« ON LREKONÉ PUDUTOU LSINEMA »

Séduire son équipe, séduire ses acteurs : sur Zazie, Louis l'a fait sans aucun doute. Mais le public, qui avait réservé un accueil chaleureux au livre de Raymond Queneau, reste froid et ne suit pas : 850 000 spectateurs, c'est moins que la moitié de la fréquentation pour Ascenseur pour l'échafaud. Ce semi-échec a pour première cause un malentendu. On parle beaucoup de ce film dont la vedette est une gamine vraiment épatante, et le jeudi, jour de congé des écoles, les parents se précipitent, avec leurs enfants, et sortent furieux de ce guet-apens ! Le bouche à oreille devient négatif. La presse est tempérée dans sa critique. Elle salue le plus souvent la difficulté et l'ambition de l'entreprise, l'originalité et le bien-fondé des solutions imaginées, mais fournit aussi des pistes d'explication du rejet : la surabondance d'effets qui se télescopent, la convulsion d'une farce qui, au lieu de faire rire, fait peur.

Revoir aujourd'hui paisiblement Zazie dans le Métro conduit au même jugement contradictoire. Le film recèle en effet un extraordinaire catalogue de toutes les jongleries auxquelles peut se prêter le langage cinématographique. Les images, le son, le montage, les décors, les couleurs, les comédiens, le temps, l'espace, les paroles, la musique : toutes les composantes de la création cinémato-graphique sont ici malaxées, triturées, démontées, utilisées à rebours, dans une recherche permanente du contresens ou du non-sens. Comme dirait Queneau : « On lrekoné pudutou lsinema, amesa, pudutou. » Mais cette extravagante richesse, c'est au ralenti et à la loupe qu'on la détecte et qu'on en jouit. À vitesse normale, le montage rapide du film dépasse la capacité de perception et de décodage. Installé au coeur d'un feu d'artifice dont toutes les fusées partent en même temps, on jouit moins de ce qu'on perçoit qu'on ne souffre du déficit de ce qu'on manque.



Au passage, on vérifie à quel point la mécanique du rire est exigeante. Le scénario veillait à une construction méthodique et minutieuse de chaque gag, mais au tournage parfois, au montage souvent, Louis a accéléré le mouvement en supprimant quelques minuscules vis de cette construction. Et la machine se bloque, ou se disloque. Zazie fonctionne comme un laboratoire qui révèle les limites de la perception du spectateur devant un écran. Par exemple, dans la figure dite champ/contre-champ, normalement, l'image présente deux personnes, face à face, de chaque côté d'une table. Ensuite, on voit de plus près l'un des personnages de face, et le mur qui est derrière lui, avec une reproduction de Picasso accrochée au mur. Puis l'autre personnage vu de face, avec derrière lui un espace vide — puis une vaste bibliothèque. Si on recommence la même opération, on trouve à chaque fois le même décor derrière le même personnage. Mais dans Zazie, Louis Malle change les règles, il change le décor propre à chaque personnage, il change le costume du personnage, ou, dans la même scène, substitue un des personnages à un autre. Il était enchanté de cette variété des effets supposés déclencher le rire. À la projection : catastrophe... le plus souvent le spectateur ne remarque aucune de ces anomalies qui nécessitent un temps d'observation pour être notées. Louis Malle sera tellement choqué par cette découverte que, dans la plupart de ses films, il veillera à introduire un grossier faux raccord... et vérifiera que jamais personne ne lui en fera la remarque.

Le film se veut fidèle au livre, sur le plan de la mise en cause des formes, et aussi dans sa vision critique d'une société en perte d'identité et de sens des valeurs, plongée dans l'hypocrisie et le faux-semblant. Mais le scénario empoigne ce thème avec une telle énergie, une telle rage, qu'il pousse la pochade satirique jusqu'à la guerre totale qui, aux dernières images, détruit le décor et le film lui-même. On peut légitimer une telle rage. Mais son surgissement inopiné dans une fable rigolarde aurait mérité d'être mieux préparé.

