Pasolini dans le rôle du Grand prêtre d'Edipo Re (1967)

 

La longue filmographie de Pier Paolo Pasolini nous laisse d’abord l’image du réalisateur, mais dans son œuvre cinématographique, il n’est pas seulement derrière la caméra. Il fut en effet réalisateur évidemment, mais aussi scénariste, auteur du commentaire quand il s’agit de documentaire ou de carnet de notes, interprète, directeur de la photographie, monteur, collaborateur scénaristique, adaptateur, dialoguiste, producteur…

Interprète ou acteur : en se mettant en scène, dans des films de fiction comme dans des documentaires, ou plus encore dans ses Notes sur les films à venir (ses fameux Appunti, qui font travailler ensemble la fiction et le documentaire), Pasolini se raconte en permanence.

« Si les écrits autobiographiques de Pasolini révèlent l'attachement de l'homme à une écriture en perpétuel inachèvement, ses apparitions dans ses propres films dévoilent, malgré lui peut-être, un autoportrait en mouvement, en constant déplacement d’une posture à l’autre. » (1)

 

Dans deux films de Carlo Lizzani

1960

Il Gobbo (Le bossu de Rome)(2)

Leandro dit il Moncò (le manchot)

1966

Requiescant (Tue et fais ta prière)

Don Juan, un pasteur mexicain, pistolero qui se bat pour la terre et la liberté des paysans et des péons.

Dans ses propres films :

  • Cycle des appunti (Carnets de notes sur des projets de films).
    Processus de création. Work in progress.

1964

Sopralluoghi in Palestina per « Il vangelo secundo Matteo (Repérages en Palestine pour « L’Évangile selon saint Matthieu ») (Moyen métrage, 55 mn)

Présence de Pasolini comme cinéaste en repérage + commentaire off

1968

Appunti per un film sull'India (Notes pour un film sur l’Inde) de et avec PPP (Court-métrage de 35 mn réalisé pour la télévision TV7).

1969

Appunti per un' Orestiade africana (Carnet de notes pour une Orestie africaine) (Long-métrage, 1h15)

  • Courts métrages où il se met en scène

1964

Comizi d’amore (enquêtes sur la sexualité)


Un journaliste interviewant des Italiens de tous les milieux sur leur vie sexuelle ou conversant avec un psychanalyste et Alberto Moravia

1970

Le mura di Sana'a (Les Murs de Sana’a). Sous-titre : Documentario in forma di un appello all'UNESCO (Documentaire en forme d'appel à l'Unesco) Court-métrage de 15mn

1974

Pasolini e… la forma della città (Court-métrage documentaire, 15 mn~)

  • Films de fiction

1967

La sequenza del fiore di carta (La Séquence de la fleur de papier)

Une des voix de Dieu

1967

Edipo Re (Œdipe Roi)

Le Grand prêtre

1971

Il Decameron (Le Décaméron)

Disciple de Giotto

1972

Tales of Canterbury (Contes de Canterbury)

Chaucer

 

« Je suis une force du passé »

Je suis une force du Passé
Tout mon amour va à la tradition
Je viens des ruines, des églises,
des retables d’autel, des villages
oubliés des Apennins et des Préalpes
où mes frères ont vécu
[…]
Et moi je rôde, fœtus adulte,
plus moderne que n’importe quel moderne
pour chercher des frères qui ne sont plus.

 

À travers ce raccourci, par lequel le poète s'énonce comme appartenant de toutes ses fibres à un monde révolu, en même temps qu'il se revendique d'une extrême modernité, on peut saisir cela même qui constitue l'anachronisme en tant que tel comme étant au centre, non seulement des techniques artistiques de Pasolini, mais plus profondément, de toute l'expérience existentielle et politique qui sous-tend l'œuvre. En effet, cette tension entre temporalités irréductibles traverse tout le travail de Pasolini, et s'enracine dans une opposition radicale entre « préhistoire » et « histoire », qui correspond au fait, sur lequel il est revenu si souvent, que l'Italie des années cinquante a connu, quasiment en un seul moment, les deux révolutions industrielles, celle du passage d'un monde rural à celui de l'industrie, puis, aussitôt après, la transformation de ce « paléo-capitalisme » en un « néo-capitalisme », à travers l'avènement de la société de consommation. On sait que Pasolini vivra cette transformation accélérée à la manière d'un traumatisme, mais il ne s'agit pas pour lui de prôner le moindre retour vers un monde des origines posé comme édénique, et c'est en cela que son usage de l'anachronisme, entendu comme technique artistique cette fois, peut nous intéresser, quant à la mise au jour de vertus politiques et heuristiques propres à cet entrechoc des temporalités.

