laisse les deux amans dans une position plus que pénible, don Carlos, tout en écoutant le vieillard, n'a cessé d’avoir les yeux fixés sur le couple interdit : il a saisi le sens de quelques mots proférés à voix basse par la jeune Espagnole : c'est le rendez-vous du lendemain, l'heure et le signal. Le roi, qui n'a pu méconnaître dans Hernani un brave digne au moins de quelqu’estime, sort avec dona Soi et son oncle, en désignant son mystérieux rival comme un homme de sa suite.
De ta suite ! s’écrie Hernani plein de rage. J'en suis ! ajoute-t-il avec un accent terrible. Ces mots ont excité une légère rumeur, et pourtant ils se rattachent à de bien beaux vers où est peinte avec la plus sombre énergie toute l’amertume des sentimens de jalousie et de haine qui précipitent Hernani sur les pas de Carlos.
Il n’est sans doute aucun spectateur qui ne s'attende à la fin de cet acte à ce qui va suivre. On devine que Carlos devancera Hernani au pied du balcon de dona Sol. Deux de ses compagnons d'aventures arrivent en effet avec le Roi Celui-ci attend impatiemment la faible lueur qui doit briller à la fenêtre gothique, les deux affidés de Carlos s’éloignent aussitôt que le vitrage est éclairé : ils sont chargés par leur maître d'interdire l'approche à tout indiscret et surtout au redoutable bandit. Dona Sol entend le signal donné par Carlos ; elle descend sans défiance. Mais à peine la main du roi a-t-elle saisi la sienne : Ce n’est pas lui ! s’écrie la jeune Espagnole ; elle appelle Hernani à son secours ; elle repousse les efforts que fait le prince pour l’enlacer de ses bras. Le passionné Carlos, que tant d'obstacles irritent encore, offre à dona Sol le titre de Reine, le rang d'impératrice qu'elle ne refusera pas, dit-il, pour être la compagne d’un bandit ; la jeune fille rejette tout avec indignation, et comme le prince veut user de violence pour l'entraîner, dona Sol lui arrache son poignard, et menace le roi de s’en frapper, en appelant encore : Hernani ! Hernani ! — Tous vos efforts sont vains, répond Carlos, et pour convaincre dona Sol de l'inutilité de sa résistance, il ajoute en essayant de l'entraîner : Deux hommes de ma suite sont là. — Vous en oubliez un ! s’écrie tout-à-coup une voix. C’est le bandit dont la troupe a dispersé les gens de Carlos et qui est accouru aux cris de dona Sol. Defends-toi ! dit Hernani en tirant son épée. Mais le prince reste immobile. Je suis votre seigneur et roi ! dit-il avec une noble dignité, vous m’assassinerez ! Hernani répète en vain ses provocations : Votre fer a croisé le mien, s’écrie-t-il. — Je le pouvais hier, j’ignorais qui vous êtes. Un duel avec vous ? arrière ! assassinez ! poursuit don Carlos. Le bruit du tocsin et une clarté lointaine interrompent cet échange de dédains et d’injures. Hernani va lever le poignard sur Carlos : un cri de dona Sol le rappelle à lui-même : il laisse le roi quitter la scène et pour qu’il n’ait rien à craindre de ses affidés, il le veut revêtir de son manteau que le prince repousse avec dégoût. En ce moment le cœur d’Hernani est tout à la haine, à la vengeance : il ne veut plus que dona Sol partage la destinée d’un proscrit : il veut qu’elle retourne auprès de don Silva, il abjure tout espoir de bonheur.
Le troisième acte nous ramène chez don Gomez de Silva. Tout se prépare pour les noces du vieux duc et de sa jeune nièce. Le théâtre représente une grande salle du palais, somptueusement décorée par les portraits des aïeux du noble Castillan. Dona Sol est assise tristement près d’une table ; elle est déjà parée pour le sacrifice ; il ne manque à sa parure que les riches bijoux et la couronne de duchesse que don Gomez fait apporter bientôt dans une cassette étincelante de pierreries. Le duc promet la tendresse d’un père à sa jeune fiancée ; mais il ne peut s’empêcher d’exprimer les regrets les plus amers sur la perte de sa jeunesse. Malgré l’opulence qui l’entoure, la foule innombrable de serviteurs et de vassaux, empressés à ses moindres volontés, il envie le sort du pâtre dont la jeune tête est ombragée de cheveux noirs, dont tous les chants sont des chants d’amour. Cette expression pleine d’amertume des souvenirs du jeune âge ; ces mots répétés souvent : Je suis vieux ! quel que soit d’ailleurs le charme et l’emotion qui les accompagne, ne nous paraissent pas naturellement placés, en parlant à une jeune fille, résignée sans doute, mais dont la mélancolie profonde doit faire comprendre à don Gomez que dona Sol ne lui cède que par obéissance.
