La postérité de la tradition mémoriale
à l’âge de l’autobiographie et du témoignage

Les Mémoires sont un genre très peu étudié en tant que tel dans le secondaire, à la différence de l’autobiographie qui a longtemps été au programme, au moins des L, et qui vient juste d’en sortir.

On a donc pu et on peut donc étudier des textes de mémorialistes sans étudier précisément le genre des Mémoires :

D’une façon plus générale, l’écriture de l’Histoire est très peu étudiée dans les cours de français ; elle l’est un peu plus en latin et en grec, mais nous nous contentons la plupart du temps d’analyser des extraits, que nous comparons éventuellement (un même événement ou un même personnage historique vu par Salluste, Tite Live, Suétone). Cela donne cependant rarement lieu à une analyse très approfondie sur les moyens littéraires de l’historiographie et touche, de toute façon, peu d’élèves.

Donc, pour les Mémoires de guerre, tout le cadre générique est à construire en termes de références, de prédécesseurs illustres, de tradition littéraire et d’enjeux du genre. La lecture autonome des élèves, notamment pour cette raison-là, ne peut en être que naïve. D’où leur étonnement, par exemple, de l’emploi de la troisième personne par de Gaulle quand il parle de son action car ils n’ont pas, dans leur grande majorité, la référence césarienne.

L’Histoire, cependant, est extrêmement présente dans les textes et donc les cours de littérature.

La question de l’écriture de l’histoire a donc très peu été abordée au travers de Mémoires mais l’a souvent été par le biais de l’autobiographie – W ou le souvenir d’enfance, par exemple ou la trilogie de Marguerite Yourcenar –, et surtout par l’étude de témoignages, s’il faut entendre par là l’œuvre d’un «simple» témoin, de celui qui s’est trouvé pris, à son corps défendant, dans la tourmente de l’Histoire et qui veut, de la place modeste mais centrale qui est la sienne, en rendre compte : or, il est évident que ces deux types d’écriture, qui croisent l’histoire à des degrés divers, généralement «accrochent» les élèves, ne les laissent pas indifférents : cette adhésion “spontanée” à des textes littéraires est précieuse pour le professeur de lettres !

Pourquoi cette adhésion ? Pour ce qui est de l’autobiographie, on peut considérer que la question de soi et du monde, que la nécessité de confier à l’écriture sa personne cadrent bien avec la problématique de l’adolescence, entrent en résonance avec les préoccupations personnelles et intimes des élèves.

Pour ce qui est de l’écriture du témoin, elle est surtout évoquée, en lycée, par le biais de la littérature issue de l’expérience des deux guerres mondiales : personnes qui deviennent écrivains, avec tout ce que ce terme a d’ambigu, pour témoigner (Anne Frank et son Journal, les lettres de poilus ou Primo Levi, passant de la chimie à l’écriture) et, à un autre degré, écrivains qui sont aussi témoins : Duras témoignant du retour d’Antelme dans La douleur.

Dans tous les cas, ce sont aussi des textes qui captent généralement l’attention des élèves car :

On trouve dans ces écrits à la fois l’expression d’une impuissance, d’une immense détresse, mais aussi, mécaniquement même si c’est paradoxal, la valorisation de l’individu (autobiographie) et de la victime (témoignages) puisque ce sont elles qui s’expriment et qui, au moins momentanément, ont, sans triomphalisme aucun, le «dernier mot». On peut entendre en écho, pour caractériser cette écriture, les vers d’Aragon dans Bierstube magie allemande : «Et si j’y tenais mal mon rôle/ c’était de n’y comprendre rien» : le jeune homme est parfaitement dépassé par les événements mais il a pourtant un rôle à y jouer. Il semble bien, en tout cas, que ces écrits sont à l’opposé du projet des Mémoires qui montrent un écrivain-héros, un homme qui a su agir sur son temps, le comprendre et qui vient aider les lecteurs à y voir clair dans les méandres de l’histoire.

Il est évident qu’il peut y avoir chez les lecteurs, chez les élèves, de l’intérêt pour les deux types de personnes/personnages : la victime et le héros. Mais il semble que ces deux types d’écrit suscitent des réactions opposées. S’il est évident que le témoin-victime de la barbarie du XXe siècle suscite généralement compassion et respect, l’expérience a montré que l’admiration des élèves-lecteurs n’était pas toute acquise au héros des Mémoires et particulièrement à celui du Salut : de nombreux professeurs ont témoigné du fait que leurs élèves semblaient avoir une hostilité avouée, un agacement voire une rage dès les premières lectures vis à vis du de Gaulle du Salut. La plupart d’entre eux semblent incapables d’accepter le rôle du vainqueur qu’il se donne ou, du moins, tel qu’il se le donne – car ils ne contestent pas le moins du monde, évidemment, son rôle historique.

Peut-on tenter une explication qui aura, je le reconnais, un caractère tout intuitif ?

On sait le traumatisme causé par les deux guerres mondiales et les totalitarismes qui ont ensanglanté le XXe siècle. Un certain nombre de philosophes et d’artistes, d’écrivains, ont tenté de prendre la mesure de ces événements jusqu’à en faire la pierre angulaire de toute leur production : on peut penser déjà à Valéry dans Variété I : «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles», comme à Adorno et sa réflexion sur la poésie après Auschwitz : «Écrire un poème après Auschwitz est barbare» (1). Or il semble que la plupart des élèves ont intériorisé, plus ou moins consciemment, cette conception des choses.

Tout se passe comme si le cri des victimes et des témoins, tellement assourdissant, couvrait le discours plus rationnel, mieux maîtrisé, plus policé du «vainqueur», si on veut évoquer de Gaulle. Les uns ont le sentiment d’avoir été confrontés à l’incommensurable, l’indicible, ou encore l’ineffable et peinent à trouver la forme apte à exprimer au mieux ce qu’ils ont vécu quand le second reprend avec art, brio, talent, des formes, un genre dûment éprouvés par la tradition pour délivrer un discours qu’il veut rassurant, consensuel et efficace, aussi, pour son avenir politique.

