Comparaison entre La dernière leçon et Tous les matins du monde

La dernière leçon Tous les matins du monde
Tch'eng Lien fait travailler Po Ya pendant trois ans. A peu près le même temps pour Marin Marais. Ensuite, Madeleine prend le relais
Tch'eng Lien fait venir Po Ya, brise son luth et sa guitare à trois cordes : « Ecoutez ce son ! » « Maintenant, mettez plus de sentiment dans votre façon de jouer la musique ». Sainte Colombe brise le luth de colère, se moque de lui, le méprise et lui donne de l’argent pour en racheter : instinct, pas vraiment de profondeur et encore moins de préméditation.
« Po Ya fut très abattu ». Très pauvre, souffrant de la faim, il pense quitter son maître. Marin Marais est renvoyé par son maître, mais il ne peut le quitter vraiment : relation forte, indéfectible.
Au bout d’une « lunaison » (29 jours), Po Ya va voir Tch'eng Lien qui lui offre à manger et du vin. Il l’interroge sur le bris des instruments en pleurant et Tch'eng Lien répond : « Vous commencez à tirer de vous-même des accents qui émeuvent » et « vous êtes comme un enfant dont la voix mue », « vous hésitez entre ce que vous sentez et ce que vous savez. Vous avez encore beaucoup à faire avant de vous approcher de la musique ! ». Puis Tch'eng Lien lui demande ce qui l’a décidé à la musique
Partage des gaufrettes et du vin prévu à la fin : « Je vous garde pour votre douleur» [qui vient de votre mue] mais ici Marin Marais est conscient de sa propre souffrance due à ce phénomène. Cependant, il pense trouver solution à son problème dans une recherche de la virtuosité et de la reconnaissance sociale, il n’explore pas réellement ce qu’il sent profondément.
Po Ya avance trois raisons :
  • la beauté d’une scène campagnarde silencieuse quand il était tout petit ( visuel + auditif)
  • sensations visuelles et auditives lors d’une cérémonie funèbre
  • la lumière neuve après l’orage que seul un son «très proche du silence » pourrait peindre selon lui.
Cf la faible lumière sur les cuirs chez son père mais par ailleurs, détestation de la médiocrité de sa famille : désir de revanche sur le tour joué par la nature.
« C’est faux ! répliqua sèchement Tch'eng Lien. cf les questions finales de la dernière leçon, dont les réponses sont presque toutes invalidées
Tch'eng Lien fait la critique des trois raisons avancées en précisant ce que la musique n’est pas. En particulier :
  • « la musique n’est pas le silence »
  • « le son de la musique est un son qui ne rompt pas le silence »
  • La musique n’est pas la mort, n’est pas la vie mais est « toute proche de ce qu’il y a de naissant dans la vie » et même la « précède » puisque « le premier son est le premier cri ».
« pour l’ombre des enfants », « pour les états qui précèdent l’enfance »
  • La musique « n’est pas la fin de l’orage, elle est l’orage »
« vie passionnée »
Po Ya doit aller acheter de vieux instruments mal réparés et jouer dessus en se souvenant de sa voix quand elle exprime une profonde tristesse. « Je cherche les regrets et les pleurs [dans la musique]… Asseyez-vous » mais c’est aussi le titre de morceaux composés par Sainte Colombe que Marin Marais veut apprendre. Cependant, il a alors peut-être compris qu’il ne s’agissait pas de simples nouveaux morceaux sublimes, mais réellement de l’expression sonore des regrets et de pleurs pour ce qui n’est plus (l’état d’avant la naissance) et pas exactement pour ceux (celles) qui ne sont plus : il ne s’agit pas de les pleurer, il s’agit de les aider à exprimer encore leur souffrance ; finalement, morts et vivants pleurent leur état d’incomplétude.
Dans le magasin Po Ya se moque du son des vieux instruments : « Ce sont de vieux cris rapetassés ! » et le réparateur, dont le regard s’embue, demande : « Que sommes-nous d’autre ? ». Marin Marais se moque du corps de Madeleine, ne comprend pas combien il l’a blessée et Madeleine pointe du doigt sa bêtise : superficialité de Marin Marais / profondeur de Madeleine, matérialisme, évidence du concret pour Marin Marais ( cf « Vous avez vu que je n’avais plus rien au bout de mon ventre pour vous ») / métaphysique, élévation de l’esprit de Madeleine