Dans sa grande liberté de cinéaste-producteur, Louis Malle a poussé les jeux verbaux de Queneau à l'extrême de leurs conséquences cinématographiques. Au lieu de la comédie déjantée qu'on attendait, il a réalisé un film expérimental qui déroute légitimement, mais aussi séduit et enchante une petite minorité de supporters pour qui Zazie devient un film culte. Un cinéma, place Denfert-Rochereau, le Denfert, mettra le film à l'affiche au moins un jour par semaine pendant plus de vingt ans. Ce club des supporters compte quelques affiliés de poids. À commencer par Raymond Queneau, qui, familier du cinéma auquel il a collaboré à différentes reprises, n'a voulu se mêler en rien de l'adaptation de son livre et qui, à la première projection du film inachevé et sans musique, écrit au cinéaste : « J'ai été enchanté par votre film. enchanté de reconnaître, enchanté de découvrir. Vous êtes personnel et original et, pourtant, le roman est bien là (j'en viens à craindre que le texte ne gâche l'image...). » À ses amis, il déclare : « Je crois que c'est réussi... C'est parfois sensationnel. Grosse influence du dessin animé américain. Je ne vois aucun film comparable. » L'ami Ionesco s'inscrit vite parmi les fidèles. Il constate : « Tout l'esprit de Queneau y est, cette agitation, cette poursuite, le bruit et la fureur faulknérienne du monde, mais avec l'intelligence de l'ironie suprême... » Belle occasion de rappeler que les jeux de Queneau sur le langage rejoignent, à leur manière, la grande mise en cause du langage entreprise par le théâtre de l'absurde. Pour Louis Malle, son Zazie, c'est l'explosion du cocktail Molotov qu'il commençait de concocter à l'IDHEC, au temps de Crazéologie. Le fan le plus enthousiaste est aussi le plus inattendu, François Truffaut, écrit à Louis Malle : « Zazie m'a sidéré, c'est un film follement ambitieux et d'un courage immense. J'aurais voulu rire davantage et plus souvent, mais j'étais souvent ému par le tripatouillage de la pellicule, par les gros plans sur fonds mobiles, etc. J'ai rarement souhaité le succès pour un film d'un autre comme cette fois, car Zazie dit — à qui sait lire entre les images — Mon Oncle, "mon cul" ; Ballon Rouge, "mon cul" ; Affreux négro, "mon cul", etc. » C'est vrai qu'ici comme souvent ailleurs Louis Malle tirait à boulets rouges contre les conventions. Truffaut l'a bien vu mais ne lui en donnera jamais acte publiquement.

Parmi les fans de Zazie, nul n'a été plus ému, nul n'a plus bouleversé Louis que Charlie Chaplin. Une projection spéciale a été organisée pour lui et quelques familiers, au cinéma Rex à Vevey (1). Après quoi, Chaplin invite Louis à déjeuner et l'accueille en lui disant : « Vous m'avez fait pleurer. C'est un merveilleux film. C'est exactement ce qu'il faut faire, prendre le biais du comique pour dénoncer notre monde qui court à la catastrophe. — Vous ne trouvez pas la fin trop pessimiste ? — Ne coupez rien, absolument rien, un film qui a pour héros un enfant ne peut pas être pessimiste car, de toute façon, l'enfance, c'est l'espoir. »

Indépendamment du jugement que l'on porte sur Zazie et son relatif échec, ce film tient une place importante dans le parcours de Louis : il introduit dans son cinéma l'un de ses personnages clés. Louis n'a pas choisi Zazie parce que l'héroïne en était une adolescente. Mais il a éprouvé un grand plaisir personnel et une grande satisfaction professionnelle à diriger la petite (et très appliquée, et très décontractée) Catherine Demongeot. Pour assurer une coexistence digne, à l'écran, entre son insolente vedette et le milieu trouble où elle plonge, il a dû affronter des problèmes de pudeur, de maturité mentale et morale, d'éveil sexuel, qui ont ranimé chez lui bien des souvenirs et des réflexions de sa propre adolescence. À un spectateur qui lui envoie une longue lettre d'analyse de son film, Louis répond notamment : « Un enfant commence sa vie avec un capital de pureté et de vérité qu'il effrite peu à peu et qu'il a presque entièrement perdu quand il atteint l'âge d'homme. Le monde moderne s'en est chargé.»

Sans le savoir, il vient de définir là l'un des thèmes majeurs de son oeuvre, qu'amorçaient déjà les personnages de Véronique et Louis, les « enfants tristes » d'Ascenseur pour l'échafaud. Zazie reste un personnage de Raymond Queneau, mais nous retrouverons son regard sur l'univers des adultes, et le choc qui en découle, chez Laurent dans Le Souffle au coeur, chez Lucien dans Lacombe Lucien, chez Violet dans Pretty Baby, chez Julien dans Au revoir les enfants. Dans deux de ces cas (Le Souffle au coeur et Pretty Baby), ce choc concerne la révélation de l'activité sexuelle comme plaisir et comme tabou, objet d'interdits ou de négoce. Zazie amorce cette exploration en jetant un regard à la fois lucide et innocent sur un groupe de spectacles d'excitation sexuelle. Elle frôle, sans trouble aucun, la machinerie que d'autres films étudieront, du désir, du plaisir, et de leurs interdits. Dissimulé, bousculé par l'anarchie du film, un discours s'amorce en sourdine dans Zazie dans le métro sur l'effarement de l'adolescent devant le mensonge du monde.



(1) Localité de Suisse, sur le lac de Genève, où résidait Chaplin.


Extrait de Pierre Billard, Louis Malle, Le rebelle solitaire, Plon, 2003, pp.200-203