Alain Naze, Fonctions de l'anachronisme chez Pasolini, Revue Appareil, octobre 2009

 

« Je suis une force du Passé / […] plus moderne que n’importe quel moderne ».

« Maintenant, je préfère me mouvoir dans le passé, précisément parce que j'estime que la seule force contestataire du présent est précisément le passé : c'est une forme aberrante, mais toutes les valeurs qui ont été des valeurs dans lesquelles nous nous sommes formés, avec leurs atrocités, leurs côtés négatifs, sont celles qui peuvent mettre en crise le présent. » (3)

Les rôles que Pasolini choisit d’interpréter dans ses films de fiction sont révélateurs de cet ancrage dans le passé pour dire le présent. Répondre au monde moderne par la représentation d’une vie irriguée par le mythe, choisir d’interpréter des personnages qui lorsqu’ils ne sont pas lui-même, sont des reflets de lui-même, des artistes qui s’appuyant sur le passé ont innové chacun dans leur domaine respectif.

 

 

Films de fiction

Pasolini et Carlo Lizzani

Avant même d’interpréter, dans ses propres films, les rôles que nous allons voir, Pier Paolo Pasolini participe à deux films d’un réalisateur de ses amis, qui correspondent bien à sa vision de la société. C’est là qu’il fait ses débuts comme acteur, pour très vite passer de l’autre côté de la caméra, même s’il se réserve aussi une place devant elle, et surtout une large place à sa voix.

Carlo Lizzani cinéaste de la gauche militante, adhérant du parti communiste italien, a toujours inscrit le cinéma au sein d’un engagement politique intime, il est proche de l’engagement de Pasolini. Dans son film Il Gobbo (1960) il montre une tentative de transformer la lutte de libération nationale en révolution prolétarienne, et dans Requiescant (1966), c’est à travers le portrait d’un révolutionnaire naissant qu’il évoque les inégalités sociales.

 

Il Gobbo (Le Bossu de Rome) - 1960

Dans la Rome occupée, Alvaro « Il Gobbo » mène un combat contre les Allemands. À la libération, il refuse de déposer les armes et veut réaliser son utopie dans son borgata, le « Quarticcilio » ; il devient chef de bande au cœur noble, une sorte de Robin des bois, distribuant son butin aux pauvres gens et aux institutions charitables, cherchant à racheter les prostituées. Pier Paolo Pasolini incarne Leandro dit « il Monco », le manchot, depuis qu’il a eu la main brisée sous les coups du commissaire fasciste. Il est, lui aussi, un ancien partisan, mais c’est en quelque sorte l’antagoniste d’Il Gobbo. C’est un personnage impitoyable et abject qui, passé du côté de la pègre, deviendra le rival d’il Gobbo.

Il Gobbo était bien un utopiste… sans formation politique, il est dépassé par les événements. N’est-ce pas aussi une leçon pasolinienne ?

On retrouve dans le film de Carlo Lizzani la même représentation du monde de la prostitution et du sous-prolétariat que dans les précédentes œuvres littéraires de Pasolini et cette première expérience cinématographique fut une véritable réussite. Il manifeste déjà assurance et grande habileté, et on peut penser avec Carlo Lizzani que « peut-être quelque chose de son expérience sur le plateau du Bossu lui a été utile. » Mi fa piacere pensare che forse qualcosa della sua esperienza sul set de Il gobbo gli è stata utile ») (4). Un an après il tourne Accatone...

 

Requiescant - 1966

Carlo Lizzani souligne lui-même qu’à travers le portrait de ce jeune révolutionnaire naissant (interprété par Lou Castel), il voulait évoquer les inégalités sociales, la lutte des classes, la lutte des paysans contre les propriétaires terriens, l’esclavagisme mis en regard avec la condition de la femme, comme une façon de parler de l’Italie plus contemporaine. « C’est en quelque sorte une métaphore de certaines réalités que le sud de l'Italie avait vécues dans l'après-guerre et qui ont ensuite été toujours présentes avec les grands domaines et les journaliers. »« In fondo era una metafora di certe realtà che il Mezzogiorno d'Italia aveva vissuto nel dopoguerra e che allora erano ancora presenti con il latifondo e i braccianti. ») On voit combien Pasolini, qui aurait d’ailleurs peut-être participé aussi au scénario, y retrouve ses propres préoccupations.