Po Ya joue seul pendant huit mois de ces instruments puis Tch'eng Lien l’entend et lui demande de jeter ces instruments au son affreux et l’invite à venir chercher la musique avec lui, car la musique n’est pas dans les instruments, bons ou mauvais. cf la sortie chez Baugin avec l’écoute de l’enfant qui urine.
Tch'eng Lien écoute tous les sons de la vie quotidienne, s’émeut et pleure puis juge qu’il « a fait trop de musique » et doit se « laver les oreilles dans le silence ». Bruit des insectes écrasés
Sainte Colombe le quitte tout à trac après la séance chez Baugin
Po Ya doit s’acheter un instrument qui le « touche » mais il n’en trouve pas. Il croise alors le vieux réparateur avec un petit violon sous le bras. Ce dernier explique qu’il vit péniblement depuis onze mille ans, qu’il a été animal, végétal, partie d’un corps, qu’il connaîtra d’autres réincarnations et redeviendra la pire de toutes, un homme ; il sait qu’il deviendra luthier en Italie,Tonio Stradivarius. Porosité des frontières entre la vie et ce qui la précède (Jadis) ou ce qui la suit (la mort) : Sainte Colombe se laisse happer par la contemplation de la nature, par le silence dans sa vorde et tient à transmettre « sa » musique aux vivants : pas de vanité, pas de sentiment d’exceptionnalité ou d’unicité, donc pas d’individualisme ou de narcissisme finalement mais ouverture et partage. Ils retrouvent tous les deux, sous ou dans la vorde, une sorte d’expérience originaire qui les amène à une renaissance ou, au moins, à une profonde métamorphose. Peut-être Marin Marais porte-t-il en lui un peu de l’esprit de Madeleine par la fascination qu’elle lui a transmise pour les pièces qu’il ne connaissait pas. Elle a permis de faire le trait d’union, le lien entre son père et lui, de son vivant (amour, leçons, écoutes clandestines) et après sa mort (souvenirs communs).
Po Ya essaie plusieurs instruments, chacun avec ses qualités propres. Marin Marais « essaie » plusieurs femmes et revendique la variété dans ce domaine : « Nos cœurs sont des affamés. Notre esprit ne connaît pas le repos. La vie est belle à proportion qu’elle est féroce, comme nos proies. »
Quatre mois plus tard, Tch'eng Lien l’écoute jouer et lui dit que l’instrument est beau et son jeu juste, mais qu’il lui faut chercher la musique, notamment la concentration des sentiments. Pour cela, ils doivent aller voir son propre maître,Fang Tseu-tch’ouen qui, lui, « sait faire naître l’émotion dans l’oreille humaine ». Sainte Colombe n’a pas de maître ; il s’est fait tout seul grâce à sa douleur et, malgré tout, son amour de la vie et du monde.
Ils partent en novembre et marchent douze semaines ; Tch'eng Lien va chercher le maître seul pendant que Po Ya l’attend au pied des montagnes : il connaît la peur, la faim, la solitude, il s’affaiblit puis pousse un soupir et dit : « Voilà la leçon du maître de mon maître ! » Il chante en pleurant puis les larmes s’intériorisent et deviennent des sons. Il chante jusqu’à ne plus pouvoir puis s’embarque avec Tch'eng Lien revenu (symbolique utérine de la barque). Attente, froid, solitude nocturne pour Marin Marais pendant de longues nuits et de longues années. Mais ici la transmission est directe et explicite de l’un à l’autre.
Présence de larmes – harmonie entre les deux hommes par-delà leurs différences et leurs ressentiments. La musique unit les contraires, les extrêmes lors de la scène finale : elle fait pleurer et sourire. Sainte Colombe va plus loin que les larmes et l’émotion, que la conscience de sa propre fragilité, de la faiblesse de la condition humaine : il désigne clairement dans son discours final le retour à l’état d’origine, la musique comme expression pré-verbale, ramenant à la fois l’espèce et l’individu à son commencement.


