Paul Claudel - Au général de Gaulle (1944)

Diplomate, catholique et anti-communiste, Paul Claudel accueille le régime de Vichy avec soulagement et publie dans le Figaro du 10 mai 1941 des Paroles au maréchal Pétain... A la Libération, il rédige une Ode au général de Gaulle, publiée par le même Figaro le 23 décembre 1944.

Cette oeuvre mémorable figurait, semble-t-il, en tête des Documents associés au IIIe tome des Mémoires de guerre. Dans notre édition Pocket elle a heureusement (ou malheureusement ?) disparu. La voici.


Tout de même, dit la France, je suis sortie !

Tout de même, vous autres ! dit la France, vous voyez qu’on ne m’a pas eue et que j’en suis sortie !

Tout de même, ce que vous me dites depuis quatre ans, mon général, je ne suis pas sourde !

Vous voyez que je ne suis pas sourde et que j’ai compris !

Affiche de Phili, août 1944

Et tout de même, il y a quelqu’un, qui est moi-même, debout ! et que j’entends qui parle avec ma propre voix !
VIVE LA FRANCE ! II y a pour crier : VIVE LA FRANCE ! quelqu’un qui n’est pas un autre que moi !
Quelqu’un plein de sanglots, et plein de colère, et plein de larmes ! ces larmes que je ne finis pas de reboire
depuis quatre ans, et les voici maintenant au soleil, ces larmes ! ces énormes larmes sanglantes!
Quelqu’un plein de rugissements, et ce couteau dans la main, et ce glaive dans la main, mon général, que je me suis arraché du ventre !
Que les autres pensent de moi ce qu'ils veulent ! Ils disent qu'ils se sont battus, et c'est vrai !
Et moi, depuis quatre ans, au fond de la terre toute seule, s'ils disent que je ne me suis pas battue, qu'est-ce que j'ai fait ?
Ils ont eu le goût de la bataille dans la bouche tout le temps, et moi, quand on est vivant, est-ce qu'ils savent ce que c'est que d'avoir dans la bouche le goût de la mort ?
Il y a tout de même une chose qu'ils ne savent pas et que je sais, c'est cette étroite compagnie que je tiens depuis quatre ans avec la mort !
C'est ce coeur qui ne fléchit pas et cette main lentement dans la nuit qui cherche une arme quelconque !
C'est cet ennemi étouffant dans la nuit fibre à fibre qu'il faut s'arracher du corps avec les ongles !
Et tout à coup, me voici de nouveau dans la lumière debout et mes entrailles dans les mains ainsi qu'une femme qui enfante !
C'est le matin ! et je vois le grand Arc de triomphe tout blanc qui resplendit dans la lumière innocente !
Et maintenant ce que les autres pensent de moi, ça m'est égal !
Et ce qu'ils veulent faire de moi, ça m'est égal ! et la place qu'ils disent qu'ils veulent bien m'accorder, ça m'est égal !

Et vous, Monsieur le Général, qui êtes mon fils, et vous qui êtes mon sang, et vous, Monsieur le soldat ! et vous, Monsieur mon fils à la fin qui êtes arrivé !
Regardez-moi dans les yeux, Monsieur mon fils, et dites-moi si vous me reconnaissez !
Ah ! c'est vrai, qu'on a bien réussi à me tuer, il y a quatre ans ! et tout le soin possible, il est vrai qu'on a mis tout le soin possible à me piétiner sur le coeur !
Mais le monde n'a jamais été fait pour se passer de la France, et la France n'a jamais été faite pour se passer d'honneur ! Regardez-moi dans les yeux, qui n'ai pas peur, et cherchez bien, et dites si j'ai peur de vos yeux de fils et de soldat !
Et dites si ça ne nous suffit pas, tous les deux, ce que vous cherchez dans mes yeux et ce que bientôt je vais trouver dans vos bras !
Le jour à la fin est venu ! ce jour depuis le commencement du monde qu'il fallait, à la fin il est arrivé !
Délivre-moi de cette chose à la fin, ô mon fils, que Dieu t'envoie pour me demander !

— Et que dois-je donc te demander ? dit le Général.
— La foi !
Les autres ça m'est égal ! mais dis que ça ne finira pas, cette connaissance à la fin qui s'est établie entre nous !
Le reste ça m'est égal ! Mais toi, donne-moi cette chose qui n'est pas autre chose que tout !
Ils ont cru se moquer de moi en disant que je suis femme !
Le genre de femme que je suis, ils verront, et ce que c'est dans un corps que d'avoir une âme !
Ils m'ont assez demandé mon corps, et toi, demande-moi mon âme !

Et le Général répond : Femme, tais-toi ! et ne me demande pas autre chose à mon tour que ce que je suis capable de t'apporter.
— Que m'apportes-tu donc ô mon fils ?
Et le Général, levant le bras, répond :
— La Volonté !

 

Poèmes et paroles pendant la guerre de Trente ans, 1945
Laudes, éditions de la Girouette [sic], Bruxelles, 1947