Cependant le jeune page, qui a apporté le présent des noces, est interrogé sur les bruits de la ville, et les nouvelles du jour. On apprend que la troupe des malfaiteurs qui infestent le pays est entièrement dispersée, et que son chef a péri. — Il est mort sans moi ! dit tout bas dona Sol, dissimulant ses angoisses. Sans moi ! reprend-elle avec une expression déchirante. » Ce récit offre un nouveau sujet d’allégresse au vieux seigneur qui ordonne à tous ses serviteurs de se livrer à la joie. Un autre page annonce bientôt qu’un pèlerin, qui a demandé l’hospitalité veut parler à don Gomez. L’étranger est introduit ; il est reçu avec cordialité par le duc, qui l’interroge avec affection et bonté sur le but de son pieux voyage. — Ton nom ? ajoute-t-il ; mais comme l'etranger hésite : Pardon, dit-il, tu t’appelles mon hôte ! Le jour où ses vœux sont comblés par son mariage avec dona Sol, il n’en doit pas demander davantage.
Les paroles du vieux duc, ces atours de fiancée, dont la jeune fille est parée, ne laissent plus de doute à Hernani sur l'infidélité de Dona Sol. Dépouillant aussitôt la robe de pèlerin dont il est revêtu : Qui veut gagner mille carolus d’or, s’écrie-t-il devant les serviteurs de Don Gomez. C'est le prix que Don Carlos a fait mettre à sa tête. Je suis Hernani ! je suis le bandit ! Mais le proscrit cherche en vain à exciter leur cupidité, pas un des serviteurs ne bouge ; il demande la mort au noble vieillard qui reste fidèle aux devoirs que lui impose l’hospitalité. — Je te protégerais même contre le roi, dit-il, car je te tiens de Dieu ! Et don Gomez sort pour continuer les apprêts du mariage. Hernani est resté seul avec Dona Sol, qui veut aller vers lui ; mais le farouche bandit la repousse et lui donne les noms les plus odieux. Puis, montrant avec un sourire amer la brillante cassette qui renferme la parure nuptiale, il énumère tous les joyaux qui vont orner sa tête et raille la jeune Espagnole avec la plus cruelle ironie. — Vous ne voyez pas tout ! dit la fiancée avec calme, cherchez au fond ! Et Hernani, fouillant dans le coffret, y découvre un poignard. C’est celui que Dona Sol avait arraché la veille des mains de Don Carlos pour se percer le cœur ; c’est aussi son dernier recours contre l'hymen qui se prépare. Hernani éperdu tombe aux genoux de la jeune fille, l'appelle son ange, son sauveur ; il s’accuse de barbarie : elle ne doit plus l'aimer, ni renoncer au rang élevé où Don Gomez veut la placer. Ici se renouvellent mal à propos les instances qu’Hernani a déjà faites à Dona Sol à la fin du second acte, quand il la conjure de l’abandonner à son sort, et d’épouser le vieux duc. Heureusement la situation ne se prolonge pas ; Don Gomez, de retour, surprend Hernani aux pieds de sa fiancée. — Ce n'est pas Hernani, c'est Judas qu'on te nomme ! s’écrie le vieillard indigné. Je ne sais pourquoi ce vers a excité quelques murmures ; Don Gomez accable son hôte de sanglans reproches : traître, félon, ingrat ; Hernani a mérité tous ces noms, aussi ne cherche-t-il pas à fléchir le juste courroux du vieillard rougissant de honte à l’aspect des images de ses ancêtres. Mais un grand bruit vient tout-à-coup interrompre cette scène, où le vieux duc se montre trop prodigue de paroles. Le Roi est à la porte du château. Il est perdu ! dit à part Dona Sol, en jetant un dernier regard sur Hernani. Mais Don Gomez se hâte d’ouvrir une porte secrète masquée par un des portraits dont la salle est décorée. Il force Hernani à y entrer, et s’empresse aussitôt d’aller au-devant du roi.