Sainte Colombe et Marin Marais : une relation de professeur à élève ou de maître à disciple ?

Quelques efforts de définitions

Le professeur est celui qui enseigne une matière, une discipline, un ensemble de techniques. L’élève est celui qui reçoit cet enseignement spécifique.

Le maître est celui qui possède une compétence à un niveau inégalé ou indépassable au point qu’il semble dépasser le simple savoir-faire pour toucher à l’essence de son domaine de compétence. En suivant sa voie particulière (musique, peinture, mathématiques etc - cf le « do » en japonais qu’on trouve dans judo, bushido, kendo, aïkido etc), il parvient à un absolu qui lui permet de s’élever au-dessus de son art particulier pour toucher à l’essentiel, au sublime (« qui va en s’élevant « ou « qui vient du seuil supérieur ») au vrai, au beau, au bien. Le maître, dans les arts martiaux asiatiques, est comme un certain type de philosophes dans notre tradition : celui qui n’a pas peur d’affronter la mort car il a souvent médité dessus, il se l’est souvent représentée.

Le maître, en ce sens, reçoit des disciples qui reçoivent donc un enseignement d’ordre philosophique ou spirituel, et qui sont amenés à devenir des maîtres à leur tour pour transmettre ce qui permet de répondre à la plus angoissante des interrogations humaines. Dans notre tradition, les maîtres et les disciples les plus évidents sont les philosophes grecs ainsi que le Christ et ses apôtres .

Marin Marais reçoit donc un enseignement proprement musical de la part de M. de Sainte Colombe et de sa fille (nouveaux coups d’archet, nouvel instrument, nouveaux morceaux) mais dès le début, la relation entre Marin Marais et M. de Sainte Colombe se situe sur un autre plan : Marin Marais confie son traumatisme de la mue et M. de Sainte Colombe dit que s’il le prend comme élève c’est à cause de sa « douleur ». C’est par la douleur que M. de Sainte Colombe s’élève dans la musique (douleur du deuil + nom des morceaux + cri de douleur de Madeleine : douleur plus musicale que les sons de la viole de Marin Marais). La musique ne lui sert pas à briller mais à « héler une chose invisible » ou à « réveiller les morts » ; puis sa pensée se précise car, à la fin du livre, il reconnaît que les ombres fatiguées ne se déplacent plus, mais il continue à considérer la musique comme une voie pour une relation avec l’au-delà qui est tout autant l’au-delà de la mort – de la sienne qui approche et qu’il souhaite - que celui d’avant la naissance et l’incarnation complète qui amène la parole par l’apprentissage de la langue.La musique est réellement pour lui une façon d’habiter le monde, de vivre dans ce monde et elle ne consiste donc pas uniquement en notes, rythmes, instruments mais elle se trouve dans tout ce qui est juste, approprié, dans un rapport d’harmonie même si c’est prosaïque : un enfant qui urine, un peintre qui tire son pinceau, une jeune fille qui pleure. La musique est pour lui tout ce qui exprime ou permet d’entrevoir, ou d’imaginer un état d’avant ou d’après la conscience, un état d’hébétude, de silence, d’extrême concentration, de recueillement, qui tient à la fois de l’animal (sa sauvagerie, son amour des petits poissons, des dindons…) et du saint (isolement, mépris des vanités du siècle, relatif ascétisme, tension vers un absolu).

Il sait aussi qu’il doit transmettre avant de mourir : il a laissé à Marin Marais le plus de temps possible pour mûrir mais finit, sentant l’approche de la mort, par l’accepter comme disciple.

Pourtant, beaucoup d’indices laissent penser que celui-ci n’est pas totalement prêt (questionnaire laborieux : il répond bien, au début, sur sa recherche mais ne fait finalement que prononcer les titres des morceaux de M. de Sainte Colombe qu’il désire connaître depuis longtemps.Toutefois il est, ne serait-ce que techniquement, le plus apte à recevoir cet enseignement et, surtout, il en a un désir profond, obsessionnel, même (trois ans passés à écouter clandestinement sous la vorde). Mais cela ne l’empêchera pas, à l’aube, de repartir à Versailles.

Marin Marais a demandé un professeur, mais il cherchait déjà un maître pour le tirer de sa détresse existentielle. Il a vécu une vie mondaine et narcissique, de plaisirs et de vanité le jour, mais il n’a cessé de venir s’abîmer dans l’ombre de son maître la nuit, poursuivant là, sans même vraiment se l’avouer ou l’expliciter, une autre quête. Il s’est voulu élève mais il a tout de suite été un disciple… indiscipliné, qui ne reconnaissait qu’à moitié sa quête.

© Isabelle Guary