Hernani 1830
Philarète Chasles dans La Revue de Paris



L'oeuvre d'un homme consciencieux et ami de l'art, d'un poète hardi à s'élancer dans des voies nouvelles, renferme toujours une puissance d'émotion et s'environne d'un vif intérêt. Cette oeuvre peut être incomplète en elle-même, fausse sous quelques rapports, dangereuse d'exemple ; mais au milieu de ces produits nains, dont toutes les vieilles littératures sont encombrées, au milieu de ces copies de copies et de ces éternels pastiches qui surchargent nos bibliothèques, c'est plaisir de voir une intelligence confiante en sa force se déployer nue à ses risques et périls, faire essai de toutes ses facultés, donner à ses tentatives littéraires l'intérêt d'une lutte politique et vaincre l'indifférence insouciante des contemporains par la témérité de ses efforts.

Cette allure franche, libre, impétueuse a toujours appartenu à M. Victor Hugo. Il a trouvé le Théâtre Français endormi dans une sorte de stupeur débile, qu'il a tenté de secouer. Rejetant les lenteurs et les détours qu'une habileté plus timide eût apportés peut-être dans la réforme qu'il désirait, c'est une brusque innovation qu'il a voulue, c'est une révolution totale qu'il a proclamée. Sa première œuvre dramatique, Cromwell, manquait de cette distribution savante et théâtrale qui donne aux ouvrages accès sur la scène ; son second drame, Marion Delorme, en a été repoussé par la ridicule fatalité de nos querelles ministérielles : aussitôt il s'est remis à l'ouvrage avec la persévrérance d'un réformateur. Hernani, drame espagnol a paru sur le Théâtre Français. Il ne s'agit point d'en constater ici le succès, ni de reproduire le mouvement et l'éclat d'une soirée où l'urgence des questions politiques qui dominent la société a cédé à l'intérêt d'une question littéraire. Il n'est pas non plus question de répartir aux acteurs et à l'auteur les éloges et la louange ; ni même d'indiquer complaisanmient au poète comment il aurait pu s'y prendre pour nous plaire ; procédés vulgaires de la critique, usés par la banalité de leur emploi, faciles à mettre en usage, et sans intérêt pour l'art. Tentons d'examiner en lui-même, et comme une œuvre des temps passés, hors de la sphère de toutes les jalousies et de toutes les haines vivantes, ce drame, dont il serait aussi aisé de faire la parodie que le panégyrique.

Le talent et l'audace du poète méritent bien, sans doute, que l'on cherche à s'élever, pour apprécier sa création, jusqu'à cette haute et sincère impartialité. S'il y a innovation dans Hernani, de quel genre est cette innovation ? Comment peut-elle influer, en bien ou en mal, sur l'ancien système du drame français ? Indépendamment de ces beautés énergiques, de ces situations hasardées, de ces saillies vives et lumineuses qui étincellent dans l'ouvrage, les éléments qui le composent forment-ils cette grande unité, cet ensemble varié, ce tout complet et puissant, que l'on admire dans les productions du génie ? Est-ce là seulement un essai plein de force et de sève, ou bien une création parfaite, destinéeà servir de type comme le Cid de Corneille, comme le Macbeth de Shakspeare ? L'oeuvre enfin échappera-t-elle à ce sort réservé aux travaux de l'esprit dans le temps où nous sommes ? Y a-t-il un avenir pour Hernani, ou ne faut-il y voir que la lutte d'un homme de talent contre un siècle épuisé, dont les émotions littéraires se sont engourdies ; l'effort, d'un poète avide de gloire pour forcer à l'admiration des esprits sceptiques, accablés d'une multitude d'intérêts dlvergents, privés de loisir, fatigués de querelles violentes et absorbés par le tracas des affaires ? Ces questions mériteraient d'être approfondies et examinées plus curieusement que ne l'a permis le court espace de temps écoulé depuis la représentation d'Hernani ; il serait utile de les résoudre : et quand même celui qui les aurait soulevées, exposerait son opinion individuelle aux clameurs contraires de toutes les sectes, et devrait, Gibelin aux Guelfes, Guelfe aux Gibelins, n'être admis sous aucun étendard ; cette recherche du vrai, dans la mêlée des coteries et des partis, engagerait peut-être quelques esprits sincèresà le suivre avec plus de bonheur et de force dans cette voie d'impartialité libre et complète où il ose se jeter.

