Le chapitre IV du tome III des Mémoires de guerre, "la Victoire", évoque les derniers mois de la guerre en Europe, de novembre 1944 au 8 mai 1945. Il occupe la place centrale au sommet de la pyramide, en concluant une série de quatre chapitres aux titres euphoriques, "la Libération", "le Rang", "l'Ordre" et enfin "la Victoire", dont le déterminant souligne la singularité. A présent, le récit va suivre une pente descendante : "Discordances", "Désunion" et "Départ".

Ce chapitre est à l'évidence l'un des plus travaillés : le sujet se prête à l'épopée. Mais parce que le mémorialiste reste toujours au premier plan, ce qui se conçoit dans un texte mémoriel qui ne prétend ni à l'exhaustivité ni à l'objectivité historiques, il a tendance à occulter les véritables artisans de cette victoire... et donc à atténuer sérieusement la dimension collective de l'épopée. Restent les procédés de mythification, par lesquels de Gaulle se hausse à la hauteur d'un Hitler... Un combat de Titans en quelque sorte.

 

Structure du chapitre IV

Analyse de détail de sa structure narrative et rhétorique

  1. Une progression en gradation : de victoire en victoire partielle, le chapitre progresse vers la célébration du 8 mai 1945, qui clôt la Deuxième Guerre mondiale en Europe. Les différentes étapes sont chaque fois conclues par des scènes de foule en liesse, des cérémonies militaires ou religieuses : libération de Strasbourg puis de Colmar, réduction des poches de l'Atlantique, libération des cols et des villes des Alpes, capitulation allemande célébrée par la cérémonie de l'Etoile à Paris. Un repérage du champ lexical de la victoire permettra de jalonner cette progression chronologique évidente.

  2. Mais aussi déjà un basculement
    • annoncé dans la péroraison (dernier § du chapitre)
      • multiplication des métaphores antithétiques, au risque de l'incohérence... et de la banalité (Hugo a déjà occupé ce créneau) : opposition du haut et du bas, de la lumière et de l'ombre, de la flamme de l'action et du calme plat.
      • on comparera cette péroraison avec celles des trois chapitres suivants pour constater en tout cas la continuité de cette thématique du déclin dans toute la deuxième moitié du tome III.

    • préparé par le diptyque central
      • au milieu du chapitre, le diptyque victoire (en Atlantique et dans les Alpes) / revers (en Indochine) prépare lui aussi la suite, avec l'affaire du Val d'Aoste, qui ouvre le chapitre suivant, "Discordances" et l'intervention en Indochine, qui le referme.
      • dans les deux cas, la position de de Gaulle n'est pas des plus solides, même s'il tente de donner le change et de stigmatiser comme d'habitude les ennemis de la grandeur de la France.

    • présent dans le détail de la structure narrative
      • La structure narrative la plus fréquente dans le chapitre de "la Victoire" est celle qui introduit une perturbation obligeant de Gaulle à réagir et à se battre pied à pied pour l'emporter ; mais alors intervient une nouvelle perturbation, et tout est à recommencer.

        Tim - Une certaine idée de la France - Tchou (1969)


      • Ce procédé, propre aux épopées qui enchaînent les aristies, et plus près de nous aux romans feuilletons qui progressent par rebondissements successifs, introduit dans la narration ce qu'on pourrait appeler une structure sisyphéenne : de Gaulle est condamné à une réitération incessante des mêmes refus, échanges de lettres, mises en demeure et chantages pour pouvoir avancer.
      • Mais le paradoxe réside dans le fait que c'est aux Alliés qu'il est obligé de faire ainsi la guerre, bien plus qu'à Hitler. La structure narrative superpose donc un combat à un autre : cette lutte sur deux fronts, ou plutôt sur deux plans, met particulièrement en évidence l'originalité de sa conception de la guerre par rapport à celle d'Eisenhower, avec lequel il a le plus souvent affaire. Jean Lacouture a parfaitement résumé cet antagonisme :

