Zazie et la littérature

Queneau n'est pas le premier écrivain à lutter avec la Littérature. Depuis que la « Littérature » existe (c'est-à-dire, si l'on en juge d'après la date du mot, depuis fort peu de temps), on peut dire que c'est la fonction de l'écrivain que de la combattre. La spécialité de Queneau, c'est que son combat est un corps-à-corps : toute son œuvre colle au mythe littéraire, sa contestation est aliénée, elle se nourrit de son objet, lui laisse toujours assez de consistance pour de nouveaux repas : le noble édifice de la forme écrite tient toujours debout, mais vermoulu, piqué de mille écaillements ; dans cette destruction retenue, quelque chose de nouveau, d'ambigu est élaboré, une sorte de suspens des valeurs de la forme : c'est comme la beauté des ruines. Rien de vengeur dans ce mouvement, l'activité de Queneau n'est pas à proprement parler sarcastique, elle n'émane pas d'une bonne conscience, mais plutôt d'une complicité.

Cette contiguïté surprenante (cette identité?) de la littérature et de son ennemi se voit très bien dans Zazie. Du point de vue de l'architecture littéraire, Zazie est un roman bien fait. On y trouve toutes les « qualités » que la critique aime à recenser et à louer : la construction, de type classique, puisqu'il s'agit d'un épisode temporel limité (une grève); la durée, de type épique, puisqu'il s'agit d'un itinéraire, d'une suite de stations; l'objectivité (l'histoire est racontée du point de vue de Queneau); la distribution des personnages (en héros, personnages secondaires et comparses); l'unité du milieu social et du décor (Paris) ; la variété et l'équilibre des procédés de narration (récit et dialogue). Il y a là toute la technique du roman français, de Stendhal à Zola. D'où la familiarité de l'œuvre, qui n'est peut-être pas étrangère à son succès, car il n'est pas sûr que tous ses lecteurs aient consommé ce bon roman d'une façon purement distante : il y a dans Zazie un plaisir de la lecture cursive, et non seulement du trait.

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Seulement, toute la positivité du roman mise en place, avec un zèle retors, Queneau, sans la détruire directement, la double d'un néant insidieux. Chaque élément de l'univers traditionnel une fois pris (comme on dit d'un liquide qui s'épaissit), Queneau le déprend, il soumet la sécurité du roman à une déception : l'être de la Littérature tourne sans cesse, à la façon d'un lait qui se décompose; toute chose est ici pourvue d'une double face, irréalisée, blanchie de cette lumière lunaire, qui est thème essentiel de la déception et thème propre à Queneau. L'événement n'est jamais nié, c'est-à-dire posé puis démenti; il est toujours partagé, à la façon du disque sélénien, mythiquement pourvu de deux figures antagonistes.

Les points de déception sont ceux-là mêmes qui faisaient la gloire de la rhétorique traditionnelle. D'abord les figures de pensée : les formes de duplicité sont ici innombrables : l'antiphrase (le titre même du livre en est une, puisque Zazie ne prendra jamais le métro), l'incertitude (s'agit-il du Panthéon ou de la Gare de Lyon, des Invalides ou de la Caserne de Reuilly, de la Sainte-Chapelle ou du Tribunal de Commerce?), la confusion des rôles contraires (Pedro-Surplus est à la fois satyre et flic), celle des âges (Zazie vieillit, mot de vieux), celle des sexes, doublée à son tour d'une énigme supplémentaire puisque l'inversion de Gabriel n'est même pas sûre, le lapsus qui est vérité (Marceline devient finalement Marcel), la définition négative (le tabac qui n'est pas celui du coin), la tautologie (le flic embarqué par d'autres flics), la dérision (la gosse qui brutalise l'adulte, la dame qui intervient), etc.

