Hernani 1830
Articles et entrefilets de La Pandore
Mardi 16 février
La première représentation d'Hernani est fixée au samedi de cette semaine. On a déjà vu des romantiques fesant la queue aux bureaux de recette.
Dimanche 21 février
La première représentation de Hernani est remise à jeudi prochain. L'auteur a craint la gaîté du carnaval.
Jeudi 25 février
THEATRE-FRANÇAIS. HERNANI.
C'est enfin ce soir qu'aura lieu la première représentation de Hernani de M. Victor Hugo.
Il est dit dans un long article inséré au numéro d'hier du Journal des Débats, article officieusement détaillé, un peu péniblement élaboré par une main amie, qu'un de MM. les examinateurs dramatiques s'est rendu coupable d'une grave indiscrétion : au dire du rapporteur de cette affaire, un censeur aurait laissé prendre des copies de tout ou partie du manuscrit de M. Victor Hugo ; des lectures particulières de l'ouvrage inédit auraient été faites dans quelques salons, et des ennemis politiques et littéraires de l'auteur auraient traîtreusement parodié ou dénaturé quelques-uns de ses vers, dans l'intention de livrer d'avance Hernani aux sifflets d'une critique prévenue et passionnée.
Une telle accusation mérite d'être démentie ; le silence de l'accusé serait un aveu de son crime, et l'on voudrait pouvoir espérer qu'il parlera. Le soupçon d'accusation injuste, qui se présente d'abord, s'évanouit bientôt : la personne incriminée fait partie du comité de censure ; on sait de quoi sont capables MM. les censeurs, et, malgré soi, l'on se souvient du proverbe : «On ne prête qu'aux riches. »
Quoi qu'il en soit du plus ou du moins de fondement de l'accusation, de grandes précautions, des précautions tout-à-fait inusitées, ont été prises non seulement par l'auteur, mais par la Comédie : les seuls protégés de M. Victor Hugo ont été admis aux répétitions ; et ceux-là même ne pouvaient s'asseoir qu'à l'orchestre, afin que leurs réflexions n'échappassent à personne, et qu'on put, au besoin, interpréter le jeu de leur physionomie... Les comédiens, qui sont chez eux, ou qui du moins le prétendent, ont été traités comme des étrangers : nous connaissons un Sociétaire, qui ne joue pas dans la pièce, à qui l'on a refusé une place pour lui, dans une loge, pour le jour de la solennité.
L'auteur du long article officiel ou officieux du Journal des Débats nous apprend cependant que « l'auteur n'a nullement cherché à esquiver le péril ; Hernani, dit-il, sera joué devant un public payant. » La recette, ajoute-t-il, qui est considérable, sera publiée le lendemain.
Si la recette est encaissée, il est certain que l'on n'ouvrira point les bureaux. Nous avons une assez haute opinion de l'inégal mais beau talent de M. Victor Hugo, pour admettre sans examen qu'en effet il n'a nullement cherché à éviter le péril. Mais puisque l'on connaît le chiffre de la recette, on sait aussi, sans doute, à qui ont été vendus les billets ; puisque l'on craignait une cabale ennemie, on se sera bien gardé, certainement, de délivrer ces billets à des inconnus ; il est donc permis de croire qu'il faut avoir fait ses preuves romantiques, ou compter parmi les parens et les amis de M. Victor Hugo, pour jouir ce soir du plaisir d'assister, en payant, à la représentation d'Hernani.
Nous le demandons à tout homme impartial : ce soir M. Victor Hugo sera-t-il jugé ?
Disons-le encore une fois : on ne s'aperçoit pas assez que les précautions qu'on prend pour soutenir un ouvrage nouveau sont toujours insuffisantes s'il est mauvais, toujours superflues s'il est bon. Nous croyons que M. Victor Hugo aurait eu affaire à des juges prévenus en laissant l'accès des bureaux libre à tout venant ; mais qu'est-ce qu'un écrivain de sa hauteur peut redouter de la cabale ? qu'on essaie en présence des spectateurs de bonne foi qui partout sont en majorité, de siffler une situation véritablement dramatique et nouvelle, de détruire, d'atténuer seulement l'effet produit par de beaux vers ou de nobles sentiinens, et l'on verra quelle attitude prendront aussitôt les spectateurs désintéressés.