 

Pier Paolo Pasolini interprète Don Juan, un pasteur mexicain, itinérant, qui recueille et élève l’enfant après le massacre de sa famille ; devenu jeune homme, celui-ci découvre la vérité sur sa famille et décidé à venger à la mort de ses parents devient « Requiescant », puis rejoint la révolution. Don Juan, transformé en une sorte de nouveau prophète qui se bat lui aussi pour la terre et la liberté de péons et campesinos, suit le parcours du jeune homme, son éveil à la conscience politique. Lui-même prêche la paix mais accepte aussi la violence qu’il juge nécessaire pour mener la révolution. Se battre pour les droits des minorités, leur droit à avoir leurs terres, le droit d’être libre… ce sont là les combats de Pasolini dans les années soixante.

 

Pier Paolo Pasolini dans ses propres films

Edipo Re - 1967

Une délégation de prêtres vient s’adresser à Œdipe pour demander son intercession auprès des dieux afin d’endiguer le fléau et de sauver la ville de la peste. Pasolini entre alors en scène sous les traits du Grand Prêtre, porte-parole de la communauté thébaine.

« J'ai tenu le rôle du grand-prêtre pour deux raisons : parce que je n'avais pas trouvé de personne adéquate, et parce que la longue phrase que je récite est la première du texte de Sophocle — la tragédie commence ainsi -, et il me plaisait, en tant qu'auteur, d'introduire moi-même Sophocle dans le film » (5)

Cette scène fait le lien entre les deux parties mythiques et c’est donc Pasolini/Sophocle qui introduit la tragédie elle-même. Pasolini prend ainsi la place du créateur, comme nous le verrons à nouveau dans le rôle de Giotto (ou plus exactement le disciple de Giotto) puis dans celui de Chaucer.

Un « autoportrait en chair et en os » avec un rapport à l’artiste bien sûr mais aussi, si l’on suit l’analyse d’Hervé Joubert-Laurencin, d’un point de vue autobiographique, un « rapport topologique institué entre le fils et sa mère »

 

L'auteur fait ici sa première apparition in corpore vili à l'intérieur d'un de ses films de fiction, habillé d'une longue robe, et le visage superbement auréolé de petits coquillages tenus par du raphia. Son assistant-réalisateur Jean-Claude Biette, cas unique parmi les trois films de fiction de Pasolini où l'auteur fait une apparition, est reconnaissable, pareillement encoquillé, à sa droite, dans deux plans d'ensemble (pour les plans plus rapprochés, Pasolini a préféré s'entourer de visages maghrébins) : signe qui renforce l'adhésion du film en train de se faire au texte sophocléen, et plus globalement Pier Paolo Pasolini à l'histoire d'Œdipe.

Une relation « intertextuelle » avec L'Évangile selon saint Matthieu qui ne paraît pas relever de la citation volontaire, lie d'encore plus près la mise en scène de l'inceste du roi de Thèbes et le complexe d'Œdipe de Pasolini. Il s'agit du rapport topologique institué entre le fils et sa mère, tel qu'ils ont été analysés dans le chapitre consacré à l'Évangile.

Dans la seule scène ajoutée au texte de Matthieu, rappelons-le, le Christ et Marie (jouée par la propre mère de Pasolini), se voyaient sans se voir par un subtil et très dérangeant décalage fabriqué par le montage. Il s'agissait d'une sorte de regard interdit, où la plus intime complicité était minée par le plus grand doute.

La scène de l'arrivée des prêtres devant le palais d'Œdipe pourrait être une suite de l'Évangile : les saints hommes sont, comme les apôtres, en robe de bure, ils forment, comme eux, une troupe de marcheurs qui avance d'un pas décidé en suivant un guide énergique. Dans cette analogie, Pasolini en grand-prêtre se retrouve logiquement à la place du Christ à défaut de celle d'Œdipe. Il y a là une sorte de chiasme, dans le sens où le Christ de l'Évangile était déjà Pasolini parce que Susanna jouait Marie, tandis que l'actrice qui joue Jocaste, Silvana Mangano, est aussi la mère de Pasolini dans le prologue, autrement dit Susanna elle-même.

