Hernani 1830
Article dans Gilblas
28 février 1830
La question qui divise les deux genres de la littérature
n'a pas été jugée, ainsi qu'on le pensait, par l'apparition d'Hernani sur la scène française ; la statue de Racine
sera longtems debout malgré les attaques indécentes des
ennemis de sa gloire, et tous ces grands maîtres de l'antiquité qui posèrent les premiers fondemens de l'art dramatique, tel qu'il doit être compris, ne baisseront point
encore devant Athènes un front humilié.
Les frénétiques du genre, les amis de l'auteur ont fait
de leur mieux pour assurer le succès de la pièce ; dès
quatre heures la salle était envahie, quoique les portes
n'aient été ouvertes qu'à six. Mais comme tout est novation dans le romantisme, probablement les partisans de
M. Victor Hugo seront entrés par le ciel-ouvert. L'importance que l'on a mise au triomphe d'Hernani semblerait se rattacher à de hauts intérêts ; cependant nous ne
pensons pas que la politique ait pris quelque part à cet événement dramatique, tout se réduisant ici à une question littéraire, qui intéresse plutôt la république des lettres que la monarchie française.
La scène se passe sous le règne de Charles-Quint ; ce
prince aime dona Sol Silvia, nièce du vieux duc de
Gomés, gouverneur d'un château dépendant des domaines de la couronne. Pendant la nuit, Charles s'introduit,
déguisé, dans les appartemens du château, sous le prétexte d'annoncer au gouverneur la mort d'un empereur
d'Allemagne ; à peine est-il arrivé dans la première pièce
qu'un bruit au dehors l'oblige de se réfugier dans une
armoire ; ce bruit est causé par l'arrivée d'Hernani qui se
rend auprès de la belle Silvia dont il est tendrement
aimé. Hernani est chef d'une de ces bandes armées qui
ravagèrent pendant si longtems la Catalogne, et que Duguesclin conduisit ensuite dans le royaume de Naples ; il a
juré de venger la mort de son père que l'aïeul de Charles-Quint fit périr sur l'échafaud pour cause politique. Au
moment où le bandit proteste aux pieds de Silvia de la
vivacité de ses sentimnens, le prince sort de sa retraite, les
fers se croisent, et bientôt survient le vieux duc tout surpris de trouver, au milieu de la nuit, deux hommes auprès de sa nièce dont il est lui même éperduement épris.
Le roi est obligé de se faire connaître, et Silvia, contrainte
de se retirer, donne rendez-vous à Hernani, pour minuit,
sous le balcon de son appartement.
Charles a tout entendu, il devance Hernani au lieu du
rendez-vous, accompagné seulement de trois seigneurs
de sa cour ; au signal convenu Silvia descend et rencontre dans l'ombre une main qui ne répond point aux battemens de son cœur. Surprise, humiliée, elle veut fuir ;
c'est en vain que le roi essaie de la convaincre par de
brillantes promesses ; les grandeurs de la royauté ne la
séduisent point. préférant à la majesté du trône associer
sa destinée à la honte de l'échafaud. Hernani arrive pour
compléter cette scène de mélodrame ; après avoir fait de
la métaphysique avec le roi sur le sujet de sa haine et
l'avoir abreuvé de sarcasmes, dédaignant de l'assassiner,
il lui offre son manteau pour protéger sa retraite à travers les lignes des brigands qui gardent toutes les avenues.
Au même instant le tocsin se fait entendre, et l'embrasement de Sarragosse, incendié par les compagnons
d'Hernani, l'avertit qu'il est poursuivi par les soldats
du roi.
Un combat s'est engagé, tous les brigands ont péri
dans la mêlée, Hernani seul a survécu ; et c'est à l'aide
d'un costume de pélerin qu'il vient réclamer un asile
protecteur auprès du vieux duc, prêt à s'unir à Silvia,
trompée par le faux bruit de la mort d'Hernani. Alors
qu'elle se dispose à marcher vers l'autel, le pèlerin se dépouille de son déguisement, et montre aux yeux étonnés
du vieillard le brigand de la montagne. Resté seul avec
Silvia, Hernani lui reproche d'avoir violé ses sermens,
mais elle lui montre, caché sous ses vêtemens, le poignard qui devait changer en funérailles les solennités du
mariage à l'instant de la célébration. Le vieillard ayant
surpris leur entretien, s'écrie :
Voilà donc le paiement de l'hospitalité.
C'est dans ce moment que Charles, informé de la retraite du fugitif, vient sommer le gouverneur de lui livrer Hernani ; mais, au seizième siècle, l'Espagnol n'avait
point encore appris à violer les lois sacrées de l'hospitalité, et le duc de Gomés proteste par les vertus de ses
ancêtres qu'il ne livrera point le prisonnier ; il ne veut pas
que l'on dise de lui : Celui-ci fut un traître ; il vendit la
tête de son hôte.
Cependant, par un de ces actes arbitraires dont les têtes
couronnées sont rarement avares, Charles emmène en otage la tremblante Silvia ; et le vieux duc, qui ne pardonne point à Hernani son amour pour sa nièce, veut
que la mort de son rival soit le terme de ses tourmens.