Des plaisanteries de journaux, des propos de salons, des efforts malveillans même, ne peuvent rien contre ce qui est beau, vraiment beau, beau pour tout le monde entendez-vous ? M. Victor Ifugo réussira s'il a fait une œuvre remarquable ; et si sa pièce ne vaut rien, en dépit des précautions, toutes les fois qu'on la jouera le public la laissera crouler sous les applaudissemens des enthousiastes à froid.
Vendredi 26 février
(Première Représentation.)
Enfin l'assaut est livré : Hernani a combattu en champ clos, bannières déployées et la lance en arrêt. A-t-il vaincu ses nombreux ennemis ; ou ses auxiliaires, bien plus nombreux encore, ont-ils à déplorer une défaite. Oui, diront ces derniers ; non, répondront les autres. Cependant des cris de victoire ont retenti, des chants d'allégresse ont fait résonner le camp. Ces cris, ces chants auront-ils de l'écho ? il nous faudra prêter l'oreille encore pour nous en assurer ; une première audition a laissé indécis les juges impartiaux, et nous demandons à nos lecteurs la permission d'ajourner un jugement dont, quel qu'il soit, la passion ne manquera pas d'appeler.
Il est tard : bornons-nous pour ce soir au rôle d'historien. A sept heures et quelques minutes, la toile s'est levée en présence d'une magnifique assemblée : à peine quelques spectateurs en retard ont-ils donné lieu, par le bruit que font les portes des loges, aux cris silence d'une clientelie innombrable plus pressée encore d'applaudir que d'écouter.
C'était visiblement un parti pris d'assurer un triomphe éclatant à l'auteur. Permis au public de le sanctionner plus tard par sa présence, ou de protester contre, en fesant défaut. Il n'eût pas été prudent de laisser échapper un signe d'improbation : mille bouches, qu'une admiration de commande avait ouvertes dès le matin, auraient, par leurs cris, promptement fait justice de l'imprudent. Le tact exquis de la bonne compagnie, qui affluait aux galeries et dans les loges, a trouvé le moyen de paralyser ce système inquisitionnel, en protestant par le seul sourire contre de nombreuses bizarreries, contre des étrangetés entassées comme à dessein dans les plus belles scènes. La représentation a duré plus de quatre heures, pendant lesquelles on a signalé des beautés du premier ordre ; et, disons-le franchement, des extravagances qu'il faut faire disparaître, au risque de perdre tout le tems que les zélés ont mis à placer M. Victor Hugo sur son piédestal.
Le sujet d'Hernani, qui a plus d'un point de ressemblance avec Robin des Bois, avait besoin de toute la supériorité de talent que personne ne conteste à l'auteur de Cromwell, pour n'échouer pas complètement. Dès l'exposition, qui a toute la bizarrerie qu'on exige impérieusement, les acteurs, surtout Michelot, Joanny et Firmin, ont crié de manière à se placer sans délai sous la puissante protection de la jeune assemblée ; on en était à croire qu'ils n'auraient jamais assez de poumons pour les cinq actes.
Le dénouement a produit de l'effet, beaucoup d'effet ; et sans doute il en produira plus encore quand des spectateurs, qu'il est impossible de croire désintéressés, chercheront moins à imposer leur admiration aux gens qui cherchent à s'isoler de tout intérêt de coterie.
Un sourire d'applaudissement éclata aussitôt que Firmin eût déclaré que l'ouvrage était de M. Victor Hugo. Bien des yeux se sont portés curieusement vers les loges, en cherchant à découvrir le triomphateur ; et quelques-uns de ses admirateurs les plus ardens ont escaladé la scène, sans doute pour porter à ce jeune poète une couronne qu'il ne tiendrait qu'à lui de se faire décerner par tous les gens de goût.
Samedi 27 février
HERNANI. — ANALYSE.
Après avoir rapporté l'affaire, il convient d'examiner les pièces du procès. La plupart des journaux contenaient, avant-hier, une note à eux envoyée par l'auteur d'Hernani ; cette note donne quelques explications sur l'époque et le lieu de l'action, et sur le caractère de Charles-Quint ; elle est comme un fil que M. Victor Hugo présente au public pour le guider dans le dédale où il l'a engagé. Nos lecteurs savent déjà que l'auteur a fait du personnage d'Hernani (que ce personnage ait ou non existé), un contemporain du monarque puissant qui vainquit François Ier à Pavie.