La mère était, dans la scène de l'Évangile, située en hauteur, voyait sans voir, et peut-être sans être vue. Dans l’Œdipe, Jocaste se trouve derrière une fenêtre dans une tour du palais, au-dessus et à droite des marches où Œdipe reçoit les prêtres. Le montage ne permet pas de dire avec certitude si elle voit et entend tout de la discussion qui s'y tient, mais le laisse supposer. Le visage de Silvana Mangano à ce moment, comme à plusieurs reprises dans le film, et en premier lieu lorsque la mère donne le sein dans le prologue, scène muette à la musique très suggestive, tantôt heureuse tantôt très mélancolique, devient le matériau d'une sorte d'« effet Koulechov » ; dans le sens où l'on donne à lire au spectateur l'expression de son visage toujours énigmatique, entre le sourire et la plus extrême gravité, en fonction des paroles entendues, et jamais l'on ne saura, dans tout le film (encore plus que dans la pièce de Sophocle), ce que sait ou ne sait pas la mère et l'amante. Chez Sophocle, et encore plus chez Pasolini, la recherche masculine de la vérité est explicite, elle se fait au grand jour, tandis que le trajet féminin de la vérité reste parallèle et mystérieux.

Le fils quant à lui, Œdipe en haut des marches, s'adresse aux prêtres, mais tourne son regard à plusieurs reprises vers la fenêtre aveugle derrière laquelle se trouvent Jocaste et le lit conjugal et incestueux dont personne ne sait encore qu'il est le centre du débat public qui se tient dans la cour. Œdipe ne peut être sûr que Jocaste le regarde à ce moment, et encore moins savoir qu'en regardant vers le haut, comme dans le prologue le bébé au sein, c'est sa mère qu'il cherche.

Ainsi, la relation entre la mère et le fils est topologiquement identique à celle de la rencontre manquée de L'Évangile. Elle est également intense et brouillée — une définition filmique de l'inceste ? - dans cette scène initiale de la tragédie sophocléenne où Pasolini a tenu à se trouver en personne, pour des raisons, pense-t-il, principalement littéraires.

Hervé Joubert-Laurencin, Portrait du poète en cinéaste, 1995, Cahiers du cinéma, p.223-224

 

Une mise en abyme du processus de création

Après ce rôle bref mais déjà signifiant, Pasolini choisit d’incarner deux créateurs, Giotto dans Le Décaméron et Chaucer dans les Contes de Canterbury, un peintre et un écrivain, tous deux à la frontière du passé et de la modernité, de l’époque médiévale à la Renaissance, tous deux des précurseurs. Une des tâches du poète et de tout artiste est de transformer une tradition littéraire et culturelle en agissant « de l'intérieur » : c’est ce que Pasolini retrouve en eux.

Le récit retrace tout un processus de création, dans Le Décaméron, où l’on peut voir un tableau vivant et les étapes de la création d’une fresque, comme dans Les Contes de Canterbury où l’écrivain construit peu à peu son recueil. C’est cette même idée d’élaboration d’une œuvre qui fait l’originalité des appunti dont nous parlerons un peu plus loin. Pasolini au centre de son œuvre.

 

Il Decameron (Le Décaméron) - 1971

 

Pourquoi Pasolini comme interprète ? Nico Naldini raconte :

Et il a dit au poète Sandro Penna, en lui offrant le rôle de Giotto qui peint les fresques de Santa Chiara :

« Viens, ici, amusons-nous, enfile ce drôle de costume dessiné par Danilo Donati, prête le mystère ineffable de ta présence à un mythique Giotto évoqué par jeu, fais-le revivre dans ton corps, tu verras comme nous nous amuserons, en coulisses ! »

Penna semble vouloir accepter l'invitation. Pasolini commence ainsi toute une série de coups de téléphone, de plus en plus exaspérants et qui augmentent cet amour d'« amoureux malheureux » que Pasolini éprouve pour Penna. Jusqu'à ce que ce dernier oppose son « grand refus ».

