Mes Mémoires, d'Armand de Pontmartin, 1885-86



Mais, ce jour-là, 22 février 183à, nous pensions à toute autre chose. Paul Huet me dit ex abrupto :

— Veux-tu aller à la première représentation d'Hernani ?

— Si je le veux ! m'écriai-je avec transport ; demande au jeune homme altéré d'amour s'il veut que sa Juliette lui jette l'échelle de soie du haut de son balcon ; demande à l'Arabe perdu dans le désert s'il veut rencontrer sur son chemin la fraîche et verte oasis ; demande au poète famélique s'il veut que Chevet lui offre gratis un dîner à trois services ; demande au figurant de l'Ambigu s'il veut débuter à la Comédie-Française ; demande...

— J'aurai un billet pour toi ; mais je te préviens que ce sera dur...

— Dur ! les vers seront durs ? Du Chapelain, alors ?

— Non, non ! du Victor Hugo, et du meilleur !... Les vers seront admirables ; mais il faudra entrer au théâtre à deux heures de l'après-midi, et il est probable que le rideau ne se lèvera pas avant huit heures...

— Total, six heures ; six pastilles de chocolat et une orange ; je n'en demande pas davantage !...

Oh ! la belle chose que la jeunesse !

Les billets devaient être distribués le 24 février, — quelle date ! ô Zacharias Warner I ô Ledru- Rollin ! — chez Victor Hugo, qui demeurait alors rue Notre Dame-des-Champs, et qui signait Hierro les cartes d'entrée. J'y allai, conduit par Paul Huet, avec Emmanuel Richomme, Henri de Cambis, Jules Renouvier, Poterlet, Charles de Montalivet, et deux ou trois autres de nos camarades. Le poète, bien entendu, ne s'aperçut pas de ma présence. Nous étions bien trois ou quatre cents, divisés par groupes, dont chacun avait son chef. Il y avait le groupe de Louis Boulanger, le groupe d'Emile Deschamps, celui de Charles Nodier, celui d'Achille Devéria, ainsi de suite. Je note ici un détail que personne ne voudra croire, et qui pourtant est très vrai. Ce mémorable 25 février était le lendemain du mercredi des Cendres. Or le bruit courait parmi les naïfs, — dont j'étais, — que Sainte-Beuve, le pieux et mystique rêveur, avait dû demander à son confesseur (sic) la permission de venir au théâtre, malgré les austérités du carême !

Il faut être juste pour tout le monde, même pour l'insulteur d'un nommé Ségur. Tout, dans ce moment unique, concourait à exalter notre enthousiasme juvénile. A vingt-sept ans, Victor Hugo était déjà le poète des Odes, des Ballades, des Orientales, de Cromwell et d'Hernani. On racontait des merveilles de Marion Delorme interdite par la censure. Des récits fantastiques ajoutaient encore à son prestige. — « Comment voulez-vous, nous disait un de ses intimes, qu'il ne soit pas l'homme du siècle ? Tout en lui tient du prodige. Ses facultés physiques sont aussi extraordinaires que son génie. Le vent, la pluie, la foudre, l'orage, lui sont indifférents. Il peut, à volonté, manger la moitié d'un bœuf homérique, ou jeûner pendant trois jours ; dormir trente-six heures de suite, ou passer dix nuits blanches. En se promenant dans la campagne, il entend distinctement les bruits souterrains de la taupe et de la fourmi. Du haut des tours de Notre-Dame, il me reconnaît, passant sur la place, et il me dit, le soir, si j'avais un habit noir ou une redingote bleue. » Mme Hugo, dans tout l'éclat de sa brune beauté, dans tout le charme d'un mariage d'amour, nous apparaissait comme une Béatrix descendue des sphères dantesques, heureuse, fière, souriante, entourée de trois beaux enfants ; la délicieuse Léopoldine, qui devait mourir si jeune et dans des circonstances si tragiques ; Charles, que les familiers de la maison surnommaient, je ne sais pourquoi, Cascarinet, et François-Victor. — « Madame, lui disait Emile Deschamps avec sa grâce exquise, il suffira de vous voir, pour que le classique le plus enragé applaudisse comme nous. »