Au premier acte, on est à Sarragosse, dans l'appartement de la jeune fiancée du duc de Sylva, vieillard sexagénaire, représenté par Joanny. La tendre Dona Sol (Mlle Mars) aime en secret Hernani (Firmin) ; en même tems, elle est aimée par le roi Don Carlos (Michelot) ; total, trois soupirans. Don Carlos, déguisé, s'introduit chez l'intéressante jeune fille ; il y est à peine entré, que l'amour y conduit le bouillant Hernani. On enferme le royal amant de Dona Sol (prononcez Dogna) dans une armoire... Mais d'abord il faut vous dire que le héros de la pièce, celui qu'adore une timide jeune fille, est tout simplement un bandit ; il vient galamment offrir pour dot à celle qu'il aime l'infamie et l'échafaud, présent que celle-ci s'empresse d'accepter avec reconnaissance. Pendant qu'il lui fait ainsi part de ses richesses, le duc frappe à la porte ; il faut ouvrir ; la position est embarrassante : une timide colombe avec deux galans sur les bras ! On ouvre cependant ; le futur conçoit des soupçons qui bientôt se changent en certitude : il se trouve en pirésence de deux rivaux. Au lieu de les faire jeter par les fenêtres, il leur adresse un sermon bizarre. Alors un des deux se découvre : c'est le roi. Mais quel est le troisième ? On ne s'en inquiète pas ; au contraire, en sa présence, le monarque et le grand seigneur se mettent à politiquer à perte de vue. Là finit le premier acte.
Au second, il fait nuit ; on est dans une des rues de Sarragosse, et sous les fenêtres de Dona Sol. L'amoureux Don Carlos arrive le premier, suivi de quelques-uns de ses complaisans. Il sait qu'un rendez-vous a été accordé par la belle à Hernani, et veut l'y remplacer. Trois coups frappés dans la main trompent la timide colombe ; elle descend dans la rue, et le roi se fait connaître. En vain il prodigue les promesses les plus séduisantes, Dona Sol n'aime que son bandit. Survient celui-ci ; le roi croit n'avoir qu'un signe à faire pour qu'on s'en empare, mais il est lui-même au pouvoir d'Hernani qui le défie et l'appelle en duel. Trop superbe pour croiser son épée avec celle d'un obscur chef de rebelles, Don Carlos se laisse insulter de mille manières, et fait un noble appel au poignard du bandit. La haine d'Hernani ne serait pas satisfaite ; il laisse la vie au roi qui s'éloigne, et puis se livre, dans la rue, à toute sa tendresse pour Dona Sol. Mais le tocsin sonne ; les rebelles sont attaqués par les soldats du roi ; il faut qu'Hernani combatte à leur tête ; il disparaît, et l'on baisse !e rideau.
Au troisième acte, on est chez le duc de Sylva, dans une galerie où sont rangés les portraits de ses nombreux ancêtres. L'amoureux vieillard, empressé de parer sa jeune future et de la conduire à l'autel, lui fait accepter un riche écrin. Dona Sol, que cet hymen réduit au désespoir, ajoute aux joyaux du duc un poignard dont elle se servira au besoin. Un pèlerin est annoncé ; l'hospitalité qu'il réclame lui est donnée avec empressement par le trop confiant Don Sylva. A peine a-t-on introduit l'étranger, qu'il le laisse seul avec sa fiancée ; et ce pèlerin , c'est Hernani ! Quelle n'est pas la fureur du vieillard, en revenant sur ses pas : le pèlerin est aux genoux de la belle ! on doit croire qu'il va lui faire souffrir mille morts ; point : il ajourne sa vengeance, et se contente de la sermoner. Mais le roi est aux portes du château, et commande qu'on les lui ouvre. Le duc ne voulant pas violer les saintes lois de l'hospitalité, fait cacher Hernani. Don Carlos, informé qu'un grand coupable est dans le château, accuse le duc de haute trahison, et déclare à ce seigneur qu'il lui faut ou sa tête, ou celle du bandit. C'est alors que le noble Sylva, à qui il ne manque qu'une baguette d'explicateur, détaille minutieusement au Roi les hauts faits de ses nobles ancêtres, commence une longue énumération des sièges qu'ils ont soutenus, des batailles qu'ils ont livrées, et termine en disant qu'il ne veut pas se déshonorer par une lâcheté. Le roi prend Dona Sol pour otage, et s'éloigne. Dona Sylva fait sortir Hernani de sa cachette, et lui apprend qu'il vient de livrer sa fiancée à Don Carlos. Hernani, hors de lui, apprend au vieillard un affreux secret ; le roi est leur rival à tous deux.