L'idée première d'Hernani est la même qui respire dans tout le théâtre espagnol ; puissance de l'honneur, foi du serment, force de la parole ; obéissance aveugle au suzerain ; violence ardente d'un amour sans bornes, lien de vie et de mort, engagement terrestre qui se perpétuera dans le ciel. A cette donnée, féconde en inspirations, le poète a joint la peinture historique du caractère de Charles-Quint, jeune encore et saisissant la couronne impériale ; le tableau des mœurs du seizième siècle en Espagne ; enfin, sur le premier plan, la figure d'un banni devenu brigand des montagnes, homme noble que la proscription politique dont sa famille est victime a rejeté violemment dans la vie sauvage, sans le dépouiller de sa grandeur native. A tous ces élémens divers le poète a demandé tour à tour des émotions et des succès. Mais entre eux le lien manque ; on cherche en vain le point de cohésion qui les unit.

Une seule de ces données secondaires qui s'entrechoquent dans son drame suffirait à un bel ouvrage dramatique. La sainte et inviolable hospitalité, le mépris de la vie des hommes et de sa propre vie, le dévouement d'une femme aimante à celui qui a reçu sa foi, la religion de la vengeance, la vénération pour la vieillesse et le culte des aïeux ; sentiments et idées qui dépassent de toutes parts la nature humaine ; enfin tous les développements divers du point d'honneur castillan, auxquels Roxas, Calderon, Lopez de Vega ont consacré tour à tour leurs nombreuses comédies, M. Hugo les a réunis et concentrés avec une sorte de violence et de compression, dans son drame gigantesque. De là il a fait jaillir-toutes les situations terribles, que son talent a pu lui fournir, tous les élans de fureur, de générosité et d'amour que son âme de poète a devinés, tous les vers grandioses devenus comme l'habitude de son génie lyrique. C'est un tumulte effrayant de voix tonnantes, un combat de passions colossales. C'est le tourbillon infernal du Dante :

Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d'ira
Voci alte e fioche...
Facevano un tumulto, il qual s'aggira
Sempre'n quell' aria senza tempo tinta
Come la rena, quando 'l turbo spira.