Le lendemain, l'entrée au théâtre fut exactement conforme au programme. Les passants, les badauds, les commères du quartier, regardaient avec surprise cette queue gigantesque, qui ne ressemblait pas aux claqueurs ordinaires. Nous entrâmes en bon ordre, à deux heures précises, par une porte que je n'ai vu s'ouvrir que cette fois, et qui donne sur la rue Montpensier. De tout ce public bariolé, remuant, bruyant, parsemé de célébrités inédites, prochaines ou futures, je n'ai gardé qu'un souvenir dont je ne réclame pas le monopole ; la chevelure de guerrier franc et le gilet cramoisi de Théophile Gautier. Il n'y eut, quoi qu'on en ait dit, ni tapage préventif, ni malpropretés naturalistes. — « Ce glorieux génie fait de nous des corps glorieux, » disait Achille Devéria. On consomma beaucoup d'oranges et de bâtons de chocolat. Pour moi, ces six heures d'attente ne furent pas tout à fait perdues. J'avais alors l'oreille fine, et le langage de mes voisins ne me renseignait que trop sur certaines arrière-pensées.

— Tu peux bien croire, disait un de ces messieurs, qui fut plus tard compromis dans les émeutes du cloître Saint-Merry, que le succès du drame nouveau n'est pour nous que secondaire. Ce que nous voulons, ce qui n'est pas bien difficile, c'est conquérir Victor Hugo à notre cause. La besogne est faite aux trois quarts. Il y penche, il faut qu'il y tombe. Déjà l'interdiction de Marion Delorme l'a exaspéré. Il a foudroyé en beaux vers l'étrange prétention du comte d'Appony, refusant à nos maréchaux leurs titres cueillis sur le champ de bataille. Son royalisme est factice ; une lubie de jeunesse, rien de plus ! N'est-ce pas un contre-sens, ce promoteur de la révolution littéraire, ce chef de l'école nouvelle, emmailloté dans le drapeau blanc, et patronné par les vieux radoteurs de la Quotidienne et de la Gazette de France ? Le ministère Polignac est d'ailleurs arrivé à point pour nous le livrer tout entier. Hier, il était royaliste ; aujourd'hui, il est neutre. Demain, il sera révolutionnaire !

J'écoutais encore, lorsque le rideau se leva.

Tout est bien qui finit bien. Hernani n'est plus contesté. Sa reprise a fait le maximum pendant toute une saison, et, au moment même où j'écris ces lignes, Marseille, Lyon et Nîmes acclament la plus originale, la plus excentrique des interprètes de dona Sol. Mais, le 26 février 1830, lendemain de la première représentation, lorsque je pus enfin respirer et réfléchir après cette soirée d'éblouissement, de fièvre, d'enthousiasme voulu et convenu, je me demandai comment Victor Hugo n'avait pas compris et redouté le péril de cette ovation de famille, qui ne prouvait rien pour le succès réel et les représentations suivantes. Car enfin, il était clair que le poète ne pourrait indéfiniment avoir à lui toute la salle, qu'il faudrait bien finir par affronter le vrai public, et que ce public arriverait avec des intentions d'autant plus hostiles qu'on l'aurait préalablement exclu, tenu pour suspect et privé du droit de juger en premier ressort. L'événement ne me donna que trop raison. Mais, le 25, à huit heures, je ne songeai pas aux lendemains. J'appartenais tout entier à l'émotion, à la curiosité, à l'exaltation nerveuse du moment. Les loges se remplissaient lentement, et déjà les énergumènes murmuraient en menaçant du poing les loges vides : « C'est un complot ! Ah I les gredins ! les lâches ! Vous verrez que ces misérables (les classiques) auront loué des places pour ne pas venir, et jeter un froid sur le succès ! » Cette anxiété fut courte. A l'instant où la toile se leva au milieu d'un silence imposant, — presque effrayant, — je dirais que la salle était bondée, si le mot n'était pas d'invention trop récente. On se montrait au balcon et dans les avant-scènes, les illustres, les beautés à la mode, les grandes dames, les académiciens, la fine fleur de l'aristocratie parisienne et étrangère. Seulement, nous n'étions pas très au courant du high-life, et, pendant toute la soirée, d'après l'affirmation d'un de mes voisins, je pris pour rambassadrîce d'Angleterre une actrice du boulevard.