        "On est ici, une fois encore, au coeur de la pensée gaullienne et du débat qui l'a constamment opposé à ses alliés américains, à Eisenhower même, pour qui la guerre se mesure en kilomètres, en tonnes, en effectifs, en pertes humaines, et doit avoir pour règle le plus court, le meilleur marché et le plus productif. De Gaulle, lui, ne met pas la guerre en équations, en rapports chiffrés, en état de services. La guerre c'est, de toutes les "circonstances" dont un grand talent doit faire son miel, celle où s'accomplit le mieux l'unité morale et où se manifeste le plus clairement l'autorité de l'Etat. Pour de Gaulle, la guerre est une forge." Et Lacouture conclut son chapitre en donnant la parole au colonel de Guillebon : "Toujours, pour le général de Gaulle, le poids politique des armes l'emportait de très loin sur leur emploi au combat. Il ne s'agit pas d'opposer la politique au combat, mais j'affirme que, pour lui, si important, si décisif que puisse être le combat, il cédait toujours la priorité à l'action politique" (Lacouture, t.2 - Le politique, Le Seuil, 1985, p.61 et 76)

      Cependant, Jean Lacouture et Eric Roussel, deux des biographes les plus compétents de de Gaulle, s'ils accordent une place importante au psychodrame de Strasbourg, précisément parce qu'il éclaire bien les relations difficiles entre de Gaulle et les Américains à cette époque, ne font état ni l'un ni l'autre d'une sorte de récurrence fatale obligeant le Français à gagner pied à pied sa campagne d'Allemagne. Il faut donc étudier de plus près, dans le chapitre de "la Victoire", la différence entre genre mémoriel et récit historique.

Mémoires et Histoire

  1. Les Mémoires ne sont pas une chronique

    • L'organisation du tome III, si elle suit globalement la chronologie des années 1944 à 46, se caractérise pourtant par une redistribution thématique de la matière à raconter. Ainsi les chapitres I, III, VI et VII traitent-ils essentiellement des questions de politique intérieure, le chapitre II des relations internationales d'août 44 à avril 45, le chapitre IV de la campagne militaire qui met fin à la guerre en Europe, le chapitre V des relations internationales après le 8 mai 1945 et de la fin de la guerre dans le Pacifique.

    • Cela implique que, dans chaque chapitre, la chronologie ne soit pas exhaustive. Ainsi, deux événements diplomatiques majeurs ne figurent-ils pas dans le chapitre IV : le voyage en URSS (décembre 1944) et la conférence de Yalta (février 1945) ont fait l'objet de développements détaillés dans le chapitre II. Par ailleurs, de Gaulle fait aussi l'impasse sur les mesures de politique économique, le début des procès de l'épuration, etc, qu'il a évoqués dans le chapitre III. Si l'on se reporte au tableau chronologique que nous avons établi, on verra grâce au jeu des couleurs des différents chapitres à quel point cette période est complexe, parce qu'il lui faut agir simultanément sur tous les plans.

    • La présentation récurrente et simplifiée des interventions de de Gaulle au cours des campagnes militaires d'Alsace, du Rhin et d'Allemagne est donc une construction narrative nécessairement subjective. Que cette dimension sisyphéenne ait été réellement vécue ainsi par lui à l'époque ou qu'il s'agisse d'une reconstruction a posteriori par le mémorialiste, importe finalement assez peu.

  2. Les Mémoires ne sont pas un livre d'historien au sens où nous l'entendons aujourd'hui

    • Il est facile, et un peu vain, de dresser la liste de tous les sujets que n'aborde pas de Gaulle dans ce chapitre spécifiquement consacré à la fin de la guerre en Europe : peu de développements sur les fronts de l'est et la progression des armées soviétiques jusqu'à Berlin (ce qui en est dit est manifestement orienté par le contexte postérieur de la guerre froide), rien sur les bombardements massifs des villes allemandes, deux lignes sur les camps de "déportation", rien sur la Shoah et la spécificité du nazisme, une ligne sur la chute de Mussolini, et des métaphores érotiques in fine pour expliquer la fascination mortifère de certains peuples pour les chefs qui les ont conduits au désastre... Un élève rendant au Baccalauréat ce type de copie serait d'office recalé à l'épreuve d'Histoire.