Toutes ces figures sont inscrites dans la trame du récit, elles ne sont pas signalées. Les figures de mots opèrent évidemment une destruction bien plus spectaculaire, que les lecteurs de Queneau connaissent bien. Ce sont d'abord les figures de construction, qui attaquent le drapé littéraire par un feu roulant de parodies. Toutes les écritures y passent : l'épique (Gibraltar aux anciens parapets), l'homérique (les mots ailés), la latine (la présentation d'un fromage morose par la servante revenue), la médiévale (à l'étage second parvenue, sonne à la porte la neuve fiancée), la psychologique (l'ému patron), la narrative (on, dit Gabriel, pourrait lui donner) ; les temps grammaticaux aussi, véhicules préférés du mythe romanesque, le présent épique (elle se tire) et le passé simple des grand romans (Gabriel extirpa de sa manche une pochette de soie couleur mauve et s'en tamponna le tarin). Ces mêmes exemples montrent assez que, chez Queneau, la parodie a une structure bien particulière; elle n'affiche pas une connaissance du modèle parodié; il n'y a en elle aucune trace de cette complicité normalienne avec la grande Culture, qui marque par exemple les parodies de Giraudoux, et n'est qu'une façon faussement désinvolte de témoigner d'un profond respect pour les valeurs latino-nationales; l'expression parodique est ici légère, elle désarticule en passant, ce n'est qu'une écaille que l'on fait sauter à la vieille peau littéraire; c'est une parodie minée de l'intérieur, recelant dans sa structure même une incongruité scandaleuse; elle n'est pas imitation (fût-elle de la plus grande finesse), mais malformation, équilibre dangereux entre la vraisemblance et l'aberration, thème verbal d'une culture dont les formes sont mises en état de perpétuelle déception.

Quant aux figures de « diction » (Lagoçamilébou), elles vont évidemment bien plus loin qu'une simple naturalisation de l'orthographe française. Parcimonieusement distribuée, la transcription phonétique a toujours un caractère d'agression, elle ne surgit qu'assurée d'un certain effet baroque (Skeutadittaleur) ; elle est avant tout envahissement de l'enceinte sacrée par excellence : le rituel orthographique (dont on connaît l'origine sociale, la clôture de classe). Mais ce qui est démontré et raillé, ce n'est nullement l'irrationnel du code graphique; les réductions de Queneau ont à peu près toutes le même sens : faire surgir à la place du mot pompeusement enveloppé dans sa robe orthographique, un mot nouveau, indiscret, naturel, c'est-à-dire barbare : c'est ici la francité de l'écriture qui est mise en doute, la noble langue françouèze, le doux parler de France se disloquant tout à coup en une série de vocables apatrides, en sorte que notre Grande Littérature, la détonation passée, pourrait bien n'être plus qu'une collection de débris vaguement russiens ou kwakiutl (et si elle ne l'est pas, ce n'est que par pure bonté de Queneau). Il n'est pas dit, d'ailleurs, que le phonétisme quenalien soit purement destructeur (y a-t-il jamais, en littérature, de destruction univoque ?) : tout le travail de Queneau sur notre langue est animé d'un mouvement obsessionnel, celui du découpage; c'est une technique dont la mise en rébus est l'ébauche première (le vulgue homme Pécusse), mais dont la fonction est d'exploration des structures, chiffrer et déchiffrer étant les deux versants d'un même acte de pénétration, comme en a témoigné, avant Queneau, toute la philosophie rabelaisienne, par exemple.

Tout cela fait partie d'un arsenal bien connu des lecteurs de Queneau. Un procédé nouveau de dérision, qu'on a beaucoup remarqué, c'est cette clausule vigoureuse dont la jeune Zazie affecte gracieusement (c'est-à-dire tyranniquement) la plupart des affirmations proférées par les grandes personnes qui l'entourent (Napoléon mon cul) ; la phrase du Perroquet (Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire) appartient à peu près à la même technique du dégonflage. Mais ce qui est ici dégonflé, ce n'est pas tout le langage; se conformant aux plus savantes définitions de la logistique, Zazie distingue très bien le langage-objet du méta-langage. Le langage-objet, c'est le langage qui se fonde dans l'action même, qui agit les choses, c'est le premier langage transitif, celui dont on peut parler mais qui lui-même transforme plus qu'il ne parle. C'est exactement dans ce langage-objet que vit Zazie, ce n'est donc jamais lui qu'elle distance ou détruit. Ce que Zazie parle, c'est le contact transitif du réel : Zazie veut son coca-cola, son blue-jean, son métro, elle ne parle que l'impératif ou l'optatif, et c'est pour cela que son langage est à l'abri de toute dérision.