Je me suis promis, dans ces Souvenirs, de m'abstenir de critique proprement dite ; je raconterai mes impressions, qui furent celles de presque toute l'assistance. A la première scène, moins d'admiration que de stupeur. Le rôle de la duègne, dona Josefa Duarte, n'était pas, comme on l'a prétendu récemment, joué par Mme Thénard, mais par Mme Régnier-Tousez, mère de l'artiste que nous avons si souvent applaudi dans Gabrielle, dans une Chaîne, dans la Joie fait peur, dans le Supplice d'une femme.

Tout ce début : « C'est bien à l'escalier dérobé, » — « Quoi, seigneur Hernani, ce n'esl pas vous ? » — fit l'effet d'une gageure. Quand Michelot, qui jouait don Carlos, dit d'une voix de fausset ces vers déplorables :

...Un bon seigneur caduc,
Vénérable et jaloux ! dites ; la belle adore
Un cavalier sans barbe et sans moustache encore,
Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux...

Les plus enthousiastes perdirent contenance, et un jeune professeur de Louis-le-Grand, aurisque de se faire assommer, dit à demi-voix : « Franchement, j'aime mieux Racine ! »

Je dois rappeler ici ce qui s'était passé au Théâtre-Français avant et pendantl es répétitions. Sauf Firmin, chargé du rôle d'Hernani, jeune amant imberbe qui frisait la cinquantaine, M. Hugo avait contre lui tout le comité. Monrose le père, le plus merveilleux des Figaros, jetait feu et flammes. Michelot avait promis à ses camarades de faire tomber la pièce. Il avait, à cette époque, un double, grand premier rôle qui venait de l'Odéon et qui s'appelait Perrier. Trois mois auparavant, Perrier avait eu un vif succès sous les traits du perfide lago, dans le More de Venise, traduit par Alfred de Vigny. Il dit à M. Hugo : « Essayez-moi ! A un génie comme le vôtre, prompt à toutes les audaces, il faut des acteurs jeunes, qui n'aient pas leur position faite, et qui, pour la faire, risquent le tout pour le tout. Nos chefs d'emploi, nos anciens, qui ont de brillants états de service et une clientèle à l'Académie, ne se hasardent qu'avec répugnance dans un ouvrage où tout est neuf, et où ils craignent d'être entraînés dans la chute du poète ; Michelot vous trahira, et ne sera peut-être pas le seul. » — M. Hugo crut devoir respecter les hiérarchies théâtrales, et ne s'en trouva pas bien.

Samson riait sous cape. Joanny, vieux Cornélien, n'était pas content. Quant à Melle Mars, elle était trop fine, trop femme, pour prendre ouvertement parti contre un poète et une œuvre qui passionnaient toute la jeunesse de Paris ; mais elle penchait du côté des dissidents, et nous savions que, à chaque répétition, elle n'avait cessé de taquiner M. Victor Hugo, notamment pour le vers :

Vous êtes mon lion superbe et généreux...

Vers qui ne me semble pas, en somme, bien préférable à celui qu'elle proposait :

Vous êtes mon seigneur superbe et généreux...

Née en 1778, — le même jour que Marie-Thérèse de France, — Mlle Mars avait alors cinquante-deux ans. Ses flatteurs la complimentaient de son imperturbable jeunesse. La vérité vraie, c'est que sa voix, d'un timbre délicieux, conservait toute la fraîcheur, tout le velouté de ses vingt ans, mais que son visage, malgré les plus savants artifices, accusait son âge. Elle disait à un de ses vieux amis, le comte O'M...y, son lecteur de prédilection : — Vous pensez bien que je ne suis pas assez sotte pour ne pas apprécier la supériorité de M. Hugo sur mes poètes ordinaires — et très ordinaires ; Etienne, Andrieux, Alexandre Duval, Mazères, Casimir Bonjour et consorts ; mais, avec ceux-là, je suis tranquille. Je les porte sans jamais craindre qu'ils ne m'écrasent. D'ailleurs, Molière et Marivaux sont toujours là pour me dédommager. Si j'étais plus jeune, je tiendrais à honneur de m'associer, pour ma faible part, au succès de ce grand mouvement qui entraîne toute une génération, et qui va peut-être renouveler le théâtre ; mais... vous savez mon âge ?

— Trente-deux ans.