    • C'est que cette manière d'écrire l'Histoire privilégie, comme chez les historiens de l'antiquité (César en particulier), des angles de vue particuliers :

      • le point de vue stratégique des états-majors et des gouvernements qui font la guerre sur des cartes ; d'où :
        • les synecdoques fréquentes : Paris, Londres, Washington pour désigner les pays dont ces villes sont les capitales, et surtout les gouvernements qui interviennent dans les prises de décision ; ou encore Leclerc, de Lattre, Larminat, pour désigner les divisions que commandent ces généraux. Cette vision surplombante éloigne les individus, qui sont agrégés en collectivités qu'on ne rencontre finalement qu'à l'occasion de cérémonies civiles ou militaires où leurs applaudissements et leurs regards convergent vers le chef.
        • la globalisation des chiffres (effectifs des corps d'armée autant que nombre des victimes) et l'abstraction avec laquelle ces pertes humaines sont évoquées. Cf par exemple la métaphore très datée du "sang français versé sur le sol indochinois [qui] nous serait un titre imposant" (on se rappelle le "sang impur [qui] abreuve les sillons" dans la Marseillaise).

      • le point de vue du chef des armées et du président du gouvernement provisoire, qui doit affronter une infinité de problèmes en même temps et qui du coup n'entre pas dans les détails de telle ou telle opération, au risque de manquer ce qui aurait pu constituer des développements réellement épiques : on verra plus bas que la libération de Strasbourg et la fin de la campagne d'Alsace auraient mérité un autre traitement, si le mémorialiste s'était placé davantage à hauteur d'hommes.

      • le point de vue d'un chef d'Etat qui en 1946 autant qu'en 1958, ne désire pas, pour des raisons de politique intérieure, mettre l'accent sur ce qui divise : il élimine donc de son récit la dimension idéologique de la guerre, la spécificité du nazisme et de la Shoah, en se limitant à de maigres allusions aux camps de "déportation" ou même de "concentration", mais en aucun cas d"extermination" (même si le terme n'était guère en usage à l'époque, il ne lui était pas interdit de mentionner la chose autrement que par l'évocation furtive du "racisme" dans la doctrine d'Hitler).

    • De manière plus générale, il est clair que le récit qu'il fait de son action au cours de cette dernière phase de la guerre obéit à deux préoccupations majeures :

      • Celle de montrer que lui seul, à force d'obstination, a permis de sauver l'honneur de la France bafoué depuis 1940, d'où en particulier :

        • son insistance à évoquer la contre-offensive des Ardennes par les Allemands, qui rééditent en décembre 1944 leur exploit de 1940 et provoquent une panique d'intensité suffisante pour troubler même le haut commandement militaire américain. Mais cette fois, heureusement, l'armée qu'ils trouvent en face d'eux n'est pas frileusement repliée dans un attentisme suicidaire.
        • la dramatisation de son intervention à propos de Strasbourg, avec deux cours particuliers à l'usage des oublieux :
          • un cours de résistance spécialement délivré au général de Lattre, confronté à un véritable "conflit des devoirs" que de Gaulle avait tranché au moment de l'Appel du 18 juin. On peut signaler de manière plus générale son insistance à rappeler périodiquement qu'il faut parfois oser transgresser les cadres traditionnels si l'intérêt supérieur de la patrie est en jeu.
          • un cours de politique à l'usage d'un Eisenhower peu au fait de l'histoire de France et de l'importance des symboles, même dans l'art de la guerre
        • la mention de la réaction de Keitel, vainqueur de Rethondes en 1940 et vaincu de Berlin en 1945, dont la fureur en voyant des Français lors de la signature de l'armistice vaut aux yeux de de Gaulle tous les compliments du monde pour son "tour de force".

      • Cette réussite ne s'explique que parce qu'il est un modèle de chef, efficace et soucieux de son peuple, contrairement aux deux dictateurs dont il fait le portrait à la fin du chapitre. On pourra mettre en évidence (et relever les procédés d'écriture qui soulignent de façon parfois très appuyée) : sa lucidité, son sens des décisions rapides, sa persévérance, son intransigeance, ses capacités prophétiques, son souci du redressement de son pays, etc.

