Man Ray - La toile blanche, 1936


I/ Le dessin de Man Ray (1936)

Sur cette « toile blanche » qu'est le papier du carnet à dessins de Man Ray, trois objets sont juxtaposés : un entonnoir, un gant, et un manteau ou une étole. L'absence de fond, en les isolant les uns des autres, met d'autant plus en relief la nudité de chacun d'eux, puisque ces objets ne sont que l'enveloppe de l'absence : l'entonnoir renversé ne saurait aider à verser une quelconque substance nutritive (huile, vin, riz, etc) dans un contenant au goulot plus étroit ; le gant (inspiré d'une photographie de Facile en 1935) évoque une main, donc une chaleur humaine, mais il est tourné paume vers le haut, offert en position d'attente, sans personne pour saisir ce qui serait de toute façon une main coupée ; et le manteau, ou l'étole dans laquelle on se drape, pend au bord d'on ne sait quelle table invisible. Malgré quelques ombres, ces objets flottent de manière non réaliste, et finalement ne reposent que sur du vide. Contenants sans contenu, présence visible de l'absence, tel est leur sort.


Man Ray / Paul Eluard - Facile - 1935


II/ Le poème de Paul Eluard (première publication le 1er avril 1937)

Le poème correspondant d'Eluard a connu, avec onze autres, une première parution dans le n° 283 de la NRF du 1er avril 1937, mais sans le dessin de Man Ray, ce qui a conduit le poète, lors des discussions préliminaires, à adresser le 17 février à Jean Paulhan une lettre agacée : « C’est bien dommage que tu n’indiques pas que ces poèmes illustrent des dessins de Man Ray. Tu leur donneras un aspect insolite qu’ils n’ont pas en réalité. Ce n’est pas écrire un poème de circonstance que de partir d’un mot (le titre du dessin). A ce prix-là, les collages de Max Ernst pour Répétitions étaient des illustrations littérales. Non, voyons. Le dessin de Man Ray pour la « Marseillaise » représente une femme nue qui se laisse pendre du pont transbordeur de Marseille. « Le sablier compte-fils », c’est une femme couchée liée par la taille à un grand compte-fils. Etc... Est-ce qu’un poème ne part pas toujours de quelque chose de concret, qu’on le sache ou non ? Etre près d’une chose ne signifie pas la reproduire, etc... Enfin, je te laisse libre. Ton Paul Éluard.»

 

La toile blanche


La faim le froid la solitude
Qui se méfient des asiles

Du blé fiévreux des morts.


Conformément à ce qu'affirme Eluard dans sa lettre, ce poème est bien ici la continuation directe du dessin, puisqu'il reprend le vide que figurent les trois éléments : la « faim » correspond au vide de l'entonnoir, le « froid » à l'absence d'un manteau et la « solitude » à la privation de l'amitié. L'article défini renforce l'individualité de chacun des mots, prouvant ainsi qu'ils désignent bien l'unicité de chacun des objets dessinés. Jean-Yves Debreuille explique très justement cette valeur de l'article défini qu'Éluard privilégie par rapport à l'article indéfini :


« II ne s'agit en aucun cas de relativiser la réalité actualisée en en faisant l'élément d'une série, mais au contraire de noter fortement sa présence, en ce qu'elle a d'individuel et d’irremplaçable.» (1)


De plus, pour souligner sa fidélité au dessin, Éluard reprend la composition des éléments en structurant son poème sur la base du chiffre trois. Il n’y a en effet que trois vers : le premier et le dernier, tous deux au rythme ternaire, se font écho et reprennent les trois notions exprimées dans le dessin. Le rapport de dépendance entre les deux vers étant souligné par le partitif « de », nous obtenons trois couples : blé / faim, fiévreux / froid, mort / solitude.

L'ensemble du poème est ainsi dominé par la structure nominale, puisque selon Henri Meschonnic, la relative doit être considérée comme « le nom qui se répand » (2). Toujours selon lui, la structure nominale caractérise le langage « solitude » d'Éluard. Ici, en effet, les noms juxtaposés s'imposent dans leur « verticalité », dans leur isolement, et contribuent par là-même à désigner l'absence. Tous les termes ont, de plus, une connotation négative, le seul positif, « asile », perdant cette valeur par la présence du verbe « se méfient » qui le précède, et dont l'importance est accentuée puisqu'il est le seul verbe du poème. L'architecture en écho de l'ensemble du texte nous permet de lire ensemble « asile » et « mort », « fiévreux » et « méfiance », chacun des termes négatifs déteignant en quelque sorte sur son partenaire.

Poème et dessin nous proposent donc une lecture du manque, mais les ressources spécifiques à chacun des deux arts permettent de l'appréhender différemment. II est beaucoup plus difficile à l'art visuel de donner à voir la notion de manque, surtout lorsqu'il utilise des éléments figuratifs : il est obligé de recourir à une troisième dimension, qu'il crée à partir d'un espace-plan qui ne lui en fournit que deux. Cette dimension de profondeur est produite par le jeu de la page blanche qui est, à l'évidence, non remplie. Dans le manteau, dans le gant, dans l'entonnoir, il n'y a rien : le manque apparaît alors d'autant plus grand qu'il nous est rendu présent et concrétisé.

Tout à l'inverse procède le poète. Le pouvoir de suggestion des mots est différent, puisque par lui-même le mot rend compte de la notion d'absence. Cette puissance du vide inhérent au mot est le drame des poètes, qui a été déploré avec tant d’insistance par Mallarmé : « Je dis une fleur et aussitôt surgit l'absence de tout bouquet », « Aboli bibelot d'inanité sonore ». Mais l'utilisation poétique du langage se situe dans cette faute de la langue qui ne permet de saisir ni le référent ni la chose. Elle permet à Éluard de rendre présent ce manque des mots, qui sont d'autant plus vides qu’ils n'expriment pas le concret de la vie. Le langage, ici, a perdu la force vitale qui le caractérise quand il se fait sensible. Si les mots utilisés renvoient au domaine physique, ils ne nous en donnent que la notion abstraite : « faim », « froid », « solitude » ne sont pas préhensibles. L’ébranlement physique qu'ils provoquent n'est que le frisson glacial de la mort, qui ne laisse que la trace de l'absence.



(1) Jean-Yves Debreuille, Éluard ou le pouvoir du mot, proposition pour une lecture, Paris, Nizet, 1977, p. 85.
(2) Henri Meschonnic, Pour la poétique III, Paris, Gallimard, 1973, p.203


© Christine Leconte et Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP