Paravent des Yeux fertiles inspiré à Man Ray par le poème d'Eluard - 1935
Les métaphores d'Eluard sont prises au pied de la lettre

 

MAN RAY

 

L’orage d’une robe qui s’abat
Puis un corps simple sans nuages
Ainsi venez me dire tous vos charmes
Vous qui avez eu votre part de bonheur
Et qui pleurez souvent le sort sinistre de celui qui vous a rendue si heureuse
Vous qui n’avez pas eu envie de raisonner
Vous qui n’avez pas su faire un homme
Sans en aimer un autre

Dans les espaces de marées d’un corps qui se dévêt
A la mamelle du crépuscule ressemblant
L’œil fait la chaîne sur les dunes négligées
Où les fontaines tiennent dans leurs griffes des mains nues
Vestiges du front nu joues pâles sous les cils de l’horizon
Une larme fuse fiancée au passé
Savoir que la lumière fut fertile
Des hirondelles enfantines prennent la terre pour le ciel

La chambre noire où tous les cailloux du froid sont à vif
Ne dis pas que tu n’as pas peur
Ton regard est à la hauteur de mon épaule
Tu es trop belle pour prêcher la chasteté

Dans la chambre noire où le blé même
Naît de la gourmandise

Reste immobile
Et tu es seule.




Analyse de ce poème d'Eluard par Jean-Charles Gateau

Toutes les belles femmes qui défilaient dans l'atelier de Man Ray et qui posaient pour des portraits — comme son assistante Lee Miller, qui épouserait plus tard Roland Penrose — ou pour des nus, comme Kiki, ou la provocante Meret Oppenheim, débarquée de Suisse et introduite par Giacometti dans le milieu surréaliste — conféraient à cet atelier un attrait singulier pour les surréalistes en général et Eluard en particulier. Man Ray songeait depuis longtemps à rassembler un échantillonnage de ses travaux en album. Les Cahiers d'Art, conjointement avec un éditeur américain, acceptèrent de publier en 1934 un bel in-folio de 104 planches, L'âge de la lumière, photographies 1920-1934, pour lequel Picasso dessina le 3 janvier 1934 un portrait de Man Ray, et dont les quatre volets s'ouvraient sur quatre textes : de Breton, Eluard, Rrose Sélavy, Tzara. Le texte de Breton « les visages de la femme » était écrit dès octobre 1933 : nos propres yeux brûlent concrètement de la même flamme, sont sujets à s'enchanter, à s'éblouir, à s'emplir de larmes devant ces yeux. Ces narines tremblent, ces lèvrent jouent, ces gorges saillent (...) Il fallait cet œil de grand chasseur, cette patience, ce sens du moment pathétiquement juste où l'équilibre, du reste le plus fugitif, s'établit, dans l'expression d'un visage, entre la rêverie et l'action.

Le poème d'Eluard « Man Ray » ne présentait pas les visages, mais les nus, d'une manière moins féérique, plus intime et plus charnelle. Il évoque l'atelier du photographe et les femmes qui s'y déshabillent pour avouer leurs charmes à l'objectif de la caméra. Il serait vain de prétendre identifier l'interlocutrice — ou les interlocutrices — à qui s'adressent les vous de la première strophe. Elle se définit — ou elles se définissent — par des éléments biographiques d'une grande banalité : avoir eu sa part de bonheur et la regretter, avoir aimé plus d'un homme ; ceci peut concerner plus d'une veuve et plus d'une divorcée, Donna, la première femme de Man Ray, ou Mary Reynolds l'amie de Marcel Duchamp, ou Gala, ou Nush, ou n'importe quelle femme d'un peu d'expérience. Si particularité il y a, ce qui n'a rien d'impossible, elle nous restera cachée. Le contraste essentiel oppose le corps simple et l'esprit encombré de regrets, de refus et de complications, la chair désirable et l'obstruction mentale.

Ainsi le présent du corps ou la photographie du corps que saisit l'œil — espaces, mamelle, front nu, joues, cils, et métaphoriquement, dunes et fontaines — est comme invalidé par l'emprise du passé ou par son appartenance au passé. La lumière fut fertile, c'est un savoir, mais le présent est crépusculaire. Le corps ou son image est déserté comme par une marée partie vers l'horizon, les dunes sont négligées le front vestiges ; le retrait dans l'espace métaphorise le recul dans le temps et l'émotion ne peut s'adresser qu'au passé et à ses illusions puériles :

Une larme fusée fiancée au passé

Une sorte d'agressivité même paralyse dans des griffes les mains nues que tenteraient les caresses. On peut songer ici à la photographie de Gala nue qu'Eluard avait toujours, paraît-il, dans son portefeuille, ou à une image plus précise : le montage réalisé par Man Ray et Max Ernst en 1925.

Au-dessus d'un frottage d'Ernst, horizon de dunes dentelées qui domine une mer étale, brillent, étoilés de cils et fascinants comme un astre double, les deux yeux de Gala photographiés par Man Ray. On peut même y chercher des vestiges du front, et interpréter les sourcils comme des hirondelles. L'œil fait la chaîne peut s'entendre « forge la chaîne qui m'enchaîne ». Ce montage servit ensuite de couverture pour la Femme visible de Salvador Dali. Trop d'éléments du poème convergent à désigner cette photographie pour qu'on puisse l'écarter. Elle confère une mélancolie nostalgique à la seconde strophe.

La troisième strophe, dans l'atmosphère frisquette de la chambre noire, entreprend la séduction d'une femme dévêtue, belle, présente, tutoyée et convoitée. Le donjuanisme cavalier du séducteur ne s'embarrasse pas de circonlocutions, et, plus succinctement que Ronsard, menace la belle de solitude si elle ne profite pas de l'instant présent. Reste immobile et tu es seule est bel et bien une maxime morale, car s'il s'agissait seulement de l'ordre professionnel « ne bougez plus », à quoi rimerait le dernier vers ? Portrait de Man Ray ? Portraits de femmes à travers Man Ray, synthétisant les nombreux modèles de celui-ci ? Portrait d'Eluard surtout, en amoureux et en poète, dont Man Ray est seulement, mais pleinement l'opérateur. (1)



(1) Jean-Charles Gateau, Eluard et la peinture surréaliste, Droz, 1982, pp.228-229