Alors le rôle de Giotto est offert à Paolo Volponi, autre refus.

Finalement, Sergio Citti suggère à Pasolini d'incarner lui-même Giotto, et Pasolini l'interprète dans ces drôles de vêtements et dans cet étrange délire créatif, à la Charlot, jusqu'à la dernière scène où Giotto-Pasolini explique le sens de tout ce jeu, en prononçant la réplique finale qui ironise sur l'œuvre, en faisant une expérience particulière non mythifiée : pourquoi réaliser une œuvre quand il est si beau de se contenter de la rêver ?

«Que signifie ma présence dans le Décaméron ? Elle signifie que j'ai idéologisé l'œuvre à travers la conscience que j'en ai : conscience qui n'est pas purement esthétique, mais, par l'intermédiaire de l'aspect physique, c'est-à-dire de toute ma manière d'y être, totale. »

Nico Naldini, op. cit, p.349

Il répondra à cette question :

« J’ai dû exploiter ma présence devant la caméra pour apporter un sens et une raison. Pratiquement, le film était considéré comme une totalité objective, lointaine, mythifiée, selon cette ontologie de la réalité dont je parlais. Ma présence fait précipiter le film comme un élément chimique mêlé à d’autres éléments chimiques. En fait j’ai créé une analogie parfaite : dans le film, je joue un artiste du Nord de l’Italie historique, qui descend à Naples pour faire des fresques (précisément selon cette ontologie de la réalité) dans l’église de Santa Chiara. Et de fait, je suis un écrivain de l’Italie du Nord, de la partie historique de l’Italie, qui va à Naples tourner un film réaliste. Voilà l’analogie. Donc, à l’intérieur de l’œuvre, il y a, disons, l’œuvre dans l’œuvre. C’est-à-dire qu’il y a un détachement critique qui n’existait pas dans mes intentions initiales. »(6)

 

Et Pasolini devint Giotto…

Pasolini-Giotto, ou plus exactement un « élève de Giotto », donc un peintre qui travaille dans l’atelier du maître célèbre qu’était Giotto.

Il avait initialement prévu que ce soit bel et bien Giotto comme le mentionne le scénario : « Questo è Giotto, il grande pittore » devenu dans le film « Il migliore discepolo di Giotto ». Peut-être en effet Pasolini a-t-il hésité à prendre la place, même dans l’illusion du cinéma, de ce maître tant admiré, puisque nous le voyons bien ses différents rôles sont quasiment des autoportraits. Mais vu le travail en atelier de l’époque, que Pasolini incarne Giotto lui-même ou un de ses « élèves » ne change pas les raisons profondes du choix de Giotto comme fil directeur de la deuxième partie du Décaméron, d’autant que hormis le voyage du peintre, toutes les interventions de Giotto sont des ajouts de Pasolini aux histoires de Boccace.

 

Pourquoi Giotto ?

« Mon goût cinématographique n’est pas d’origine cinématographique, mais figurative. Ce que j’ai en tête comme vision, comme champ visuel, ce sont les fresques de Masaccio, de Giotto, qui sont les peintres que j’aime le plus, avec certains maniéristes (par exemple Pontormo). Et je n’arrive pas à concevoir d’images, de paysages, de compositions de figures en dehors de mon initiale passion picturale pour le Trecento qui a l’homme comme centre de toute perspective. »

Le pause di Mamma Roma. Diario al registratore, par Carlo di Carlo, 20 maggio 1962 (journal au magnétophone dans les pauses du tournage de Mamma Roma)

Il suit en cela Boccace qui écrivait dans la Cinquième Nouvelle de la Sixième Journée :

« Giotto était doté d'un tel génie que, quoi que créât la nature, génératrice et animatrice de toutes choses par la révolution continue des cieux, il sut le reproduire au crayon, à la plume ou au pinceau avec une fidélité, ou plutôt un mimétisme tel que, dans nombre de ses œuvres, le regard des hommes finit par être abusé, confondant peinture el réalité. Pour avoir redécouvert cet art demeuré enfoui pendant des siècles sous les erreurs de ceux qui peignaient plus pour amuser les yeux des ignorants que pour satisfaire l'intellect des sages, Giotto mérite sans conteste de compter parmi les astres de la gloire florentine ; d'autant qu'il acquit cette renommée avec une extrême humilité, servant de maître aux autres, lui qui dédaigna toujours d'être considéré comme tel. » (7)