Hernani demande grâce pour quelques jours : ce tems
lui est nécessaire pour accomplir ses projets de vengeance ; et, détachant son cor-de-chasse, il le remet au
duc en lui disant : « Je jure sur la tête de mon père de me
donner la mort, dès l'instant où votre volonté, exprimée par les sons de cet instrument, m'avertira qu'il faut que je cesse de vivre. »
Au quatrième acte, on voit en scène le tombeau de Çharlemagne, ce conquérant législateur, qui renouvela
l'empire des Césars, après avoir détruit les temple des
Barbares et fait massacrer leurs prêtres sur les débris de
leur idole ; c'est à l'ombre vénérée du grand roi que
Charles-Quint, attendant avec anxiété la décision qui
doit élire un empereur d'Allemagne, vient demander ces
hautes inspirations qui font la grandeur et la puissance
des états. Avant d'arriver à la longue énumération de toute
la hiérarchie sociale, il s'exprime ainsi dans son invocation :
O Quel destin ! — Pourquoi cette tombe est la sienne. |
Au moment où Charles-Quint pénètre dans le tombeau
pour se livrer à ses méditations, les francs-juges s'assemblent dans le caveau ; sa mort est résolue, et c'est Hernani
que l'on désigne pour devenir l'assassin de son roi ; mais
les trois coups de canon, qui devaient annoncer l'élection
de l'empire d'Allemagne en faveur de Charles-Quint, se
sont fait entendre, et les députés de la diète germanique
viennent féliciter le nouvel empereur. Le premier acte de
sa puissance est un pardon généreux pour les conjurés :
dès cet instant, Hernani n'est plus un brigand obscur,
c'est don Juan d'Aragon, illustre proscrit, qui ne s'était jeté dans la carrière du crime qu'afin de servir plus efficacement les intérêts de sa vengeance. L'empereur lui restitue
toutes ses dignités et lui accorde la main de Silvia.
Il semble que tout est fini là, mais un cinquième acte était nécessaire à la péripétie de la seconde partie du
drame. Réhabilité parmi les hommes, remis en possession
du palais de ses pères, Hernani va goûter au sein de la
félicité les douceurs d'une union tant désirée. Seule enfin
avec don Juan, Silvia, avant d'aborder la couche nuptiale, contemple par une croisée la majesté d'une belle
nuit et le calme de la nature, lorsque le son d'un cor
retentit à ses oreilles : c'est le cri de la mort que le vieillard fait entendre à Hernani pour l'avertir que sa dernière heure est arrivée ; il vient lui-même lui rappeler
que c'est sur la tête de son père qu'il a juré de mourir,
et il lui donne le choix entre le fer et le poison. Les cris
déchirans de la jeune épouse tombant échevelée aux pieds
du duc, n'ébranlent pas un instant son inflexibilité, tant
la cruauté est près de l'amour dans les sentimens d'un
vieillard ! La fierté castillane ne permet point à don Juan
de devenir parjure ; c'est ainsi que s'explique le second
titre de la pièce. Silvia ne survit point à cette catastrophe,
elle meurt empoisonnée dans les bras expirans d'Hernani,
en lui adressant ces dernières paroles :
Ne devions-nous pas dormir ensemble cette nuit.
Cet essai du drame romantique ne sauvera point
l'art tragique du naufrage qui le menace ; les apologistes
d'Hernani seront en petit nombre si l'impartialité doit
entrer pour quelque chose dans le jugement de l'ouvrage ;
sa contexture peut être l'objet d'une sévère critique, malgré quelques beautés de détails dignes de nos anciens
maîtres. Au quatrième acte la pièce a cessé de produire
le peu d'effet qu'elle avait fait aux actes précédens ; des
monologues d'une longueur assommante ont prodigieusement affaibli l'intérêt. Des paroles emphatiques, des fadeurs, telles que l'exige le langage extravagant du romantique, auraient plus d'une fois excité le mécontentement de l'auditoire, si l'auteur n'avait eu la précaution de le composer de gens dévoués aux intérêts de sa
réputation et faisant partie de la coterie littéraire. Il y a
pourtant dans le drame nouveau des situations, des scènes de férocité qui sont bien dans les mœurs du tems. Le
rôle d'Hernani est tracé avec énergie, mais ce vieux duc
n'est qu'un éternel bavard, un radoteur qui ne sait qu'abuser de la patience du public par sa longue dissertation
sur les hautes vertus de ses aïeux. Quant au style, ce
sont des locutions extraordinaires qui ont effrayé l'intelligence du public, et qui révèlent une prétention ridicule ; l'auteur devrait savoir que la simplicité et la clarté du langage sont les premières conditions des règles invariables du bon goût. En résumé, le succès obtenu à la
première représentation d'Hernani, ne décide pas du
mérite de l'ouvrage ; les misérables intrigues de théâtre
ont tout fait ; et M. Victor Hugo, dont nous ne contestons
point le talent, aurait dû se livrer plus franchement à un public payant, qui l'aurait traité avec cette justice et cette indulgence qu'il ne refuse jamais à ceux qui ne cherchent point à capter son suffrage. Les éloges sont sans
prix lorsqu'ils ne résultent pas d'une sévère impartialité.
La pièce est montée avec un luxe asiatique, tant sous
le rapport des décorations que sous celui des costumes ;
les principaux acteurs Michelot, Firmin et Joanny ont
joué avec un ensemble remarquable ; mais malgré cette
réunion des premiers sujets, et quoique Mlle Mars ait
associé son admirable talent au succès d'Hernani, il est
difficile que cet ouvrage puisse ramener de beaux jours
pour la Comédie Française.
A. R.
A.R., Gilblas, 28 février 1830
On pourra consulter l'original sur Gallica :