En 1991, la même année que Tous les matins du monde, Pascal Quignard a publié une étude sur Georges de La Tour aux éditions Flohic. Cette édition est aujourd'hui introuvable.

Mais une nouvelle édition est disponible depuis 2005 aux éditions Galilée, dans la collection « Lignes fictives ». En voici quelques citations.

 

Madeleine pénitente (v.1638-1648)
Metropolitan Museum of Art, New-York

« Il fit de la nuit son royaume.

C'est une nuit intérieure : un logis humble et clos où il y a un corps humain qu'une petite source de lumière éclaire en partie.

Telle est l'unité de l'épiphanie : 1. la nuit, 2. la lueur, 3. le silence, 4. le logis clos, 5. le corps humain.

Quelques grandes couleurs vigoureuses auprès desquelles Le Nain paraît froid, triste, vert, grisé. Les oranges et les rouges de La Tour brûlent par-delà le temps comme des braises. Ce qui n'est qu'un reportage sur une toile des Le Nain devient une scène éternelle. Une masse brune, une flamme citron, un rouge franc, un vermillon plus sourd, une grandeur triste. »

(pp.11-12)

« Tous les personnages qu'a peints Georges de La Tour sont immobiles, divisés entre la nuit où ils s'élèvent et la lueur qui les éclaire en partie. Surgissant dans l'ombre, touchés par un fragment de lueur, ils tiennent en suspens un geste incompréhensible. Ces corps, pris en contrebas, y gagnent une taille d'idole. »

(p.20)

Le songe de saint Joseph (v.1640)
Musée des Beaux-Arts de Nantes

Saint Joseph charpentier (v.1640)
Musée du Louvre

« Georges de La Tour élut la vie quotidienne la plus simple, la plongea et la simplifia encore dans la nuit, pour la revêtir de ce singulier « reflet de grandeur » qu'est la luisance, la couche de lumière.

Qui est la source même des auréoles et des nimbes qui sacrent.

Il obéit aux leçons du Caravage.

Il sacrifia toutes les auréoles qui encerclent la tête des dieux et des saints pour leur substituer les reflets d'une bougie. »

(p.32)


Le nouveau-né (v.1648)
Musée des Beaux-Arts de Rennes

« Dans le Nouveau-né, la lumière de la chandelle est masquée derrière la main levée.

Elle hésite entre bénir ou protéger la flamme et se concentre sur l'énigme d'un minuscule homme ligoté de bandelettes, qui sera un jour un mort. Le bébé devient le foyer dont la clarté vient sculpter de sollicitude les deux visages des jeunes femmes qui sont penchées sur lui.

Chez La Tour, les dieux sont sans nimbes, les anges sont sans ailes, les fantômes sans ombre. On ne sait si c'est un enfant ou Jésus. Ou plutôt : tout enfant est Jésus. Toute femme qui se penche sur son nouveau-né est Marie qui veille un fils qui va mourir. »

(pp.49-50)


« Au XVIIe siècle, on nommait « peintures coites » ce que nous appelons « natures mortes ». Ce sont des peintures coites. Elles se taisent jusque dans leur sens. Comme un papillon ou un scarabée qui rôtit ses ailes à la chandelle, c'est une femme qui s'épuce. On entend dans le silence le grésillement du silence ; une attention inexplicable envahit celui qui voit ; et on fait oraison.

La tension, tel est le baroque.

Telle est la forme de l'énigme.

Classiques paraissent la simplicité de la mise en page, la netteté de l'inscription des formes, la simplicité des tons - mais point l'antithèse qui les porte et l'irréalité où conduit ce réalisme poussé jusqu'à l'extrême du dénuement.

Pascal juxtapose les contraires avec une fureur fanatique.

La Tour les immobilise dans un calme rougeoyant. »

(pp.60-61)

La femme à la puce (vers 1630)
Musée historique lorrain - Nancy


Détail de la Madeleine à la veilleuse (v.1640-1645)
Musée du Louvre

« Plus on s'approche du feu, plus on contemple qu'il se résume à la quantité de matière qui vient à manquer dans sa flamme.

Ce qui fait la flamme plus brûlante, la braise plus rouge, l'éclat plus lumineux est ce qui devient davantage « rien » en elle. C'est ce qui se précipite pour ne devenir « plus rien » au coeur de la fournaise qui gondole comme une illusion en elle, dans l'air tremblé et translucide de la chaleur. C'est ce « plus rien » qui crie dans le crépitement. C'est ce « plus rien » qui est blanc au coeur des flammes et dont on ne peut approcher le visage sans hurler de douleur. C'est Dieu. »

p.71