— Oui, reprenait-elle avec un sourire mélancolique, pour les présidents de cour d'assises, trop polis pour me contredire... Mais savez-vous ce qui m'est arrivé l'autre jour ? Le colonel (?) soufrait d'une rage de dents. Il ne consentait à aller chez le dentiste que si je l'accompagnais. Nous voilà chez Duchesne. — Nouvelle hésitation du patient. — Courage, jeune homme, lui a dit ce diable d'opérateur ; quand ce ne serait que pour faire plaisir à la maman !...

Une fois sur le chapitre de Melle Mars, le spirituel comte O'M...y était inépuisable. Les anecdotes surabondaient. En voici une qui me parut touchante, et que je crois inédite. Quelques années auparavant, Melle Mars jouait, dans une pièce d'ailleurs assez médiocre, le rôle d'une jeune femme, mère de trois enfants. A la fin du second acte, on venait lui dire qu'un de ses enfants était tombé dans le bassin du parc. Elle s'élançait hors de la scène avec un cri si déchirant et si vrai, que tout le parterre se levait pour l'applaudir. Dans l'entr'acte, comme ses amis la félicitaient, elle leur répondit : « Non ! je ne suis pas contente ; dans la pièce, j'ai trois enfants, et j'ai crié comme si je n'en avais qu'un ! » — Le propos fut répété à une femme admirable, la marquise de M... qui venait d'être frappée dans ses plus chères affections. Heureuse mère de quatre fils qui faisaient son orgueil et sa joie, elle avait vu un de ces chers enfants mourir dans ses bras, après une longue agonie. Le surlendemain, Mlle Mars reçut le sonnet suivant, dont elle a toujours ignoré l'auteur ; sonnet inspiré par un verset de l'Evangile selon saint Jean :

— Ils t'accompagneront, vêtus de robes blanches ;
Ils tiendront dans leurs mains le lis immaculé.
Le cèdre et le cyprès agiteront leurs branches
Sur ton cercueil qui passe, ô mon ange envolé !
Je ne te verrai plus, front pâli qui te penches
Comme pour écouter mon cœur inconsolé ;
Je ne t'entendrai plus, douce voix qui t'épanches
Comme le son lointain d'un luth d'ombre voilé.
Je reste et tu t'en vas !... on me dit : « Pauvre mère !
Pourquoi te désoler ? Tu n'es pas solitaire ;
Regarde tes trois fils, que t'envîrait un roi ! »
— Non, cher enfant ! ces mots d'une langue vulgaire
De mon deuil maternel offensent le mystère ;
Je pleure... Comme si je n'avais eu que toi !...

Mais nous voilà bien loin d'Hernani. Des applaudissements de bon aloi saluèrent la belle tirade : « Oh ! l'insensé vieillard,., » et se ralentirent après l'entrée de don Ruy Gomez de Silva, qui nous sembla parler par énigmes. Joanny manquait de mémoire, et accrochait plusieurs hémistiches. Lorsque survint le fameux vers :

Oui, de ta suite, ô roi ! De ta suite ! — j'en suis !

Un léger susurrement courut dans le parterre. — « Comme tout cela sera sifflé à la quatrième représentation ! » — me disait Emmanuel Richomme, qui était resté classique.

Le second acte m'a toujours paru d'autant plus fou, qu'il rend le dénouement plus invraisemblable. Quoi ! voilà un grand d'Espagne, duc de Segorbe, duc de Cardona et autres lieux, qui s'est métamorphosé en outlaw, en bandit, chef d'autres bandits. Ses compagnons, pillent, assassinent, tuent, violent, incendient, sans que sa conscience éprouve le plus léger scrupule ; — et, le soir de ses noces, au moment d'entraîner sa chère dona Sol dans la chambre nuptiale, ce même homme avalera du poison, sûr que sa jeune épousée va s'empoisonner avec lui, — pour le bon plaisir d'un vieux maniaque qui souffle dans un cor de chasse! Le loup-cervier se change en hermine ! Hernani se croirait déshonoré, s'il envoyait à tous les diables ce stupide vieillard, et il n'a pas cru forfaire à l'honneur en égorgeant son prochain, en détroussant les passants et en brûlant la moitié d'une ville ? Encore et toujours, la théorie du superflu aux dépens du nécessaire ! L'affiche portait en sous-titre : « Ou l'honneur castillan. » — Non, ce n'est pas l'honneur de Saragosse ; c'est l'honneur de Charenton.