Un tel texte a donc un enjeu clairement argumentatif, ce qui explique, au début de chaque nouvel épisode, les analyses préliminaires fréquentes, rigoureusement balisées par des connecteurs logiques structurant toute la réflexion. Mais le récit lui-même manifeste en permanence le désir de grandir, d'amplifier, de donner en exemple et donc de proposer une nouvelle épopée : de la France (Libre) ou de son chef ?

Epopée collective ou auto-mythification ?

  1. Une épopée collective ?

    • Aucune héroïsation des troupes alliées, qui pourtant, dans la logique manichéenne d'un récit épique, pourraient incarner les forces du Bien et de la Civilisation, et qui sont à créditer, tout bonnement, de la Libération en Europe. Seules des énumérations de données numériques insistent sur la masse énorme de leurs effectifs, du matériel, l'ampleur du front, etc (le type de renseignements qui intéresserait Eisenhower) mais le mémorialiste manifeste peu de souci de tresser des couronnes aux autres belligérants. Le seul paragraphe un peu moins technique évoque avec émotion la fraternisation des troupes françaises et américaines. C'est peu...

    • Une glorification des troupes françaises ?

      On récapitulera avec les élèves les procédés stylistiques (toujours les mêmes) destinés à amplifier la valeur plus que le nombre, et l'efficacité même dans des conditions adverses (infériorité numérique, rigueur du climat, difficultés du terrain, etc). Pourtant de Gaulle se tient très souvent à distance de l'événement et des hommes qui le créent : à raconter sa guerre de manière surplombante, penché sur ses cartes, ou à attendre de pouvoir évoquer l'accueil enthousiaste des populations quand il arrive après la bataille, il manque souvent l'occasion de donner à son récit le souffle qu'on pourrait en espérer. Il n'est que de comparer sa mention furtive de l'intervention de la Brigade Alsace-Lorraine (p.181) à ce qu'a pu en psalmodier Malraux un jour de célébration (inspirée) des nouveaux "soldats de l'an II", pour comprendre ce que peut être la glorification épique de la Nation, qu'elle corresponde d'ailleurs ou pas à l'exacte réalité historique, peu importe, puisqu'il s'agit justement ici d'un processus de mythification patriotique.

    • Même les généraux français sont réduits à la portion congrue :

      • On cherche en vain un portrait élogieux de Leclerc... Seul l'épisode de la libération de Strasbourg lui rend à peu près justice. Mais on comparera le récit gaullien avec la version de Jean Lacouture pour voir avec quelle vivacité une plume efficace peut donner au personnage qu'elle croque une dimension à la fois plus solaire et plus humaine :

        C'est le 18 novembre qu'est déclenchée l'offensive sur Strasbourg. La traversée des Vosges, transformées en bastion par la Wehrmacht, pose des problèmes apparemment insolubles à cette grande unité faite pour la vitesse et la rupture. Leclers choisit les itinéraires les plus accidentés et les moins praticables, donc les moins défendus par un ennemi méthodique. Franchissant par surprise le col du Dabo, il débouche le 22 dans la plaine alsacienne, et le 23, à 10h 30, tous les chars de la division peuvent capter le message fatidique : "Tissu est dans iode" qui signifie que les chars du colonel Rouvillois sont au coeur de la ville.

        Deux heures plus tard, Leclerc, attablé dans le grand salon du Kaiserspalatz, lance au colonel Dio, son plus vieux compagnon : "Maintenant, on peut crever !" au moment même où, atteint par un obus ennemi, le grand lustre s'effondre, précipitant sur lui une grêle de verrerie d'où il émerge dans un éclat de rire."

        (Lacouture, t.2, le Politique, Le Seuil, 1985, p.68)

      • Le général de Lattre occupe un bien plus grand nombre de lignes dans le chapitre en tant que commandant de la Iere Armée, mais ce qu'il en ressort surtout est qu'en bon élève il a appris sa leçon et compris la nécessité de montrer les dents aux Alliés et de résister jusqu'au bout, ce qu'il fait d'ailleurs fort bien, et sans ordre du Général cette fois, lors du dernier acte à Berlin.
      • Quant au général Larminat, il a droit à un petit portrait et un compliment flatteur quoique fort plat : il "ne s'endort pas sur ses lauriers".