Don Carlos a reçu l’avis que le proscrit a obtenu asile et protection chez don Gomez ; il ordonne que le coupable lui soit livré. Le noble Espagnol, bien déterminé à ne point trahir celui à qui toute sûreté a été promise, oppose aux menaces de Carlos la mémoire sans tache de sa famille et les noms de tous ses aïeux, purs de tout acte de félonie. Et ici, il faut le dire, don Gomez commence une longue série des faits et gestes de ses ancêtres, en montrant tour-à-tour à don Carlos chaque portrait des nobles preux qui ont porté le nom de Silva : Tous se lèveraient de leur tombe, dit-il, pour lui reprocher son manque de foi. Cette longue énumération, qui prête quelque peu à la parodie, a failli d’être fatale au drame de M. Victor Hugo ; heureusement l’orage n’a pas eu le temps de grossir. Don Gomez offre sa tête plutôt que de livrer le proscrit. Le roi la refuse, et demande sa nièce comme otage. Le vieillard hésite, mais l'honneur enfin l’emporte, il laisse don Carlos emmener dona Sol ; puis, prenant deux épées et s’assurant bien que le roi ne peut l’entendre, il ouvre la porte au prisonnier, et lui offre une des deux épées en disant : Prends ma vie, ou que je t’arrache la tienne. Hernani laisse tomber le fer ; il cherche des yeux dona Sol. Don Gomez lui apprend alors que pour ne pas le livrer à don Carlos, il a permis que le roi emmenât la jeune fille : Vieillard stupide ! interrompt Hernani, il l'aime ! Ma vie est à toi, poursuit le jeune homme ; mais avant que je meure, laisse-moi te venger, nous venger, et il jure par la tête de son père qu'il vengera leur commune injure dans le sang de don Carlos : Tu me tueras après, ajoute-t-il. Puis prenant le cor qu’il porte suspendu à sa ceinture, il le remet au vieillard : « Si je fausse mon serment, dit-il, fais que j’entende le son de ce cor, et j'aurai cessé de vivre. »
Le 4e acte se passe, comme nous l’avons dit dans les caveaux d’une églse d’Aix-Ia-Chapelle, où s’élève le tombeau de Charlemagne. Don Carlos est en proie à la plus vive inquiétude ; il lui manque trois voix pour réunir les suffrages de la diète, qui va proclamer le successeur de Maximilien à l’empire ; il a su en outre qu’une conjuration est tramée contre lui par quelques seigneurs subalternes, et que deux étrangers qu’on soupçonne avoir survécu à la destruction de la troupe d'Hernani, font partie du complot. Trois coups de canon doivent faire connaître au roi si c’est Iui que la diète appelle à l'empire. C’est ici qu’est placé le monologue que nous avons cité avant hier en partie, et dont, par parenthèse, quelques vers ont été estropiés. — A peine le roi a-t-il pénétre dans le caveau, que les conjurés paraissent. On dirait une séance du tribunal secret. Don Carlos est voué à la mort. On tire au sort qui portera les coups : le sort proclame le nom d’Hernani. Don Gomez de Sylva, qui est au nombre des conspirateurs, aurait brigué la périlleuse mission. Il supplie Hernani de la lui céder ; il promet à ce prix d’oublier sa propre injure ; il lui rendra le cor d’où dépendent ses jours, il donnerait tout — tout, hormis dona Sol, qui est encore au pouvoir du prince. En ce moment trois coups de canon se font entendre : c’est le signal de l’élection de don Carlos à l’empire. A ce signal, de nouvelles imprécations retentissent parmi les conjurés. L'empereur ouvre les portes du caveau et se montre. Hernani se précipite vers lui ; mais les gardes du monarque apparaissent tout à coup et environnent l’enceinte.