Tout le drame oscilla ainsi, à travers des alternatives d'enthousiasme, d'étonnement, de malaise, de protestations timides, jusqu'au célèbre monologue de Charles-Quint, qui n'avait pas moins de cent huit vers, et que Michelot déclama d'un ton goguenard, comme s'il en jouait la parodie. Elle circula aussitôt, sous la forme de ce distique :

C'est là le romantisme ? Alors qu'on me ramène
A ton monstre marin, récit de Théramène !

Mais le cinquième acte enleva le succès. Froide et terne dans les quatre premiers actes, par la bonne raison que le rôle de dona Sol y est glacial et passif, Mlle Mars fut ravissante d'amour chaste et de grâce virginale, dans la scène délicieuse, comparable à tout ce que Shakspeare a rêvé de plus poétique et de plus exquis. Je crois encore entendre, après plus d'un demi-siècle, cette voix enchanteresse s'exhalant, au milieu des fleurs de cette terrasse, sous la pâle clarté des étoiles, dans ce duo de poésie, de passion et de jeunesse :

Dis, ne le crois-tu pas ? Sur nous, tout en dormant,
La nature à demi, veille amoureusement.
La lune est seule aux cieux, qui, comme nous, repose
Et respire avec nous l'air embaumé de rose...
... Dis, ne voudrais-tu pas voir une étoile au fond ?
Ou qu'une voix des nuits, tendre et délicieuse,
S'élevant tout à coup, chantât...
Capricieuse !

Puis elle fut littéralement sublime, lorsque le sinistre vieillard (rien de M. Thiers) vint réclamer sa proie, lorsqu'elle s'écria, avec une sorte d'amoureuse furie :

Il vaudrait mieux pour vous aller aux tigres même
Arracher leurs petits, qu'à moi celui que j'aime !

Ce fut une explosion d'autant plus foudroyante qu'elle avait été plus tardive. Dona Sol rajeunissait de trente ans son incomparable interprète. La perfection de l'art, secondée par une inspiration subite et une émotion longtemps contenue, ne pouvait aller plus loin. Les bizarreries, les longueurs, les vers étranges, les situations forcées, l'invraisemblance même et l'horreur de ce dénouement, tout fut oublié. L'admiration factice, l'enthousiasme de parti pris, se changèrent en délire. Nos aînés qui connaissaient le riche répertoire de Melle Mars, se demandaient par quel prodige cette grande artiste, si habile à rendre les nuances les plus délicates des rôles de Sylvia ou de Célimène, d'Elmire ou d'Araminte, se révélait, tout à coup, non pas égale, mais infiniment supérieure à toutes les actrices de tragédie et de drame. La partie était gagnée, sauf les revanches probables. Le rideau tomba au milieu d'applaudissements unanimes, qui ne pouvaient guère rencontrer de contradicteurs ; car, à l'ouverture des vrais bureaux, toute la salle étant louée, on n'avait pu laisser entrer que trois de ces gueux de payants, et, s'ils avaient sifflé, les hugolâtres leur auraient fait un mauvais parti. Quand Firmin, qui avait joué Hernani avec la conviction et l'énergie d'un néophyte, vint nommer l'auteur, une double ovation accueillit ce nom, si illustre déjà et encore si pur. L'orchestre et le parterre, se levant en masse, saluèrent de leurs acclamations l'heureuse compagne du poète, qui, radieuse, triomphante, nous remercia d'un sourire, comme une belle souveraine, contente de son peuple.