En effet Giotto inaugura un style entièrement novateur, fondé sur l'étude des figures au naturel. Il est surtout reconnu pour avoir peu à peu abandonné les figures idéalisées de l’art byzantin, purs symboles pour représenter un univers plus terrestre, plus sensible aux hommes. Cette humanisation qui est la marque d’une transformation de la pensée même des images et donc d’une évolution des mentalités est un des apports de ce novateur du trecento. La Madone d’Ognissanti, par exemple, dont Pasolini s’inspire pour la Madone qu’incarne Silvana Mangano dans la fresque, est un des meilleurs exemples de cette féminité nouvelle, une féminité terrestre : en volume modelé, la Vierge a un corps féminin dont on devine les cuisses et les genoux, la poitrine sous le voile. Quant à Pasolini-Giotto, il cherche à rendre cette corporalité comme on le voit dans la scène du marché où il observe amusé et « capture » des images, prenant sur le vif les futurs personnages de son œuvre, comme un photographe ou un cinéaste ferait un casting, procédé que l’on retrouve dans les appunti.

 

Giotto renouvelle la conception de l’espace, autre sujet d’analyse de Pasolini dans sa poétique du cinéma. L’espace est construit du point de vue du spectateur. C’est le croyant qui regarde la représentation de Dieu et non l’inverse et à partir du moment où l’image est construite du point de vue du spectateur, elle change de sens. Pasolini mène, d’une autre façon bien entendu, cette recherche sur la représentation de l’humanité, de l’homme et de la nature, et cherche à préserver le sacré. Il ne s’agit pas de religion, Pasolini affirme toujours nettement qu’il est athée, mais la question du sacré a constamment traversé son œuvre à la fois écrite, picturale et filmique.

« Je défends le sacré car c’est la part de l’homme qui résiste le moins à la profanation du pouvoir, qui est la plus menacée par les institutions des Églises » (Pasolini, Entretiens avec Jean Duflot, p.87)

On peut aussi lire dans le choix de Pasolini d’interpréter le rôle du peintre (ou même d’un peintre de son atelier…) de grands cycles franciscains l’intérêt du cinéaste pour cet ordre qui prônait la pauvreté et recommandait à ses frères de liquider tous leurs biens avant d’entrer au service de Dieu. Un intérêt mitigé, comme il l’a déjà manifesté dans son film Uccellacci e Uccelini (1966), où il met en regard la problématique franciscaine de l’Italie moderne et la vulgate marxiste, pas plus efficace si l’on considère le sort du corbeau marxiste...

 

Tales of Canterbury (Contes de Canterbury) - 1972

« Pasolini, dans sa série d'autoportraits, apparaît ici comme l'ironique doublure de Chaucer »

Comme Giotto était le fil rouge de la deuxième partie du Décaméron, c’est Chaucer en personne qui fait le lien dans les Contes de Canterbury. Il a proposé aux pèlerins de retranscrire les histoires qu’ils raconteront au cours de leur voyage, prend des « Notes pour un livre de pèlerins » (des appunti !) quand les autres pèlerins dorment. On le retrouve dans son cabinet d’étude en train de lire le Décaméron, et on l’y verra à la fin écrire les derniers mots « Ici finissent les Contes de Canterbury, racontés pour le plaisir de raconter ». La mise en abyme ne peut être plus évidente ! avec en prime une pointe d’humour puisque justement ces Contes de Canterbury sont inachevés, tout comme les appunti pasoliniens ne déboucheront pas toujours sur le film envisagé…

 

Le cinéaste est une oreille

Le soin apporté à la bande son dans les Contes de Canterbury place le cinéaste en position d’écoute. Alors que dans le Décaméron, Pasolini incarne l’élève du peintre Giotto tout tendu vers la création du troisième volet de son triptyque, où il était « un œil », ici, il incarne Geoffrey Chaucer, l’auteur des Contes qu’il adapte : il est une lointaine oreille follement attentive aux dialectes du peuple, à leurs chansons, à leur musique. Pour le cinéaste, la littérature de Chaucer est née de son observation judicieuse lors de ses voyages à travers le royaume en tant qu’inspecteur des travaux publics. On le voit en train d’écouter. Dès lors, la juxtaposition du passé et du présent revêt une dimension plus culturelle, la tradition orale est première. Et le cinéma permet à Pasolini de restituer au petit peuple de Chaucer l’épaisseur de son génie. C’est pourquoi la musique du film a été méticuleusement élaborée : c’est avec Ennio Morricone que le cinéaste a recherché les thèmes, les paroles et les instruments d’origine, dans la visée d’une reconstitution historique.