Bientôt après, les membres du corps germanique, ayant à leur tête le roi de Bohême et le duc de Bavière, et précédés de la bannière impériale, descendent les heuts degrés du temple, et viennent déposer aux pieds du nouveau souverain le globe et le sceptre, attribut des empereurs d'Occident. L’empereur avait d’abord donné l’ordre de livrer les chefs du complot. Seulement au glaive des lois. Hernani, qui n’est aux yeux du monarque qu’un obscur bandit, pouvait échapper au supplice ; mais sa voix s'élève et demande l’échafaud : « Je suis Jean d’Aragon, s’écrie-t-il, duc de Segorbe, comte, marquis, vicomte, baron, etc., etc. » Et rappelant à Charles Quint l’arrêt inique qui a fait tomber la tête de son père : — J’avais juré, dit-il, de le venger sur toi ; — Le meurtre est entre nous affaire de famille. Et en ce moment dona Sol, amenée par ordre de l’empereur, se précipite aux pieds du monarque, et demande grâce pour deux coupables. Un grand silence précédé ces paroles de Charles-Quint : « Relevez-vous, duchesse de Segorbe ! » Et se tournant vers Hernani : « Répète-moi, dit l’empereur, tes autres titres ; Jean d’Aragon, voilà ton épouse ! » Et il place la main du proscrit dans celle de dona Sol. Tant de magnanimité et de grandeur triomphent des sentimens de vengence et de haine qu’a nourris si longtemps le farouche Hernani ; il les abjure aux pieds de Charles-Quint, qui passe autour de son cou le cordon de ses ordres, et donne à son heureux rival l'accolade des chevaliers.
Il a dû sembler à plus d’un spectateur que le drame se terminait là, car on pouvait bien avoir oublié, par suite des tumultes du 3e acte, et le serment solennel renouvelé par Hernani, et le don fatal du cor remis au vieux Silva, dont les sons inattendus doivent être un jour pour lui un arrêt de mort. Mais c’est Jean d’Aragon que l’auteur nous montre au 5e acte, ayant tout oublié... ; tout, jusqu’à son nom d'Hernani. Le passé est pour lui comme un rêve, qui n’a pas laissé de trace.
C’est pendant une belle nuit et sous le beau ciel d’Aragon, que l'hymen du jeune et noble Espagnol avec dona Sol vient d’être célébré. Le théâtre représente une magnifique terrasse qui domine les jardins du palais ; quelques lustres à demi éteints sont tout ce qui reste de la splendeur de la fête, et l'on n’entend plus que les propos joyeux de quelques conviés, s’égayant au sujet d’un masque de haute stature qui s’est montré par intervalles durant le bal, comme une apparition sinistre. La présence des deux époux, qui viennent de parcourir les bosquets embaumés, met fin à leur discours. L’amoureux Hernani presse sa bien-aimée de rentrer au palais. — « Tout à l'heure ! dit dona Sol, la nuit est si calme, le ciel est si pur, si j’entendais du moins le chant d’un rossignol, ou les soupirs d’une flûte, ou le murmure d’un ruisseau, mais non ; pas une brise dans l’air, pas de bruit qui éveille un écho, tout se tait, et le jeune époux essaie encore d’attirer sa compagne vers le palais. —- Tout à l'heure dit plus faiblement l’épouse tout émue. Tout-à-coup les sons d’un cor se font entendre au loin. — Je suis exaucée, s’écrie dona Sol, et tandis qu’elle prête l’oreille à cette grave harmonie, avec un ravissement que Melle Mars exprime à merveille, Jean d’Aragon, redevenu tout-à-fait Hernani, a deviné l’affreuse vérité, et se sent défaillir : l’épouse alarmée appelle en vain à son aide ; elle-même est obligée d’aller chercher quelque assistance dans le pavillon. A peine elle a dépassé le seuil, qu’un homme apparaît, enveloppé d'un manteau noir. C’est l’implacable Gomez de Silva : il invoque la foi du serment, l’accomplissement d'un vœu solennel ; Hernani n’a que le choix de l’instrument de mort. Don Gomez lui apporte du fer et du poison. Hernani se jette aux pieds du vieillard ; il demande un jour, un seul jour : le duc est inexorable. Déjà le poison est dans les mains d’Hernaui lorsque dona Sol revient tout éplorée ; elle voit son oncle et lit tout son malheur sur sou front irrité ; elle se précipite sur le poison qu'Hernani tient dans sa main, lui arrache le flacon, le vide à moitié et le rend à son époux. Le fatal sacrifice s'accomplit dans une longue et terrible agonie ; et Gomez se frappe d'un poignard sur les corps inanimés des deux époux. Quelque déchirant et pathétique que soit ce tableau, et malgré la supériorité de talent que Melle Mars et Firmin y ont déployé, nous pensons que cette douloureuse torture ne produirait pas moins d’effet si eIle était un peu abrégée.
Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit hier de la perfection avec laquelle le drame de M Victor Hugo a été représenté. Mlle Mars produit peu d’effet dans les premiers actes, parce que le rôle de Dona Sol est toujours effacé par ce qui l’entoure ; mais au cinquième, la grande actrice reprend toute sa supériorité et s’y montre excellente tragédienne. La perfection de la mise en scène des troisième et quatrième actes fait le plus grand honneur à M. le baron Taylor.
Je dois ajouter à ce qui a été dit sur les transports d’ivresse qui ont suivi la représentation, que non seulement le nom de l’auteur a été proclamé, mais que des voix innombrables se sont élevées pour demander qu’il parût en personne. M. Victor Hugo a eu le bon esprit de se dérober à ces bruyans honneurs.
J’ai souvent dit à propos de quelques autres ouvrages qui ont fait éclater les mêmes transports, et qui, selon l'expression originale d’un journal, se meurent d’estime au théâtre, que les ovations littéraires, les acclamations et les bravos, que tout cela, dis-je, ne prouvait rien, et ne constituait pas un succès complet, incontestable. On pourrait donc répéter la même chose à l’occasion du triomphe obtenu hier par M. Victor Hugo ; c’est pour cela que nous n’en tirons aucune induction et que nous nous sommes bornés à faire une relation détaiiIée de son drame ; c’est le lecteur qui jugera, ou plutôt c’est la durée de la vogue qui assignera à l’œuvre et à l’auteur le rang qu’il doit occuper au théâtre.
J.-B.-A. S.
Dimanche 1er mars
HERNANI ET LES JOURNAUX.
La gravité de notre situation politique nous a décidés, depuis quelques mois, à donner chaque jour à nos lecteurs un résumé de la polémique des journaux, sorte de procès-verbal quotidien de l’état des esprits et des opinions.
Un événement littéraire non moins grand que tous les événemens politiques observés par nous, vient de s’accomplir. L'Europe saura dans quelques jours que la Comédie-Française vient de donner un drame de M. Victor Hugo. Dans ces circonstances, nous avons pensé qu’un relevé général des jugemens osés par les différens organes de la presse sur l’œuvre de ce poète célèbre, serait un curieux document à soumettre à l’attention des contemporains. En le rédigeant, rappelions-nous que la France, notre siècle, et peut-être la postérité ont les yeux sur le drame nouveau.
Le Journal des Débats, procédant dans son jugement un peu à la manière de l’affiche, prévient ses lecteurs qu'Hernani n'est ni une tragédie, ni une comédie, mais un drame. De cette vue si vraie, il passe à l’explication du second titre, l’Honneur Castillan, qui lui prouve que l'honneur castillan sera l’un des ressorts de l’ouvrage. IL est, comme on voit, impossible de mettre plus de bonne foi et de naïveté dans un compte rendu. Le succès, ajoute-t-il après avoir donné l’analyse de la pièce, comme l'affluence, a été prodigieux. On a remarqué des longueurs, et le public les a signalées par son silence. Ce qui, en effet, était une désapprobation relative très-suffisante, eu égard à l’intensité de l’admiration. Dans les momens d’enthousiasme, c’est-à-dire quand on ne se connaissait plus, un ou deux sifflets timidement hasardés ont été repoussés par la masse des spectateurs. Une critique calme et réfléchie relèvera dans cet ouvrage des fautes indépendantes du système aventureux dans lequel il a été composé, des fautes qui à mon gré ne peuvent être justifiées par l'indépendance la plus absolue de la méthode. Le nom de l’auteur proclamé, a été écrasé d’applaudissemens.
La première représentation d’Hernani, dit le Journal du Commerce, était presque un événement. Une demie-lune-? qu’appelles-tu une demi-lune ? c’était bien une lune toute entière ! »
« Il a été facile de voir, dès les premières scènes, qu’il n’y aurait point cette opposition malveillante que les amis de l’auteur paraissaient craindre. Tout le monde, acteurs, comparses, décorateur, machiniste, a fait son devoir. Les amis de l'auteur ont aussi fait le leur, Mme. Hugo était placée dans une loge aux premières, en face du théâtre. Après le succès, tous les yeux et toutes les lorgnettes se sont tournées sur elle. On a agité des mouchoirs et des chapeaux de son côté. Nous espérons que ce mouvement d enthousiasme n'aura point eu d'autres suites. »
Le Journal du Commerce, après [avoir] constaté ce succès colossal, reprend le lendemain :
« On peut voir par l’analyse que nous venons de donner combien la fable de ce drame est défectueuse. La situation qui forme le nœud de la pièce, nous paraît d’une extrême invraisemblance. Voici l’impression générale que nous a produit la pièce. Le drame de M. Victor Hugo nous a paru une œuvre toute à part, bizarre, incohérente dans son ensemble, dépourvue d'un véritable intérêt dramatique, mais offrant des scènes d’une hardiesse souvent heureuse, des pensées sublimes, des mouvemens qui étourdissent, enlèvent l'admiration, mais laissent le cœur froid. A quelques négligences près, les détails sont d’une grande beauté ; ils suffiront dans la nouveauté au succès de ce drame ; mais il est à craindre que le temps ne ternisse peu à peu leur éclat, que le fond seul reste, et qu'alors... »
Quoiqu’il en soit, dit le Constitutionnel, Hernani est une pièce curieuse. Ceux qui ont assisté à la première représentation, quelque talent qu’ils accordent à la composition de cet ouvrage, ne peuvent se dispenser de convenir que l'auteur en a montré plus encore dans la composition de son public.
«On n’ose guère, dit le National, se prononcer définitivement sur un ouvrage comme Hernani, et surtout sur un ouvrage de M. Victor Hugo, après une représentation où les applaudissemcus les plus bruyans semblaient ne vouloir laisser place qu'à l'admiration, ou tout au moins à la louange. Il y aurait à craindre, en hasardant ainsi une opinion irrévocable, d'approuver outre mesure, ou de blâmer mal à propos. C’est donc aux représentations suivantes, plus calmes et plus sérieuses, qu’il est raisonnable d’en appeler. Mais disons, dès aujourd’hui, que le succès a été brillant ; et qu’enfin Hernani, au milieu de ces bizarreries, donne partout des preuves de la haute vocation poétique de M. Victor Hugo ; la trace du poète dramatique s’y montre-t-elle aussi visiblement ? C’est une question moins facile à décider. »
L'Universel, après avoir parlé pendant cinq colonnes du drame nouveau, annonce qu'il se propose d'en rendre compte. Il tâchera de n'être de l'avis de personne, afin de rester du sien. En attendant, son avis provisoire est qu’il y a dans la pièce une compensation à peu près exacte de beautés et de défauts. Il lui a paru qu’il y avait un peu d’exaltation dans les témoignages d’admiration accordés par l’amitié au poète. Mais quand on est jeune, il y a tant de bonheur dans le triomphe d'un ami. M. Victor Hugo doit s’estimer heureux d’avoir trouvé grâce devant le journal qui n’a vu, dans M. Alfred de Musset, qu'un poète sans aucune espèce de talent, et un homme à interdire.
« Otez l’ode d’Hernani, dit le Figaro, ôtez le dialogue heurté comme le faisait Shakespeare, otez le poète du Moyen Age qui se cache, vous aurez une tragédie comme un drame mal fait. »
De plus, il reproche à M. Victor Hugo l’imitation d’une foule de moyens empruntés à ce répertoire de formes dramatiques tombé depuis longtemps dans le domaine public. Carlos, qui le croirait, se cache dans Hernani, comme Néron dans Britannicus. Au troisième acte, c’est le vieux tuteur, Lindor et Rosine du Barbier de Séville. Au quatrième acte, Carlos, au tombeau de Charlemagne, a rappelé au Figaro les méditations d’Hamlet dans le cimetière. Au cinquième acte, c’est toi, Roméo, c’est toi Juliette, s’écrie-t-il , je vous reconnais.