Et c'est de ce langage-objet que Zazie émerge, de temps à autre, pour fixer de sa clausule assassine le méta-langage des grandes personnes. Ce méta-langage est celui dont on parle, non pas les choses, mais à propos des choses (ou à propos du premier langage). C'est un langage parasite, immobile, de fond sentencieux, qui double l'acte comme la mouche accompagne le coche; face à l'impératif et à l'optatif du langage-objet, son mode principiel est l'indicatif, sorte de degré zéro de l'acte destiné à représenter le réel, non à le modifier. Ce méta-langage développe autour de la lettre du discours un sens complémentaire, éthique, ou plaintif, ou sentimental, ou magistral, etc.; bref, c'est un chant : on reconnaît en lui l'être même de la Littérature.

La clausule zazique vise donc très exactement ce méta-langage littéraire. Pour Queneau, la Littérature est une catégorie de parole, donc d'existence, qui concerne toute l'humanité. Sans doute, on l'a vu, une bonne part du roman est jeu de spécialiste. Pourtant, ce ne sont pas les fabricateurs de romans qui sont en cause; le chauffeur de taxi, le danseur de charme, le bistrot, le cordonnier, le peuple des attroupements de rue, tout ce monde réel (la réalité d'un langage emporte une socialité exacte) plonge sa parole dans les grandes formes littéraires, vit ses rapports et ses fins par la procuration même de la Littérature. Ce n'est pas le « peuple », aux yeux de Queneau, qui possède la littéralité utopique du langage; c'est Zazie (d'où probablement le sens profond du rôle), c'est-à-dire un être irréel, magique, faustien, puisqu'il est contraction surhumaine de l'enfance et de la maturité, du « Je suis jeune, hors du monde des adultes » et du « J'ai énormément vécu ». L'innocence de Zazie n'est pas fraîcheur, virginité fragile, valeurs qui ne pourraient appartenir qu'au méta-langage romantique ou édifiant : elle est refus du langage chanté, science du langage transitif; Zazie circule dans son roman à la façon d'un génie ménager, sa fonction est hygiénique, contre-mythique : elle rappelle à l'ordre.

Cette clausule zazique résume tous les procédés du contre-mythe, dès lors qu'il renonce à l'explication directe et se veut lui-même traîtreusement littérature. Elle est comme une détonation finale qui surprend la phrase mythique (Zazie, si ça te plaît de voir vraiment les Invalides et le tombeau véritable du vrai Napoléon, je t'y conduirai. - Napoléon mon cul), la dépouille rétroactivement, en un tour de main, de sa bonne conscience. II est facile de rendre compte d'une telle opération en termes sémiologiques : la phrase dégonflée est elle-même composée de deux langages : le sens littéral (visiter le tombeau de Napoléon) et le sens mythique (le ton noble); Zazie opère brusquement la dissociation des deux paroles, elle dégage dans la ligne mythique l'évidence d'une connotation. Mais son arme n'est rien d'autre que ce même déboîtement que la littérature fait subir à la lettre dont elle s'empare; par sa clausule irrespectueuse, Zazie ne fait que connoter ce qui était déjà connotation; elle possède la Littérature (au sens argotique) exactement comme la Littérature possède le réel qu'elle chante.