Le désespoir du vieux duc se conçoit. C'est Hernani, c'est le funeste pèlerin qui est la cause de tous ses maux : il lui présente deux épées ; Hernani, par grandeur d'âme, refuse de se battre ; mais sa vie, il en convient, appartient à Don Sylva. La transaction la plus extraordinaire, et qui, selon l'auteur, repose sur l'honneur castillan, est arrêtée entre eux : Hernani porte un cor qu'il remet au duc ; dès qu'ils se seront vengés tous deux par la mort du roi, Don Sylva n'aura qu'à souffler dans l'instrument, et zon, le malheureux Hernani se verra forcé de mettre fin à ses jours.
On fail beaucoup de chemin du troisième au quatrième acte. Le spectateur est transporté à Aix-la-Chapelle, où va se faire l'élection d'un empereur des Romains. Don Carlos, qui a des chances, vient visiter le caveau où est renfermée la dépouille mortelle de Charlemagne ; c'est là que se passe la scène. En attendant que la couronne impériale soit placée sur son front, Don Carlos interroge la grande ombre de Charles ; celle-ci lui laisse faire, sans l'interrompre, un long cours de politique transcendante. Des conjurés sont là qui veulent empêcher l'élection, le duc de Sylva, Hernani sont du nombre ; ils hésitent à frapper : la présence de Don Carlos leur impose à ce point qu'ils l'écoutent parler comme feu Charlemagne. L'élection a lieu ; Don Carlos est nommé ; le couronnement se fait. Alors Hernani accable d'injures le nouvel empereur, et termine en lui découvrant encore un secret : c'est que celui qu'on croit un vil brigand n'est autre que Jean d'Arragon,dont le père fut jadis dépouillé par le père de Don Carlos.
Charles-Quint (c'est le titre qu'a pris Don Carlos à son avènement) veut commencer son règne par un acte de clémence : il rend à Jean d'Arragon, ci-devant Hernani, ses biens, ses honneurs ; le reçoit chevalier de la Toison-d'or ; et, poussant la générosité jusqu'à se vaincre lui-même, il accorde à son heureux rival la main de la belle Dona Sol.
Nous arrivons enfin au cinquième acte : un coup de sifflet du machiniste nous a transportés de nouveau en Espagne. On a célébré la noce des amans ; la fête est finie ; il est minuit, et la lune éclaire faiblement la Castille. Ivres d'amour, Hernani et Dona Sol vont se retirer dans leur appartement ; ils se récitent de tendres madrigaux, lorsque le son d'un cor se fait entendre... On conçoit la terreur d'Hernani : c'est sa mort qu'on demande ! Alors se présente Don Sylva ; il est porteur d'une coupe et d'un poignard ; il vient donner le choix au marié.
Sommé d'accomplir sa promesse, Hernani ne recule pas, mais il hésite un moment, et l'on conviendra qu'il y a de quoi. Dona Sol saisit le poison, en avale une moitié, tombe, et trace ainsi la conduite de son époux. Hernani avale l'autre moitié, tombe aussi ; et l'inexorable vieillard se poignarde sur le corps de ses deux victimes.
A demain les observations qui seront nombreuses.
Dimanche 28 février
ENCORE HΕRNANI.
La modération que nous avons mise dans le compte rendu de cet ouvrage, et l'impartialité avec laquelle nous étions, d'avance, résolus de le juger, nous ont valu des reproches et nous causent presque des regrets. Nous suivrons cependant la ligne que nous nous sommes tracée ; quelques uns des moyens dont on s'est si impudemment servi pour assurer à M. Victor Hugo un triomphe dont nous devinons la durée, nous en font un devoir.
Non, messieurs, non très-certainement, vos efforts ne seront point couronnés d'un plein succès. Hernani, applaudi par vous avec un enthousiasme calculé, Hernani, dont tous les mots de valeur, notés à l'avance, ont reçu tant d'éloges tarilfés, Hernani, déjà joué deux fois, vous semble bien jugé : et vous avez vos raisons pour cela : c'est vous qui composiez l'aréopage.
Nous nions que la portion du public qui blâme ou approuve hautement ait, jusqu'à présent, été admise à donner son avis. Jeudi dernier nous nous possédions, nous ; nous étions de sang-froid ; nous avions des oreilles et des yeux. Qu'avons-nous vu ? des sectaires animés d'un zèle si chaud, si peu disposés à la controverse, que l'apparence d'un signe d'improbation, un rire étouffé, une remarque communiquée à voix basse servait aussitôt de prétexte aux enfans perdus de l'armée alliée pour proférer, même contre les femmes retranchées dans leurs loges, d'indécentes menaces.
