Picasso n'oubliait jamais rien.

Il travaillait maintenant dans un grand grenier, dans un vieux couvent près de la Seine. La guerre d'Espagne battait son plein. Quand nous parvint la nouvelle du bombardement de Guemica, Picasso fut bouleversé. Jusqu'à ce moment-là, et depuis la Première Guerre mondiale, il n'avait pas réagi aussi violemment aux événements extérieurs ou mondiaux. Il commanda une grande toile et commença de peindre sa version de Guernica. Il travailla fiévreusement, tous les jours, n'utilisant que le noir, le gris et le blanc : il était trop en colère pour se soucier des subtilités de la couleur, ou de problèmes d'harmonie et de composition. Il repeignait une partie de ce qu'il avait peint la veille, non pas pour l'améliorer mais parce qu'il voulait exprimer une autre idée qui lui était venue depuis. Et il peignit sur une seule toile. Quand il eut dépensé une partie de sa rage et terminé cette toile, il continua avec des dessins brutaux : têtes de femmes sanglotantes et d'animaux agonisants. Des années plus tard, cette toile ayant fait son entrée dans un musée, j'éprouvai de la peine en voyant devant elle un professeur d'art qui faisait une conférence à ses élèves, expliquant tranquillement que telle verticale était compensée par telle horizontale. Et les dessins furent exposés en tant qu'études en vue d'une grande toile — alors qu'en fait le contraire était vrai. Picasso ne se soumettait jamais aux règles généralement admises.


Pendant les trois ans qui précédèrent la dernière guerre, nous nous retrouvions tous les étés sur les plages du Midi, comme une famille heureuse : moi et mon amie Adrienne, le poète Paul Eluard et sa femme, Nusch, Roland Penrose et sa future femme Lee Miller, enfin Picasso avec Dora Maar et son afghan, Kasbeck. Nous habitions tous à la pension des Vastes Horizons, dans la campagne de Mougins, au-dessus d'Antibes. Nous prenions nos repas sous une tonnelle de vigne. Le matin nous allions à la plage, nous déjeunions sans nous presser, puis nous nous retirions dans nos chambres pour faire la sieste, et peut-être l'amour. Mais nous travaillions aussi. Le soir, Eluard nous lisait son dernier poème, Picasso nous montrait un portrait de Dora aux yeux étincelants ; quant à moi, je m'étais engagé dans une série de dessins extravagants mais réalistes, qui parurent plus tard dans un livre intitulé Les Mains libres, illustré par les poèmes de Paul Eluard. Quant à Dora, qui avait photographié Picasso à Paris pendant qu'il peignait Guernica, elle s'était mise à la peinture, contrairement à ce que prétend un biographe de Picasso, à savoir qu'un peintre, ayant vu l'oeuvre de Picasso, avait abandonné ses pinceaux pour faire de la photographie.

Le dessin et la peinture me reposaient de la photographie mais je n'avais pas la moindre intention de substituer l'un à l'autre. Cela m'agaçait qu'on me demandât, selon mes activités du moment, si j'abandonnais l'un en faveur de l'autre. Il n'y avait aucun conflit entre les deux : pourquoi les gens ne pouvaient-ils se faire à l'idée que certains consacrent leur vie à deux activités, alternativement ou simultanément ? L'on sous-entendait, sans doute, que la photographie ne se situait pas au même niveau que la peinture, que ce n'était pas un art. Ç'avait été un sujet de controverses depuis l'invention même de la photographie, et la question ne m'intéressait pas. Pour éviter les discussions, j'avais déclaré carrément que la photo n'était pas un art, et publié un pamphlet auquel cette déclaration servait de titre, à la grande consternation et à la réprobation des photographes. Lorsque, plus récemment, on me demanda si j'étais toujours du même avis, je déclarai que j'avais modifié quelque peu mon attitude : selon moi, l'art n'est pas de la photographie.


Man Ray - Self Portrait, 1963 - Traduit de l'américain par Anne Guérin, Seghers, 1964 - L'extrait reproduit ici se trouve aux pages 296-298 de l'édition d'Actes Sud, 1998.