XI

Ce qu'il y avait à redouter, c'étaient les lendemains. La presse fut généralement peu favorable. Les journaux du libéralisme, obéissant aux influences des Arnault, des Etienne, des Jay et des Jouy, traitèrent d'orgie cette représentation et de rapsodie ce drame. Les purs classiques crièrent à la décadence, à la barbarie, à l'abomination de la désolation. La Quotidienne, plus modérée, fut froide, devinant sans doute que le poète lui échappait. Les petits journaux, d'abord bienveillants, ne purent résister à la tentation d'amuser leurs lecteurs, et de tourner en charge les vers durs, emphatiques ou bizarres. Etienne inventa le mot novateur rétrograde qui fit fortune. Ce fut alors que circulèrent les légendes de vieil as de pique, de ce polisson de Racine, de « Monsieur ! vous avez ri ! » où il n'y avait rien de vrai, mais qui amusèrent les salons. Le plus fâcheux, c'est que de jeunes écrivains, des critiques sérieux et spirituels, évidemment dégagés de la tradition et sympathiques à la nouvelle école, parlèrent de déception, et déclarèrent que ce n'était pas la peine de démolir à grand fracas la tragédie, sous prétexte de nous ramener au vrai, pour faire encore plus faux que Bajazet et que Zaïre. M. Auguste Trognon publia, à ce sujet, dans la Revue Française, un article fort remarqué, qui lui valut, huit ans plus tard, le vers de Ruy-Blas :

... L'affreuse compagnonne
Dont le menton fleurit et dont le nez trognonne.

Car nul n'est plus vindicatif que M. Hugo, malgré ses airs doucereux d'apôtre du pardon, de bienfaiteur de l'humanité et de grand pontife de la paix universelle ; témoin, dans son livre des Quatre Vents de l'Esprit le vers où ses fureurs vengeresses amalgament Nonotte, Gustave Planche, Louis Veuillot, Nisard et Mérimée !

Lorsqu'on joua la joyeuse parodie : Harnali ou la Contrainte par cor, le mot d'ordre fut d'applaudir, en ajoutant : « C'est très amusant, mais les plus spirituels parodistes auront beau faire ; ils n'imagineront jamais rien de plus grotesque, de plus bouffon, que la pièce elle-même ! »

Et le public payant ? A dater de la troisième représentation, il fallut bien l'admettre. Alors éclatèrent les orages, les bordées de sifflets, les quolibets, les querelles, les injures, les menaces de duel. Le Théâtre-Français n'était plus qu'un champ de bataille. Les admirateurs, les amis de M. Hugo et de son drame craignaient par-dessus tout que Melle Mars, habituée à n'entendre que des bravos et à ne recevoir que des compliments ne se décourageât et ne rendît son rôle. Pour conjurer le péril, une élite, choisie parmi les plus fervents, allait, tous les soirs, après le rideau baissé, saluer dona Sol dans sa loge, en lui apportant des bouquets, des couronnes, des hommages enthousiastes, et en exagérant le chiffre de la recette. Un soir, ayant dîné avec Paul Huet, Eugène Devéria et Poterlet, la tête un peu montée par ces sifflets qui m'exaspéraient, je suivis ce groupe de consolateurs, et j'arrivai au seuil du sanctuaire. Mlle Mars était furieuse. L'attaque de nerfs semblait imminente, et, franchement, après avoir joué, comme elle le jouait, le dernier acte d'Hernani, la grande artiste avait le droit d'être nerveuse. A ceux qui lui disaient : « Mais, madame, les sifflets ne s'adressent pas à vous ! » elle répliquait brusquement, en déchirant son mouchoir brodé : « Tout cela est bel et bon ! Ils ne s'adressent pas à moi ; mais c'est moi qui les reçois en plein visage, tandis que M. Hugo est libre d'aller se promener sur le boulevard... Non ! c'est impossible ! Je suis à bout de forces : encore deux soirées comme celle-ci, et je renonce à la lutte ! »

Elle persista pourtant, en vaillante artiste qu'elle était. Les récalcitrants se lassèrent de siffler ; mais les recettes baissèrent. En somme, la victoire n'était pas décisive, et laissait tout en suspens. — Aussi loin d'Austerlitz que de Waterloo ! — Je finis ce trop long récit par un détail que les circonstances présentes rendent assez curieux. En avril, après le départ des Italiens une troupe allemande vint chanter, salle Favart, Freyschutz, Oberon et Fidelio. J'allai entendre Haitzinger et Mme Schrœder-Devrient. Le hasard me plaça à côté de Firmin. Ses voisins le taquinaient à propos d'Hernani, lui reprochaient amicalement de dépenser son talent au profit d'une pareille pièce, et d'un auteur qui n'avait pas le sens commun. Il répondit : « Messieurs, dans cinquante ans on lui dressera des statues ! » 1830-1880. Le compte y est.

 


Extrait de Mes Mémoires de Armand de Pontmartin, Calmann Lévy, 1885-1886, pp.133-154.
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