D'après les documents concernant Hiroshima, quelqu'un avait prédit qu'à la suite du bombardeme atomique, aucune végétation ne repousserait à cet endroit pendant soixante-quinze ans. L'auteur de cette prédiction était-il un prophète stupide trompé par son jugement hâtif ? Non, c'était au contraire l'observateur le plus direct de cette situation extrême. Mais sa prévision a immédiatement été contredite par la réalité : la pluie de la fin de l'été a bien vite stimulé, sur cette terre dévastée, une nouvelle germination. Et pourtant, la véritable destruction ne s'est-elle pas faite beaucoup plus en profondeur ? En observant au microscope un spécimen de feuilles de Veronica Persica dont les cellules agrandies étaient déformées, rongées par une laideur subtile pour laquelle il n'est pas de mots, j'ai éprouvé – je m'en souviens – la même nausée brutale, venant du plus profond de l'être, que devant le corps d'une personne blessée. En fait, toutes les plantes de Hiroshima à présent drues et verdoyantes, ne portent-elles pas ainsi en elles la même fatale destruction ?

Cependant, quand on voit de l'herbe verte croître sur une terre calcinée, on croit à ce renouveau, et jusqu'à la venue du prochain événement anormal, on arrête d'imaginer des scènes désespérantes. Pour préserver l'équilibre de tous les jours sans capituler devant une situation extrême, il n'y a pas d'autre moyen de vivre. Pas d'autre moyen de vivre humainement à Hiroshima. Sur une terre où pendant des dizaines d'années il n'y a pas d'espoir de voir pousser de la verdure, comment l'homme peut-il trouver l'énergie d'amasser encore et toujours les efforts les plus infimes, sinon en se montrant provisoirement optimiste quant à l'avenir de la végétation ?

Par ailleurs, quand vient enfin le jour où l'herbe est abondante, l'homme doit aussi posséder assez d'acuité et de vigilance pour déceler les anomalies qui se trouvent en elle. Ne céder ni à l'excès de désespoir ni à l'enivrement d'une vaine espérance, bref, être un humaniste dans le vrai sens du terme. De ces humanistes en prise avec la réalité, Hiroshima avait un besoin urgent durant l'été de 1945. Et heureusement, il y avait dans la ville des gens de cette trempe. Alors a pu jaillir l'espoir de survivre à la période la plus noire qu'ait jamais connue l'humanité.

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