Hernani 1830
Articles dans Le Drapeau blanc



25 février

— C’est enfin aujourd'hui qu’aura lieu la première représentation d'Hernani, tant de fois promise et tant de fois reculée ; on va juger enfin ce drame maladroitement prôné d’avance par des amis exagérés, et décrié par une malveillance injuste que nous avons toujours blâmée. Les manifestes qu’ont lancés les deux partis sont comme ces mémoires à consulter auxquels il ne faut ajouter de confiance que jusqu’au jour du débat public où tout s’explique et s’apprécie. Ce jour est arrivé ; nous allons voir si Hernani sera assez puissant pour relever la littérature dite romantique, accablée par des échecs nombreux et récents.

 

26 février

Le Coriolan de la littérature, le transfuge qui s'est écrié : Adieu, Rome, je pars, et s'est mis à la tête de I'armée des Volsques, M. Victor Hugo s’indignait avec raison que ses lieutennts eussent moissonné si abondamment dans le champ de l’extravagance et du ridicule. Il a voulu leur prouver qu’il serait toujours leur maître quand il le voudrait, et il a fait Hernani. Honneur au grand pontife du romantisme ! A genoux prêtres subalternes ! prenez humblement l'encensoir, et, au milieu d’un nuage de fumée, chantez la gloire de celui dont vous devez baiser les traces. Hernani, le chef-d’œuvre de l’absurde ; Hernani, le rêve d’un cerveau délirant, a obtenu un succès... de frénésie. On aurait dit que tous les fous, échappés de leurs loges, s'étaient rassemblés au Théâtre-Français, et le plus grand fou n'était pas dans la salle.

 

27 février

— Oui, mes petits enfants, je vais vous conter une histoire , écoutez-la bien. — Papa, est-elle vraie ? — Je n’en sais rien. — Ce n’est donc pas une histoire, c’est un conte ; est-il amusant ? — Dame ! vous en jugerez ; je commence.

Il était une fois en Espagne un vieux duc, un bandit et un roi ; tous les trois étaient amoureux de la même demoiselle, appelée Dognasol. Elle était, dit-on, jeune et belle, mais elle paraissait beaucoup plus que son âge, et sa beauté semblait un peu ternie ; c’était sans doute l’effet des veilles, car elle passait les nuits à attendre son amant. Or, cet amant n’était ni le vieux duc son oncle, ce qui n’a rien d’élonnant ; ce n'était pas non plus le roi, quoiqu’un roi jeune et galant vaille bien la peine d’être aimé. Son cœur appartenail au bandit donl elle avait fait la connaissance je ne sais quand, je ne sais où ; celui qui m’a conté cette histoire a oublié de me le dire ; mais enfin elle l'adorait, et elle avait une si bonne opinion de son cher bandit, qu’elle ne craignait pas de le faire entrer chez elle, pendant la nuit, par une porte secrète. Dans ce temps-là, les bandits étaient bien honnêtes et les jeunes filles bien confiantes.

Voilà qu’un beau soir, la duègne très complaisante de Dognasol croyant ouvrir la porte au cher bandit, voit entrer un inconnu qui avait surpris le secret du signal convenu entre les amans. Elle veut crier. « Paix ! cette bourse ou ce poignard », dit l'inconnu. Le choix de la duègne est bientôt fait, elle prend la bourse, et entendant les pas de sa maîtresse, elle cache l’étranger dans une armoire. Nouveau signal : cette fois c’est le brigand, bien gentil, bien amoureux, bien séduisant, quoique son costume soit un peu négligé.

On parle d amour... Comment faire pour empêcher Ie mariage prochain de Dognasol et du vieux duc ? Le brigand propose à sa belle le partage de sa vie au milieu d’une bande de proscrits, dans les antres des forêts, sur la cime des rochers.... Elle sera reine. Dognasol hésite.... Son amant lui montre en perspective l’échafaud.... Ce dernier moyen de séduction triomphe. Dognasol se laissera enlever. Mais l'inconnu, qui se promenait dans l’armoire, a tout entendu, il se montre, les épées se croisent.... Le vieux duc arrive, fort étonné de trouver deux jeunes hommes dans l'appartement de sa nièce, de sa fiancée ; il ne gronde que les jeunes hommes, leur dit que de son temps les jeunes hommes ne se conduisaient pas ainsi ; qu'ils n’en voulaient pas aux jeunes femmes, même quand elles appartenaient à de vieux hommes ; et, après cet éloge du temps passé, il ordonne à ses serviteurs de s'emparer des jeunes hommes, mais le premier venu se nomme ; c’est le Roi. Il ordonne de laisser libre son rival, qn’il fait passer pour un homme de sa suite.