Émue et exaltée tour à tour par une succession de dévouements enthousiastes, et de sacrifices à la foi donnée (dévouements et sacrifices dont le drame nouveau est rempli), l'âme se fatigue de tant d'impressions diverses, bien que la cause secrète en soit la même.Il semble qu'une atmosphère orageuse l'environne et l'oppresse ; en reconnaissant la puissance du talent, elle souffre sous son influence. Il lui faudrait plus de liberté, plus d'espace, un repos au milieu de tant de secousses, quelques points d'appui dans cette violente tempête qui la ballotte. L'érétisme constant des caractères et des idées, exige d'elle une tension continuelle de toutes ses forces, qui, s'appliquant tour à tour à diverses situations et à divers intérêts, produit à la fin la fatigue et nous laisse agités du sentiment d'une pénible incohérence. Dieu ne nous a point donné des facultés assez fortes et assez vastes pour passer brusquement d'une passion impétueuse à une autre passion impétueuse ; tout se développe en nous par un progrès naturel, et l'on sait que les plus terribles paroxismes ont leurs légers symptômes, leur croissance, leur explosion et leur affaiblissement graduel. Par une erreur de talent, qui en prouve peut-être l'énergie, l'auteur d'Hernani a dédaigné cette imitation du procédé de la nature en toutes choses. Situations violentes qui se pressent ; passions d'une ardeur effrénée qui ne reposent jamais ; personnages ivres de vengeance, d'amour ou d'ambition politique ; voilà ce que renferme son drame. Vous diriez une multitude de ressorts puissamment tendus, prêts à se rompre en s'entrechoquant sans concourir vers un but commun. Sans doute la main qui les dirige est la même ; c'est l'honneur et la foi du Castillan qui donnent l'impulsion secrète à tant d'actions différentes ; mais l'uniformité du premier mobile est à peine sensible ; elle est métaphysique et n'a point de rapport visible avec le drame ; tandis que le jeu multiplié des passions qui bondissent et se croisent, qui s'élancent et s'exaltent en tous les sens, frappent les yeux et harcèlent pour ainsi dire, l'âme assaillie de tant d'émotions contraires et excessives. « Il nous faut, disait l'apôtre, un seul Dieu, un seul amour, une seule foi. » Ce besoin d'unité, si nécessaire au coeur de l'homme, règle souveraine des arts, a été singulièment détourné de son but par les critiques et les préjugés littéraires ; mais sa puissance n'en subsiste pas moins. Dès qu'il y a déchirement intérieur, il y a malheur dans la vie ; dès qu'il y a division d'attention et d'intérêt, il y a danger pour le poète. Le même système, le même caractère se retrouvent dans les détails et dans le plan de l'ouvrage. C'est toujours la situation la plus vive, l'expression la plus forte et la couleur la plus crue, que l'auteur met en usage : il les épuise vite, et passe sans s'arrêterà une autre situation également violente, peinte avec la même fougue et qui ne ressort pas nécessairement de celle qui précède. De là un défaut de perspective et d'air ; une continuité d'ébranlements différents, dont la puissance respective se nuit mutuellement ; une lutte de teintes admirables si vous les prenez une à une ; mais sans fusion et sans harmonie entr'elles ; un dédain de tout ce qui est progression, nuance et préparation ; une série d'élans pleins de force, dans des directions opposées, et les accents discordants de tous les sentiments de l'âme exaltés jusqu'au délire.

Dans ce chaos, tous les éléments du sublime se trouvent, la terreur, la grâce, la force, la profondeur ; mais le point central, l'unité au sein de ce tumulte, se laissent regretter. C'est par la réflexion, et non spontanément, que l'on entrevoit la base fondamentale sur laquelle le poète a voulu faire reposer son oeuvre multiple. Cette donnée, c'est l'honneur castillan. Arrachés au souvenir de la vie réelle, emportés dans un monde où toutes les émotions sont fébriles, nous sentons trop que l'homme n'a jamais pu être tel qu'on le trouve dans Hernani, toujours hors de lui, furieux, violent, gigantesque. Quand même ces passions seraient vraies dans leur véhémence ; la continuité de leur véhémence serait fausse. Le sang qui circule dans les veines de l'homme n'y fait pas couler cette flamme inépuisable et ce torrent de lave ardente ; sa frêle organisation y succomberait, comme le monde périrait épuisé si le soleil ne lui versait que les torrents de feu d'un éternel été, si toutes les sources venaient à se tarir, si l'hiver ne réparait plus, en les concentrant, les puissances fécondes de la nature.

Dans l'ancien système dramatique, exploité par les grands génies de la France, ce danger a été senti et prévu. Le drame français, reposant sur la peinture des passions humaines, dans leur développement et leur intensité, a dû se renfermer dans des limites d'autant plus étroites, et se soumettre à des règles d'autant plus rigides, que la fatigue naît aisément de l'explosion perpétuelle de passions violentes. On a fait un choix, parmi les situations et les caractères ; on a imposé à l'auteur la loi d'une progression lente et nuancée, d'une décence d'expression soutenue ; on lui a demandé pour résultat définitif, un intérêt unique, émané de cette concentration d'un petit nombre d'éléments dramatiques dans un espace étroit, il lui a été permis de s'occuper presque exclusivement des passions humaines, et de négliger la complète vérité des caractères, sous la condition expresse de ne pas fatiguer l'attention, et de tout faire concourir au même but. S'il est quelque reproche à faire à ce système, c'est précisément, selon nous, celui qu'Hernani nous semble mériter ; une monotonie systématique, une tension perpétuelle, une manière de ne voir l'espèce humaine que sous certaines faces convenues ; une exagération de l'humanité ; défauts si merveilleusement voilés par le talent et la sensibilité de Racine, parés de couleurs si brillantes ou si grandioses par les deux autres maîtres de la scène française, et qui, chez M. Hugo, se montrent empreints d'une énergie puissante, bien qu'excessive et surnaturelle.