    Finalement, s'il s'était agi de célébrer l'épopée de la France Libre, il suffisait de recourir aux procédés des actualités de l'époque, et de rapprocher deux faits qui à eux seuls résument de manière définitive le parcours indéniablement exceptionnel d'une poignée de réfractaires à la défaite : le serment de Koufra a été prêté en mars 1941 dans une oasis perdue au fin fond du Sahara par quatre cents hommes déterminés mais bien mal équipés. Trois ans et demi plus tard, à des milliers de kilomètres de là, après avoir libéré Paris et à présent Strasbourg avec sa 2eme DB, Leclerc peut afficher le 24 novembre 1944 sur son ordre du jour n° 73 : Le serment de Koufra est tenu ! Distance, durée, disproportion numérique, tout manifeste ce qu'il a fallu de génie militaire, de persévérance et d'abnégation à des milliers d'hommes pour renverser ainsi le cours du destin : l'épopée tient entre ces deux discours, et n'a rien à voir avec de fastidieuses énumérations de chiffres et de toponymes. Il est donc significatif qu'ils aient été l'un et l'autre éliminés des Mémoires de Guerre... Au moment de la prise de Strasbourg, de Gaulle préfère se mettre lui-même en scène en train d'annoncer la nouvelle à l'Assemblée consultative de Paris, ce dont l'historien Henri Amouroux n'a trouvé aucune trace dans les comptes-rendus parlementaires. Pour le Général-mémorialiste, l'essentiel est donc ailleurs...

  2. Une auto-mythification

    • Une entreprise titanesque contre une autre (étude des métaphores à développer)

      Hitler De Gaulle
      Soumission, mort, feu destructeur Souffle de vie, flamme de la résistance
      Ecroulement, défaite Résurrection, ascension


      Le fait même de pouvoir construire un tel tableau comparatif indique très nettement que tout, dans la présentation d'Hitler, doit constituer le contrepoint exact du portrait mythique que de Gaulle esquisse de lui-même : à une divinité destructrice pour son peuple et pour elle-même, à un Titan (ou un archange) révolté mais finalement écrasé, s'oppose une divinité du Salut, un Prométhée bienfaiteur du genre humain, ou même un Christ tirant les âmes des Limbes après la Résurrection.

    • Un homme providentiel

      En effet, un autre motif religieux complète le tableau : celui des sceaux qui scellent le destin de l'Allemagne. Ce thème du destin constitue un véritable leitmotiv dans le chapitre, mais celui des sceaux est plus discret : on le trouve
      • à la fin de l'épisode du psychodrame de Strasbourg : "Sans doute Hitler saurait-il prolonger de plusieurs mois encore la résistance d'un grand peuple et d'une grande armée. Mais l'arrêt du destin était, désormais, rendu et pourvu des sceaux nécessaires. C'est en Alsace que la France avait apposé le sien" (p.181)
      • et à la fin du portrait d'Hitler : "En dépit de l'énergie prodigieuse de l'Allemagne et de son Führer, le destin était scellé" (p.210)

      Ce motif inspiré des sept sceaux de l'Apocalypse suggère qu'une Justice transcendante veille à rétablir les équilibres au terme du chaos dont la Deuxième Guerre mondiale a menacé le monde. Or la France elle aussi a joué son destin dans la partie :
      • au début du chapitre : "la France mettait en jeu tout son destin" (avec une métaphore du jeu, peut-être inspirée du alea jacta est de César, indiquant que rien n'est décidé au départ)
      • dans la péroraison, pour tirer le bilan : "Par une incroyable fortune, il m'a été donné de conduire la France jusqu'au terme d'un combat où elle risquait tout. La voici vivante, respectée..."