« Ce drame, au reste, ajoute le Figaro, pour se résumer, est l’essai d’un homme de grand talent qui vient de faire adopter sa langue en adoptant nos formes tragiques ; c’est l’œuvre d’un esprit ferme qui brave tous les usages reçus autant qu’il est en lui, mais qui obéit à de vieilles lois tout en les dédaignant ; c’est un homme qui en est encore à trouver de la terreur à lui, des péripéties à lui, un drame [à] lui, mais qui a sa langue et sa poésie. Nous sommes enfin à espérer des émotions nouvelles, quand nous devrions pour tout résultat n’avoir qu’un poète tragique de plus, et non pas un genre nouveau. »
Qu'est-ce qu'Hernani, demande la Gazette. « Une fable grossière, digne des siècles les plus barbares, un tissu de crimes froidement déroulés, sans combinaison, sans art, sans moralité, et tout cela revêtu de ce style sans amour-propre qui ne fait pas la petite bouche » comme le dit M. Victor Hugo quelqu’autre part. Elle cite ces vers :
... Parbleu, nous verrons bien
Si je suis roi d"Espagne et des Indes pour rien !
Tu ne pourrais la nuit te réveiller, û roi !
Sans voir mes yeux ardens luire derrière toi.
La Gazette demande à l'auteur son procédé pour voir derrière lui.
« Il y aurait, dit-elle en finissant, quelqu'intérêt dans ce tissu d'incidens absurdes et invraisemblables, comme il y en a dans un conte des Mille et une nuits, s’il n’était ralenti par des digressions, des tirades d’une longueur démesurée et des détails puérils. Le précepte ad eventum festina est un de ceux dont M. Hugo se soucie le moins. On ne peut méconnaître à travers tout cela des lueurs de génie, des pensées fortes et profondes ; mais, grands dieux ! de quelles formes sont-elles revêtues ! Je demanderai ensuite quel est le but de l’œuvre de M. Hugo ? A quoi bon ce sang, ces poignards, ce poison, ces fureurs, et toutes ces atrocités, s’il n’en ressort aucune étude du cœur humain, aucune moralité, rien qui puisse perfectionner l’homme, rien même qui agrandisse le domaine de l’art ?
Quant à la séance d’hier au soir, c’est une représentation que l’auteur s’est donné la satisfaction d'offrir à ses amis. Les bravos furieux, les trépignemens frénétiques, les exclamations folles ne lui ont pas été épargnés. Les spectateurs étaient au niveau des acteurs, qui ont joué comme des épileptiques. Je ne puis donc dire si la pièce a eu du succès. J'attendrai, pour cela, la première représentation : on dit que ce sera la cinquième. »
Selon le Courrier français, la moitié des personnages du drame sont incessamment réduits au silence, pendant que l’autre moitié parle toujours. La fable imaginée par l'auteur est trop romanesque.
Il craint que le compte rendu de ses impressions ne soit un crime irrémissible aux yeux de certains fanatiques, à qui chaque hémistiche arrachait un cri d’enthousiasme, et que le plus léger murmure transportait d’une sainte fureur.
« Vous nions, dit la Pandore, que la portion du public qui blâme ou approuve hautement ait, jusqu’à présent, été admise à donner son avis. Jeudi dernier nous nous possédions, nous ; nous étions de sang-froid ; nous avions des oreilles et des yeux. Qu’avons-nous vu ? des sectaires animés d'un zèle si chaud, si peu disposés à la controverse, que l’apparence d’un signe d’improbation, un rire étouffé, une remarque communiquée à voix basse servait aussitôt de prétexte aux enfans perdus de l’armée alliée pour proférer, même contre les femmes retranchées dans leurs loges, d'indécentes menaces. »
Elle nous fait savoir aussi qu’il avait été placé dans beaucoup de loges un traducteur qui se chargeait d’expliquer à ses voisins les vers obscurs, les locutions inintelligibles et anti-françaises dont la pièce est semée.
Le Journal de Paris s’est contenté de faire presque sans réflexion une longue analyse de la pièce ; on a pu remarquer que cette forme est celle que nous avions nous-même adoptée. Nous nous garderons bien de renoncer à cette position de rigoureuse impartialité, en donnant une conclusion à ce long résumé des opinions sur l’œuvre de M. Victor Hugo.