Le drame nouveau a-t-il donc déplacé ou reculé les bornes de l'art dramatique français ? Non. Au lieu d'une seule passion développée en cinq actes, et personnifiée comme on le voulait autrefois, l'auteur a jeté sur son théâtre des passions dont la diversité fatigue, bien que le principe d'héroïsme qui les dirige soit le même. Loin de réformer la tragédie française, il a essayé seulement d'augmenter la force des moyens qu'elle avait adoptés : les ressorts employés jusqu'ici par elle, il les a violemment comprimés ; il ne l'a point changée, il l'a multipliée par elle-même. Que ce paradoxe semble bizarre, peu importe ; c'est du moins l'expression d'une conviction entière. Sous ces innovations de forme et de style, les unes brillantes, les autres malheureuses, que M. Victor Hugo a prodiguées, rien de plus fidèle, quant au fond, à la méthode classique et au système ancien, que sa nouvelle tragédie.

Concentrer, idéaliser tout ce qu'il y avait de force, de grandeur, de sublimité dans la nationalité des anciens peuples, supprimer tout ce que la vie offre de vulgaire ou de frivole ; n'admettre les nuances infinies des Caractères que comme des accessoires, destinés à relever la peinture des passions ; retracer non l'homme tout entier, mais certains moments, certaines sensations choisies dans son existence : tel fut le but et le plan général de l'ancien système, que les Français empruntèrent aux auteurs dramatiques grecs, et mêlèrent à une complication d'intrigue imitée des auteurs espagnols : la liberté, quelquefois la vraisemblance manquait à cette théorie, et comme les beautés spéciales qui la distinguaient étaient l'ordre, la clarté et la vigueur; son défaut le plus notable, c'était la contrainte. Aussi Mme de Staël, dans son style original, la traitait-elle de tragédie pétrifiée.

Alfiéri présente, pour ainsi dire, l'expression la plus outrée de cette manière de considérer l'art. Les élans grandioses dont Hernani est plein sont absolument dans le même style : il y a, dans cette pièce, matière à cinq tragédies du poète italien. Vous y trouvez toute la grandeur espagnole idéalisée, concentrée, comme l'énergie romaine dans Sertorius et Pompée. Rien de léger, d'instinctif, d'indépendant, de spontané ; partout une marche fière, hautaine, mais gênée, mais esclave sous un système : partout cette exagération de grandeur que Juvénal a portée dans la satire, Lucain dans l'épopée, Sénèque dans l'art tragique. Beautés et défauts, tout émane de la même source. Une pensée forte jaillissant d'une âme pleine de feu : une poésie ferme, hardie et dure, servant d'organe à des passions sans demi-teinte, à des situations franches, admirables de terreur et de saillie, mais accumulées et toutes brutes pour ainsi dire : tels sont les inspirations et les éléments de l'ouvrage que nous étudions.