Dognasol ne manque pas au rendez-vous indiqué pour l’enlèvement. C’est le roi qu’elle y trouve ; elle appelle au secours c’est le brigand qui répond.... Ses compagnons sont maîtres de la ville à l’insu du roi, qui court le guilledoux, pendant qu’une bande de vagabonds s’empare de sa capitale. La vie du roi est à la merci d’Hernani, car c’est le nom redouté de ce mystérieux personnage, qui offre au prince un combat que celui-ci refuse. « Assassine-moi, lui dit-il, je ne te ferai pas l’honneur de croiser mon fer avec le tien. » Hernani, au lieu de se venger, brise son épée ; et pourtant, il avait une vieille rancune contre la famille royale. Son père a péri par les ordres du roi Ferdinand, dont il a juré d’immoler le fils. J’ai oublié de vous dire que ce roi, coureur de galantes aventures, n’est autre que Charles, qui fut depuis l’empereur Charles-Quint.

— Mais papa , ton histoire n’est guère vraisemblable. — Mes enfants, ce n’est pas moi qui l’ai faite, prenez-vous en à l’auteur ; au surplus, prenez cette histoire pour un conte. —Ton conte est bien long.—Oh ! vous n’êtes pas au bout. La bande d’Hernani est vaincue, dispersée. La tête du chef est mise à prix. Il vient sous l’habit de pèlerin chercher un asile.... devinez où ? Dans la maison du vieux duc Silva, qui le surprend bientôt aux genoux de Dognasol. Pour le coup, c’est trop fort, et le bonhomme allait se venger, si le roi Charles n’était venu lui-même réclamer Hernani.

Le duc fait cacher le brigand, et offre sa tête plutôt que de livrer son hôte. Le roi, qui était venu chercher un homme, emmène une femme ; Dognasol lui sert d'otage. Après leur départ, le vieux Silva propose uu duel au jeune brigand qui ne veut pas profiter de ses avantages et lui répond : Duc, je veux te venger ; tu me tueras après, et il lui fait cadeau d’un sifflet, non, je me trompe, d’un petit cor de chasse. — Pourquoi donc faire, papa , ce cor de chasse ? — Il ne servirait pas à grand’chose sans le serment qui l’accompagne, Hernani jure qu’aussitôt qu’il entendra le son de ce cor, il viendra recevoir la mort de la main du duc qu’il a outragé. C’est un sursis qu'il demande.

Jusqu’ici, mes enfants, nous étions en Espagne ; nous voici à Aix-la-Chapelle, et le voyage se fait en cinq minutes. —Papa, tous ces gens-là avaient donc des bottes de sept lieues comme celles de l’ogre du Petit Poucet ? — Oh ! ils vont encore plus vite. Enfin nous sommes à Aix-la-Chapelle, où le roi d’Espagne vient se faire couronner empereur, Hernani l'a suivi, et formé une conspiration contre sa vie. Arrêté avec ses complices au moment où il va frapper, le brigand déclare qu’il est un grand seigneur, le cousin du roi, Jean d’Aragon, et il met son chapeau, parce qu’il a le droit, auquel il paraît tenir beaucoup, d’être décapité la tête couverte. — Le beau privilège ! — Il le réclame du moins fort à propos ; mais Charles a changé d’avis ; au lieu de faire pendre Hernani, il le croit sur parole ; et, sans demander aucune preuve, il le reconnaît pour son cousin, lui donne en mariage Dognasol, et lui fait présent d'un de ces moutons d'or que l'on se pend an cou.

— Qu’est-ce que cela signifie, papa ? — Mon enfant, c'est une manière de dire qu’il le fait chevalier de la Toison d'Or. —J'espère que voilà ton conte fini. — On le croirait, mais nous avons encore un voyage à faire : nous revoici en Espagne, au milieu d'une fête, d’un bal masqué. C'est la noce de Jean d Aragon, ci-devant Hernani avec la belle Dognasol. L'amour et le bonheur sont bavards, les deux époux jasent du passé, du présent, de l’avenir, et ils allaient se coucher quand on entend le son d’un cor; Jean d’Aragon reconnaît l'instrument qu’Hernani a donné à SiIva et se rappelle la fatale promesse. Le vieux duc lui laisse le choix entre le poignard et le poison. Le jeune époux envoie au diable le poison, le poignard, le serment, son oncle et le cor de chasse, mais l'honneur castillan veut que le gentilhomme qui a promis sa vie, la donne. Il prend le poison, sa femme le lui arrache, en boit la moitié, lui passe le reste, et le duc édifié de tant d’amour et d’exactitude ne veut pas être en reste et se poignarde. —Mais,papa, pardonne moi ; ton conte n’a pas le sens commun. —C’est possible, mon fils, mais je te répète que je n’en suis pas l’auteur, et puisqu’il faut te le dire, je viens de te faire l’analyse d’une nouvelle tragédie du Théâtre-Français. — Quoi ! de ce théâtre où tu m’as mené voir Iphigénie qui m’a tant fait pleurer, et Pourceaugnac qui m'a tant fait rire ? — Précisément ; encore t’ai-je fait grâce de bien des détails, car la pièce dure quatre grandes heures. — Ecoute, papa, j’ai une idée. — Parle. — Je soupçonne que l’auteur d’une pareille pièce est un peu fou. — Il y a des instans où l’on serait tenté de le croire ; cependant je serais le plus fier et le plus heureux des pères si le ciel t'avait donné le talent, le génie de ce fou-là.... mais sous la condition que tu en ferais un meilleur usage.


Articles du Drapeau blanc, 25, 26 et 27 février 1830.
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