Un changement de perspective a été induit par l’Histoire du XXe siècle, qui a pu entraîner un changement dans l’échelle des valeurs notamment esthétiques. Le malheur semble avoir été trop accompli dans ce siècle pour qu’une victoire puisse paraître sans tache, entière, éclatante et son artisan incontestable ; tout semble se passer comme si, pour beaucoup d’élèves, l’écriture même de mémoires telle que la pratique de Gaulle, avec ses caractéristiques de valorisation du mémorialiste et de son action, n’était plus crédible, acceptable après la première et surtout la deuxième Guerre mondiale: il ne peut y avoir de réelle victoire face à un mal si absolu.

De plus, on ne peut s’en tenir à la seule perspective nationale quand on a été si souvent amenés, par d’autres auteurs, à considérer la situation du point de vue de l’humanité conçue comme un ensemble d’individus indissolublement liés dans la tragédie par le fait même de cette guerre mondiale. Quand de Gaulle affirme que le «génie du renouveau» doit «redresser la France… allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin» (2), ces termes et cette expression peuvent paraître dérisoirement boursouflés au lecteur qui a vu dans les désastres du XXe siècle la défaite des civilisations, le naufrage de l’humanité.

En conséquence, le héros, du moins dans l’ordre de la littérature, n’est pas / plus nécessairement celui qui gagne, qui vainc, qui domine, qui commande au sens historique et politique de ces termes mais peut être aussi celui qui, dans sa détresse même, croit encore à un pouvoir des mots et les dresse, de toute sa force, face à l’adversité. Si la défaite est assurée car l’adversité trop forte, l’héroïsme n’est pas dans la victoire mais dans la lutte acharnée, qui dès lors sera d’autant plus héroïque qu’elle risquera d’être vaine, désespérée : le témoin, la victime, peuvent faire preuve, aux yeux des élèves en tout cas, d’un héroïsme dans l’écriture, par le fait même d’être parvenus à écrire, héroïsme qui n’a rien à voir avec celui du héros sur le champ de bataille ou du héros pour l’Histoire, mais qui ne les émeut pas moins.

Or, dans la sphère littéraire scolaire, les textes se répondent, entrent en cohérence, ce qui tempère les uns et fait ressortir les autres: la proximité historique et thématique du texte de de Gaulle avec ceux des Témoins ne lui est pas favorable dans ce contexte, car une sorte de concurrence des récits se met en place : or il est frappant de constater que si les récits de témoins n’ignorent pas la guerre conventionnelle, eux n’ont quasiment pas de place dans le récit de la geste gaullienne. Il y a évidemment des raisons historiques et objectives à cela et il semble qu’on ne puisse pas en faire grief à de Gaulle, même si le Salut a été écrit en 1958 soit treize ans après la guerre, mais il n’en reste pas moins que cela réduit nécessairement la portée actuelle de son analyse historique.

Il n’y a manifestement pas /plus d’adhésion immédiate émotionnelle au texte de de Gaulle, telle que peut la décrire de manière émouvante J. Lecarme dans les Temps Modernes car le créneau «littérature du XXe siècle» est déjà largement occupé chez les élèves par d’autres types d’écrits qui mettent en place une vision de notre histoire à travers la littérature bien différente de celle que propose de Gaulle, voire une vision opposée à celle de de Gaulle : après un long silence, les cris, appels, témoignages des victimes, les interrogations, les doutes de ceux qui ont survécu s’y font entendre avec plus de prégnance que les chaleureuses acclamations que rapporte le mémorialiste victorieux. Quelques élèves ont, d’ailleurs, spontanément et rapidement opposé aux scènes de ferveur populaire décrites par de Gaulle la supposée réaction de Daladier descendant de l’avion après Munich («Ah, les cons, s’ils savaient !») pour signifier leur défiance du texte gaullien.

Le genre des Mémoires n’a donc rien d’évident pour nos élèves car :

La préoccupation de de Gaulle, ainsi que celle de ses lecteurs de l’époque était ou avait été de gagner la guerre puis d’établir durablement une France forte et respectable – par l’établissement de son propre pouvoir (c’est tout le programme des Mémoires de Guerre).

Pour nous, un des problèmes les plus brûlants, depuis la libération des camps et Hiroshima, pour simplifier, est plutôt d’accepter d’appartenir à l’étrange genre humain.

Or ce questionnement, précisément issu de l’Histoire, n’a rien de subsidiaire ou de conjoncturel (tel un effet de «mode») à nos yeux de professeurs de lettres : les élèves y sont extrêmement sensibles, attendent en quelque sorte, notamment de la littérature, des réponses, voire des solutions aux angoisses qu’il suscite car ils ont bien perçu que les écrivains s’étaient emparés du sujet, en nombre et avec force. Il nous semble essentiel de prêter attention à ces préoccupations et d’accompagner ces quêtes «naïves» en guidant les élèves vers des textes qui ne pourront certes pas répondre directement à leurs attentes mais les aideront plus sûrement à «aménager», à apprivoiser l’angoisse. Ce trajet qui relie l’Histoire à la fiction ou à l’intime déployés par la littérature nous semble participer pleinement de la formation de l’élève-citoyen à laquelle nous sommes conviés. Or, manifestement le texte du Salut a eu un effet déceptif à cet égard, à la fois très près du sujet et très loin du questionnement.

 

(1) Adorno, Prismes, 1949
(2) De Gaulle, Le Salut, éd Pocket (1999) p.345


Isabelle Guary