      Ainsi, la mission confiée à de Gaulle [par quelle entité ?] a-t-elle été remplie en dépit de tout ce qui s'opposait a priori à une telle réussite : qu'en déduire, sinon que de Gaulle est un homme véritablement désigné par la Providence pour accomplir un pareil exploit ?

    • Métaphores érotiques explicites... et implicites

      Il faut enfin tenter de faire un sort aux métaphores érotiques qui, sous la plume de de Gaulle, sont directement liées à sa représentation du chef et de ses rapports de domination avec une entité qui, selon les cas, s'appellera dans les Mémoires de guerre Russie (chapitre II), Italie, Allemagne (chapitre IV). Nous nous contenterons ici de proposer quelques pistes pour les deux portraits du chapitre IV, à développer avec les élèves.

      • Importance de la dimension tactile dans l'évocation de la relation entre Mussolini et l'Italie : "Il avait saisi l'Italie", mais le recours à un cliché usé gâte ce qui aurait pu lui donner de l'originalité : "Ayant voulu trop embrasser, il ne lui restait plus rien à étreindre" (pp.207-208). L'image associe ici classiquement force virile et passivité féminine, selon les codes traditionnels du "machisme".

      • Le traitement de la relation entre Hitler et l'Allemagne est nettement plus intéressant. Il faudrait étudier de près
        • la présentation de l'Allemagne comme une courtisane touchée par l'amour (schéma mélodramatique courant au XIXe siècle).
        • l'insistance sur le partenariat de ce "couple" et sur sa vitalité, son "énergie prodigieuse" qui semble fasciner de Gaulle. A comparer avec sa conception de l'autorité de l'homme de caractère et du chef, théorisée dans le Fil de l'Epée.
        • la dimension faustienne ou wagnérienne du destin qu'Hitler impose à l'Allemagne, qu'il cherche à entraîner dans sa chute (p.189-190), mais aussi la dichotomie qu'établit de Gaulle entre le sort du Titan qui se précipite dans l'abîme (p.210) et celui de ce "grand peuple, coupable, certes, et dont la justice exige qu'il soit châtié, mais dont la raison supérieure de l'Europe déplorerait qu'il fût détruit" (pp.189-190).

        Jean Effel - Mille neuf cent... 45 de fièvre



      On constate que de telles métaphores, filées dans de véritables scènes allégoriques, font totalement l'impasse sur des analyses historiques, économiques, sociologiques et à plus forte raison idéologiques. L'Histoire est ici affaire d'hommes et de triomphes provisoires de la volonté : nous sommes à des années-lumière des préoccupations de l'Ecole des Annales... Seule importe ici à de Gaulle une analyse psychologique des relations en quelque sorte affectives qui peuvent s'établir entre un homme et un peuple, un "chef". Qu'ils soient appelés Tsar (p.78), Duce (p.207), Führer (p.209), ou "guide" (p.30), certains des dirigeants auxquels de Gaulle accorde quelque importance peuvent aussi être présentés comme des "champions", terme gaullien s'il en est : Staline (p.78), Roosevelt (p.111), ou même le parti communiste (p.118) sont les champions de telle ou telle cause, au même titre que de Gaulle (p.285 et 324).

      Il faudra donc comparer (et opposer) ces métaphores érotiques à la présentation gaullienne de sa relation personnelle avec la France, en partant de l'incipit du tome I pour explorer, à l'échelle de tout le tome III, les deux pistes de la "princesse des contes" et de la "madone aux fresques des murs".

      On pourra enfin, pour sortir des images pieuses ou médiévales abondamment développées, signaler une possible interprétation phallique de tous les symboles ascensionnels fréquents dans les péroraisons gaulliennes, en allant feuilleter par exemple, à la suite de Bachelard, le chapitre du Régime diurne de l'image dans les précieuses Structures anthropologiques de l'imaginaire de Gilbert Durand (Dunod, 1969-1992) : on comprendra alors que le véritable Eros des Mémoires de guerre ne se situait pas, et on pouvait s'en douter, dans les dérapages contrôlés de leur auteur, mais bien dans toutes ses images ouraniennes de flamme, d'épée et de montée vers les sommets...

© Agnès Vinas