Les classiques, dites-vous, font cause commune avec la police ; l'accusation est galante. Mais, direz-vous de l'élite de la société, des personnes qui avaient bien réellement contribué à grossir une recette que vous portez sans rire à cinq mille francs, direz-vous qu'elles fesaient cause commune avec les agens de M. Mangin ? Sachez qu'elles ont pris la liberté grande de blâmer, et souvent, les phrases étranges dans lesquelles M. Victor Hugo croit devoir envelopper ses pensées, et qu'il y avait dans beaucoup de loges un traducteur improvisé qui se chargeait d'expliquer à ses voisins les vers obscurs, les locutions inintelligibles ou anti-françaises. Apprenez que, dans plus d'une loge aussi, on s'est permis de dire qu'en cas de succès, les parodistes n'auraient presque rien à faire pour travestir Hernani ; que les situations, les mots plaisans sont trouvés, et qu'il ne faut que dérober à M. Victor Hugo des scènes entières de son propre ouvrage.
Etaient-ils donc des agens de police, les spectateurs qui haussaient les épaules au bizarre et long monologue du quatrième acte ; et ceux qui plaignaient Mlle Mars de jouer un rôle « si long de présence », comme l'a dit un de nos confrères, et si peu rempli jusqu'au cinquième acte ? Est-ce la voix de M. Mangin ou celle de la raison qui soutient partout que la pièce finit avec le quatrième acte, et que le duc de Sylva, s'il se servait du cor d'Hernani au moment où l'empereur accorde à celui-ci la main de Dona Sol, forcerait une demi-heure plutôt le fortuné Jean d'Arragon à se percer de son poignard ?
Sont-ce aussi des habitués de la rue de Jérusalem qui ne conçoivent rien à l'incroyable longanimité du roi Don Carlos ? Est-ce un espion qui comparait le duc de Sylva racontant l'histoire de chacun de ses aïeux au roi, qui a bien autre chose à entendre, à l'explicateur des figures du salon de Curtius ? Et ceux, en si grand nombre, qui soutiennent que M. Victor Hugo s'est montré, cette fois, moins poète encore, qu'auteur dramatique, sont-ce donc aussi des mouchards ? Et ceux, en plus grand nombre encore, qui vont publiaiit que la pièce est mortellement ennuyeuse !
Dans quinze jours, on saura à quoi s'en tenir sur vos admirations et vos colères ; car dans quinze jours, sans doute, on aura licencié les membres de la commission qui examinait les droits d'un solliciteur à son admission dans la salle ; et sans doute aussi beaucoup d'honnêtes gens se lasseront de faire, à leurs frais, du dévouement et de l'admiration.
Lundi 1er mars
La Quotidienne, à qui l'approche de la session fait tout voir en noir, annonce que le drame d'Hernani n'est que ia première partie d'une trilogie dont s'occupe M. Victor Hugo. Voilà notre provision de plaisir faite pour longtemps, et la scène française enfin régénérée !
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Les censeurs dramatiques ont réclamé, par la voie du Moniteur, leur organe légal, contre l'assertion du Journal des Débats, laquelle porte qu'ils auraient communiqué le manuscrit d'Hernani à des tiers, et fait des lectures particulières du chef-d'œuvre de l'enfant sublime.
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Les amis de M. Victor Hugo viennent de décider que le manuscrit d'Hernani serait vendu, dans les journaux, de 80 à 100,000 francs.
QUATRAIN ROMANTIQUE. |
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On prépare, pour le théâtre Saint-Martin, une parodie d'Hernani.
Mardi 2 mars
M. Victor Hugo fait dire à Charlemagne, par Charles-Quint, dans son monologue archi-long du quatrième acte d'Hernani, où sont entassés (quoi qu'en disent les mouchards) tans de beautés poétiques du premier ordre :
Avoir été colosse et tout dépassé !... Quoi !
Depuis trois jours on se souvient de tout ce qu'on avait dit prématurément de l'œuvre regénératrice : on se représente encore M. Hugo, grand comme une des pyramides, et l'on répète tristement, en hochant la tête :
Avoir été colosse et tout dépassé !... Quoi !
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On dit que l'enfant sublime est tombé en enfance.
Dimanche 7 mars
LE VILLAGE D'ERNANI.