L'auteur a voulu vaincre, à force de passion, la froideur si souvent reprochée au Théâtre Français. Nous avons dit plus haut pourquoi nous regardons cette tentative comme vaine. Ce n'est pas en activant la flamme des sentimetns et des émotions, c'est par la peinture libre des caractères, par la reproduction facile et profonde des événements mobiles de la vie humaine, que l'on peut échapperà ce danger : rien ne s'use plus vite que la véhémence ; rien n'est plus monotone que les idées exagérées. Les passions naissant d'elles-mêmes n'éclateront qu'au moment où elles seront nécessaires ; après avoir contemplé, avec une curiosité d'observateur, le jeu capricieux du hasard, on écoutera les cris d'amour et de rage sortis du coeur de l'homme. On ne verra pas une frénésie universelle s'emparant de tous les acteurs, les reléguer dans un monde différent de celui où nous vivons ! La réalité des mouvements de la scène nous associera aux personnages, nous intéressera à leurs peines età leurs plaisirs. Nous respirerons plus librement dans cette sphère de l'auteur dramatique où il n'y aura pas seulement de la haine, du désespoir, du meurtre et de la rage, mais toutes les nuances des sentiments humains. La tragédie de Racine a évité cette monotonie gigantesque, cette uniforme violence, par la lenteur des développements, par le merveilleux artifice des vers, par le choix et l'arrangement d'une intrigue tissue avec une habileté un peu factice, mais pleine d'adresse. Négliger tous ces moyens c'est perdre les avantages du système tragique français et s'exposer à ses périls : c'est accepter l'uniformité sans l'ordre, la monotonie sans le choix, et l'élégance, l'exagération de la force sans cette disposition savante qui en corrige l'abus.

Pendant que la tragédie se développait en France avec ce mélange de sévérité, de grâce, de contrainte et d'élégance qui la distinguent, les nations étrangères admiraient et adoptaient un autre genre de drame, plus libre, plus vaste, moins uniformément passionné, moins strictement captif dans des règles étroites ; là le caractère humain se dessinait, se nuançait avec une diversité infinie. Tantôt sur le théâtre espagnol on voyait le hasard, l'amour, la fortune et l'honneur balloter l'homme dans mille directions contraires ; une intrigue vive, mêlée à l'accent lyrique des passions, à beaucoup de caprice et de mobilité dans la disposition des événements formait le tissu de ces œuvres légères, brillantes, gracieuses ou terribles. Tantôt sur la scène anglaise on voyait l'homme, cet être changeant, se teindre de mille couleurs, et la merveilleuse variété de son âme et de son esprit servir de texte inépuisable à l'auteur dramatique. L'une et l'autre théorie, que l'on a maladroitement confondues, et qui s'éloignent, mais en sens opposés, de la théorie hellénique-française, entre elles n'ont de commun, que le mélange de toutes les nuances et de tous les tons, mélange plus ou moins savant, plus ou moins harmonieux, selon que les hommes de génie ou les esprits subalternes les ont mis en oeuvre. Toutes deux ont renoncé à cette idéalisation abstraite des passions qui fait le fond du drame français ; les Anglais ont cherché la vérité de caractères, les Espagnols, l'intérêt des incidents merveilleux que le hasard mêle et accumule pour embarrasser l'homme, son jouet.

C'est le procédé purement classique que M. Hugo a non seulement suivi, mais outré dans sa pièce, comme nous l'avons dit plus haut. Ce n'est ni dans la voie large du drame historique, ni dans la libre route du drame d'intrigue qu'il a marché. Est-ceà dire pour cela que son œuvre soit condamnable et nulle ? Rien ne serait plus faux. La force lyrique et tragique y respire à tout moment, et les scènes entre le bandit et le roi, entre le vieillard et les deux cavaliers qu'il trouve chez sa fille, le couronnement de Charles-Quint devant le tombeau de Charlemagne, offrent d'admirables élans dramatiques. Ce qui manque à cet assemblage de beautés mâles et sombres, c'est la composition ; il y a trop ; et le spontané, l'involontaire, l'indépendance du talent ne s'y trouvent pas. Quelque chose de systématique, d'exagéré, de contraint, de tendu, se mêle à tous ces efforts ; et pour résumer notre opinion en peu de mots, c'est l'oeuvre d'une volonté puissante qui s'astreint à une création laborieuse, plutôt que d'un génie marchant dans sa force, dans sa liberté, se développant sans peine et déployant avec naïveté tous ses trésors.