Que si nous lui adressions quelques reproches sévères, on ne manquerait pas de nous faire remarquer que M. Victor Hugo a été poète royaliste autrefois, qu’il ne l’est plus aujourd’hui, et l’on voudrait voir à toute force une vengeance dans notre justice.
Supposons, au contraire, qu’une velléité d’admiration vînt à nous prendre : nous nous connaissons ; jamais nous ne saurions soutenir ce haut degré d’exaltation, cette tension d’enivrement et d'enthousiasme dont ses amis se sont montrés capables. Or, le beau présent à faire à un homme écrasé la veille sous les applaudissemens qu’une approbation sous condition et réserve, qu’une couronne d'éloges entrelacée de censures, pour parler le style de l’école. L’hernanisme est une religion jalouse qui veut l’homme tout entier, qui rejette avec horreur les demi-dévouemens, qui demande à ses adeptes une foi aveugle, et le sacrifice perpétuel de leur conviction et de leur jugement. Nous n’en sommes pas encore à ce degré d’initiation.
Lundi 8 mars
AU RÉDACTEUR.
Monsieur,
On a singulièrement dénaturé dans quelques journaux les circonstances d’un fait qui serait sans importance, si le nom recommandable de M. Victor Hugo ne s’y trouvait pas attaché. Voici, Monsieur, comment les choses se sont passées ; vers la fin de l’année dernière, à l’une des séances du comité de l'Odéon dont je fais partie, on parla du nouveau drame d'Hernani et l’on en cita des vers très ridicules. Je dis que je connaissais la pièce, que je n’y avais point lu ces vers attribués méchamment à l’auteur, mais que par malheur elle en renfermait d’autres qui, sans être aussi étranges, ne valaient guères mieux. Alors j’en rapportai trois, les seuls, en vérité, que ma mémoire ait pu ou voulu retenir. On rit et j’en fis autant. Nous étions quatre ou cinq personnes à cette réunion. Un ami de M. Victor Hugo, membre du même comité, arriva un moment après : la séance n’était point encore commencée : quelqu'un lui conta notre conversation, qu’il alla redire à celui qu'elle intéressait, le tout sans mauvaise intention : son nom suffit pour m’ôter tout soupçon à cet égard. Mais l’affaire eut des suites. L’auteur d'Hernani m’écrivit d’un style un peu amer pour se plaindre de mon indiscrétion. Ma réponse se ressentit de l’impression désagréable que m’avait laissée le ton de sa lettre ; cependant, après lui avoir avoué la vérité, que je ne dissimule jamais dût-elle me nuire, je lui promis de ne plus répéter ses vers quand ils pourraient prêter à la raillerie, l’assurant que je trouvais beaucoup plus de plaisir à citer les belles strophes ou les brillantes tirades qu'il crée avec une si heureuse facilité. Voilà tout ce qu’il y a de vrai dans ce qu’on a raconté : voilà tout mon crime. Quant au reste, je ne sais ce que cela veut dire. La copie frauduleuse du manuscrit de Hernani, la falsification du texte, les lectures de l’ouvrage chez des particuliers, les vers livrés à des journalistes, sont des infamies dont je n’ai pas à me justifier. Je suis persuadé que M. Victor Hugo, en qui j’ai toujours reconnu autant de loyauté que de talent, est étranger aux imputations calomnieuses auxquelles a donné lieu un fait très-insignifiant par lui-même, qu’il me rend la justice que je me plais à lui rendre, et qu’il sera le premier à désavouer des amis iinprudens qui me reprochent des bassesses qu’il leur serait aussi impossible de prouver qu’il m’est impossible d’y descendre.
Agréez l’assurance de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être,
Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Brifaut.
Paris, le 5 mars 1830.
Articles de La Quotidienne, 15, 18, 25, 26 et 28 février et des 1er et 8 mars 1830
On peut consulter les originaux sur Retro News
- Entrefilet du 15/02/1830
- Article du 18/02/1830
- Article du 25/02/1830
- Article du 26/02/1830
- Article du 28/02/1830
- Revue de presse du 01/03/1830
- Lettre du censeur Brifaut au rédacteur du 08/03/1830