On touche ici à ce que l'on pourrait appeler la mauvaise foi de la dérision, qui n'est elle-même que réponse à la mauvaise foi du sérieux : tour à tour, l'un immobilise l'autre, le possède, sans qu'il y ait jamais de victoire décisive : la dérision vide le sérieux, mais le sérieux comprend la dérision. Face à ce dilemme, Zazie dans le Métro est vraiment une œuvre-témoin : par vocation, elle renvoie le sérieux et le comique dos à dos. C'est ce qui explique la confusion des critiques devant l'oeuvre : les uns y ont vu sérieusement une œuvre sérieuse, destinée au déchiffrement exégétique; d'autres, jugeant grotesques les premiers, ont décrété le roman absolument futile (« il n'y a rien à en dire »); d'autres enfin, ne voyant dans l'œuvre ni comique ni sérieux, ont déclaré ne pas comprendre. Mais c'était précisément la fin de l'œuvre que de ruiner tout dialogue à son sujet, en représentant par l'absurde la nature insaisissable du langage. Il y a entre Queneau, le sérieux et la dérision du sérieux le même mouvement d'emprise et d'échappée qui règle ce jeu bien connu, modèle de toute dialectique parlée, où la feuille enveloppe la pierre, la pierre résiste aux ciseaux, les ciseaux coupent la feuille : quelqu'un a toujours barre sur l'autre - à condition que l'un et l'autre soient des termes mobiles, des formes. L'anti-langage n'est jamais péremptoire.

Zazie est vraiment un personnage utopique, dans la mesure où elle représente, elle, un anti-langage triomphant : personne ne lui répond. Mais par là-même, Zazie est hors de l'humanité (le personnage développe un certain « malaise ») : elle n'est en rien une « petite fille », sa jeunesse est plutôt une forme d'abstraction qui lui permet de juger tout langage sans avoir à masquer sa propre psyché (1) ; elle est un point tendanciel, l'horizon d'un anti-langage qui pourrait rappeler à l'ordre sans mauvaise foi : hors du méta-langage, sa fonction est de nous en représenter à la fois le danger et la fatalité. Cette abstraction du personnage est capitale : le rôle est irréel, d'une positivité incertaine, il est l'expression d'une référence plus que la voix d'une sagesse. Cela veut dire que pour Queneau, le procès du langage est toujours ambigu, jamais clos, et que lui-même n'y est pas juge mais partie : il n'y a pas une bonne conscience de Queneau (2) : il ne s'agit pas de faire la leçon à la Littérature, mais de vivre avec elle en état d'insécurité. C'est en cela que Queneau est du côté de la modernité : sa Littérature n'est pas une littérature de l'avoir et du plein; Usait qu'on ne peut « démystifier » de l'extérieur, au nom d'une Propriété, mais qu'il faut soi-même tremper tout entier dans le vide que l'on démontre; mais il sait aussi que cette compromission perdrait toute sa vertu si elle était dite, récupérée par un langage direct : la Littérature est le mode même de l'impossible, puisqu'elle seule peut dire son vide, et que le disant, elle fonde de nouveau une plénitude. A sa manière, Queneau s'installe au cœur de cette contradiction, qui définit peut-être notre littérature d'aujourd'hui : il assume le masque littéraire, mais en même temps il le montre du doigt. C'est là une opération très difficile, qu'on envie; c'est peut-être parce qu'elle est réussie, qu'il y a dans Zazie ce dernier et précieux paradoxe : un comique éclatant, et pourtant purifié de toute agressivité. On dirait que Queneau se psychanalyse lui-même dans le temps où il psychanalyse la littérature : toute l'œuvre de Queneau implique une Imago assez terrible de la Littérature.


1. Zazie n'a qu'un mot mythique : « J'ai vieilli. » C'est le mot de la fin.
2. Le comique d'Ionesco pose un problème du même genre. Jusqu'à L'Impromptu de l'Alma compris, l'œuvre de Ionesco est de bonne foi, puisque l'auteur lui-même ne s'exclut pas de ce terrorisme du langage qu'il met en branle. Tueur sans gages marque une régression, le retour à une bonne conscience, c'est-à-dire à une mauvaise foi, puisque l'auteur s’y plaint du langage d'autrui.

Article de Roland Barthes in Essais critiques, 1959 - éd. Seuil, Points/Essais, 1964, pp.129-135.