Je ne doute pas que cet ouvrage, le plus remarquable qui ait apparu depuis bien longtemps, et où Mlle Mars est sublime et naïve, ne soit apprécié d'une part avec une sévérité hostile, d'une autre avec un enthousiasme aveugle. Ainsi prononcent les partis ; et, sans doute, l'opinion émise dans ces pages, jetées pour ainsi dire en courant, et que nous avons à peine le temps de revoir, passera pour rigide auprès des uns, pour flatteuse auprès des autres. Une opinion qui porte avec elle ses nuances, ses restrictions et son impartiale justice, semble avoir peu de poids, et paraît entachée de timidité. Mais croit-on que l'exagération soit la force ? Je n'y vois que faiblesse. Si l'on parcourt l'histoire littéraire, on reconnaîtra que l'exagération a tout perdu ; en fait de critique et de création, c'est le fléau des arts. On la retrouve chez Gongora, chez Cowley, chez Marini, chez les héros de la Pléiade. Incapables de s'en tenir à l'expression sincère du vrai, ils cherchaient un asyle dans le factice et le mensonger. C'est par ce fléau que l'on a vu la poésie et la critique faussées tour à tour de mille manières, adopter successivement une multitude de tendances funestes, tantôt matérialisées jusqu'à la nudité, tantôt subtilisées jusqu'au.mysticisme, ou raffinées et polies jusqu'à la plus triste insignifiance. C'est toujours la débilité qui se réfugie dans l'excès. Quant à la force elle est modérée.

En politique même, dans les orages, dans les débauches des partis, comme le disait Montaigne, quel est le plus pur des héroïsmes ? C'est celui qui, faisant planer sur les deux camps un regard impartial et sévère, souriant ou s'indignant de leurs folies, les flétrit tous par l'exemple et le reproche d'une haute et souveraine raison. C'est le rôle des Montaigne, des Jean-Jacques Rousseau, des Goethe, de tous ces esprits impatients d'entraves et dédaigneux envers toutes les servilités : c'est celui que remplirent avec tant de gloire, dans une sphère plus dangereuse et plus élevée, L'Hôpital et Malesherbes. Direz-vous que de tels hommes, que de si indépendantes intelligences voulaient flatter toutes les factions, et que leur haine pour les diverses affiliations serviles ne fut qu'un ridicule et stupide calcul de leur timidité ? Certes ce serait mal les connaître. Ils n'ignoraient pas que cette recherche de la vérité dans le combat des passions humaines leur déplaît à toutes à la fois, accusatrice permanente. Voyez comme Michel Montaigne, bien que frappé d'admiration pour les courageuses tentatives de Ronsard, conserve dans son style toute la franchise, l'élan, le trait du vieux discours gaulois. Voyez Jean-Jacques Rousseau renier la coterie philosophique, et accabler le parti contraire : Goethe indigné de voir sa marche parodiée par la foule des valets de la poésie, tourner ses armes contre ses sectateurs et ses prosélytes, leur livrer une vive guerre de ridicule, puis effacer la trace de ses pas, recommencer à se frayer une route indépendante et toujours nouvelle, et briser sans cesse l'Ecole qui s'obstinait à se former à sa suite. Du temps de Shakspeare il y avait aussi deux partis littéraires en Angleterre ; l'un éminemment classique et commandé par le lourd Ben Johnson, l'autre aspirant à l'élégance italienne et à la réforme du vieux langage. Le bon sens du poète leur a fait une part égale dans ses railleries : le pédantisme de l'un ne lui plaisait pas plus que l'affectation de l'autre. Il n'a pas plus ménagé les emphatiques tirades de l'auteur de Catilina que le beau style des courtisans à la mode, « ce style affecté, tendu, pincé, étrange, dit le maître d'école Holoferne (1 ). » Si la nature accorde à peu d'esprits cette splendeur de génie, du moins peut-on imiter cette indépendance impartiale, ce besoin d'admirer le beau en dépit de tous les systèmes, et de se refuser au servage de toutes les théories : car c'est là que se trouve avec la modération la force, avec la justice la vérité.

(1) Too spince, too pickled, too affected,too odd as it were, — Love's Labour lost. Act. v, Sc 1..


Philarète Chasles, La Revue de Paris, t.XI, 1830, pp.204-215
On peut consulter l'original sur Gallica.