Des géographes peu consciencieux ont prétendu qu'Ernani était jeté sur une montagne plus élevée que le Parnasse ; c'est une erreur: Ernani se trouve sur un terrain plat à peine au-dessus du niveau de la mer. Il est arrosé par un fleuve qui n'a nul rapport avec le Parnasse, car son cours est inégal et souvent obstrué par des rocs ; son lit a peu de profondeur, son eau presque constamment trouble conserve toujours un goût saumâtre et est très dure à la digestion.
Quoique sous le ciel brûlant de l'Espagne, la température moyenne est celle des climats tempérés ; on n'y est est jamais incommodé de la chaleur.
Quelques écrivains se sont extasiés sur l'aspect romantique d'Ernani ; le voyageur impartial conviendra qu'il est loin d'égaler en beauté certains bourgs de la vieille Angleterre ou de l'Allemagne.
On n'a suivi aucun pian dans la construction d'Ernani ; c'est un amas confus de maisons accolées les unes aux autres ; aussi y éclate-t-il régulièrement chaque soir un incendie. Néanmoins, on doit convenir que plusieurs parties ont du grandiose et captivent à la première vue.
On peut visiter à Ernani, un caveau renfermant une tombe gothique. Il s'y fait tous les jours un prône, un long prône, un très-long prône, et comme tous les prônes de village, un prône où s'entrechoquent des idées sublimes affublées en grotesque patois.
Nous recommanderons à ceux qui aiment la peinture non léchée une immense galerie de portraits de famille que l'on montre dans un château. Un vieillard caduc, vénérable et jaloux remplit l'oflice de cicerone, et le voyageur souffre à le voir épuiser à ce métier sa poitrine. Au lieu de lui faire chantonner la légende de chacun de ces portraits, pourquoi ne lui donne-t-on pas, comme au suisse du Musée, des livrets à distribuer ?
On peut aussi se faire ouvrir une fort belle armoire dans laquelle on raconte que Charles-Quint, courant les aventures, fut trop heureux de pouvoir se cacher. On y conserve maintenant, sur le troisième rayon du côté gauche, la plus précieuse, peut-être, de toutes les chroniques espagnoles ; une chronique qui donne un démenti complet à toutes celles où il est parlé de la jeunesse de Charles-Quint. Elle a été écrite par un vieux moine son confesseur et le seul personnage qui ait reçu la confidence de ses premières peccadilles du grand homme. Le caractère en est tellement illisible, qu'à l'exception d'un jeune poète français, personne encore n'en a pu déchiffrer un passage.
La population d'Ernani se compose, comme partout, d'un petit nombre de personnages qui occupent les scènes, c'est-à-dire, qui gouvernent et empochent l'argent, et de la masse qui forme public, c'est-à-dire, qui paie et qui regarde.
Les premiers ne sont point toujours à la hauteur de leurs emplois ; chez les uns, l'âge commence à éteindre les facultés ; chez les autres, on voudrait plus d'intelligence : presque tous manquent des agrémens physiques nécessaires pour représenter dignement (ces grands costumes d'apparat sont difficiles à porter). Si l'on pouvait, en matière si grave, hasarder un propos galant, nous féliciterions l'un des magistrats du village d'avoir pour fille une personne aussi gracieuse que Dona Sol. On n'a point un organe plus doux, une âme plus brûlante.
Quant à la masse formant public (si l'on en croit la tradition), elle saluait jadis ses fonctionnaires par des acclamations frénétiques ; elle était innombrable, et s'étouffait dans les rues. Maintenant elle diminue, et la division s'introduit parmi elle. Des mécontens murmurent, des sifflets se mêlent aux bravos des habitans bien pensans ; il est à craindre qu'on n'en vienne à refuser l'impôt ; cela s'est vu ailleurs que dans le village d'Ernani.
Mardi 9 mars
Samedi, à la représentation d'Hernani, un monsieur en redingotte blanche, placé sur la première banquette du parterre, s'est levé furieux en entendant derrière lui des marques d'improbation, et menaçant du poing les coupables : Misérables ! s'est-il écrié ; à la guillotine !
Vendredi 12 mars
A la dernière représentation d'Hernani, pendant le long monologue, un spectateur voulant faire taire les mécontens s'est écrié : « Silence, barbares, c'est du Cousin ! - Non, lui a-t-on aussitôt répondu, c'est du galimathias ! »
Originaux des articles sur Gallica :
- La Pandore, 25 février 1830
- La Pandore, 26 février 1830
- La Pandore, 27 février 1830
- La Pandore, 28 février 1830
- La Pandore, 7 mars1830