Martine Boyer et Muriel Tinel, op. cit.

 

Chaucer, l'un des précurseurs de la poésie anglaise

Lorsque Geoffrey Chaucer naît à Londres, vers 1340, le Français langue des conquérants Normands, est encore la langue officielle en Angleterre. Il sera le premier poète à s'exprimer en Anglais, donnant à la langue anglaise sa légitimité artistique, ce pourquoi le poète John Dryden (1634-1700) lui décerne le titre de « père de la poésie anglaise ».

Homme d’une vaste culture, classique et contemporaine, particulièrement attentif à la littérature italienne et française, Chaucer était un parlementaire et un courtisan. Sa production littéraire toucha les genres les plus en vogue mais avec ses Contes de Canterbury, inachevés, (en vers, rappelons-le) il marqua un tournant dans la littérature, soit pour le caractère fortement réaliste de ses personnages et des péripéties, même par rapport au Décaméron, soit parce qu’il innova, surtout d'un point de vue linguistique, dans la littérature et la culture anglaise.(8) Un humaniste que l’on peut voir dans un studiolo qui ne peut que rappeler une peinture célèbre d’Antonella da Messina, Saint Jérôme dans son étude (1460) :

 

 

« Les Contes de Canterbury ont été écrits quarante ans après le Décaméron, mais les rapports entre réalisme et dimension fantastique sont les mêmes : simplement Chaucer était plus grossier que Boccace ; par ailleurs, il était plus moderne, parce que, en Angleterre, il existait déjà une bourgeoisie, comme plus tard dans l'Espagne de Cervantes. C'est-à-dire qu'il existe déjà une contradiction : d'un côté l'aspect épique avec les héros grossiers et pleins de vitalité du Moyen Age, de l'autre l'ironie et l'auto-ironie, phénomènes essentiellement bourgeois et signes de mauvaise conscience. »

« Chaucer a encore un pied au Moyen Age, mais il n'appartient pas au “peuple”, même s'il a pris ses histoires dans le peuple. C'est déjà un bourgeois. Il regarde du côté de la révolution protestante, de la manière dont les deux choses étaient combinées chez Cromwell. Mais alors que Boccace, par exemple, qui était lui aussi un bourgeois, avait la conscience tranquille, avec Chaucer il y a déjà une sorte de tristesse, une conscience triste. Chaucer prévoit toutes les victoires et les triomphes de la bourgeoisie, mais il en prévoit aussi la putréfaction. C'est un moraliste, mais il est également ironique. Boccace ne prévoit pas l'avenir de cette manière. »

Le scénario achevé, il commence à faire la navette entre l'Italie et l'Angleterre pour chercher les décors et les personnages du film qui, comme toujours, seront choisis sur place en opérant une sélection très sévère, en conformité avec l'un des canons fondamentaux de son cinéma. Par conséquent, beaucoup d'acteurs non professionnels auxquels s'ajouteront des vedettes internationales comme Hugh Griffith et Joséphine Chaplin. Pasolini, dans sa série d'autoportraits, apparaît ici comme l'ironique doublure de Chaucer.

« Pour moi, la caractéristique principale des films que je fais est de faire passer devant l'écran quelque chose de "réel" auquel le spectateur est désormais désaccoutumé. La télévision a tant codifié un genre d"'irréalité" que parfois, même le genre western des films commerciaux ordinaires, semble employer des modèles moins banals que les stéréotypes que présente la télévision. Le modèle humain télévisuel est, de plus en plus, le petit bourgeois, l'hypocrite, le conformiste. Mon ambition, lorsque je fais des films, est de faire des films qui soient politiques en tant que profondément "réels" dans leurs intentions, dans le choix des personnages, dans ce qu'ils disent et dans ce qu'ils font. De là, mon refus du film politique romancé. La chose la moins révolutionnaire de ces années, c'est précisément les films politiques à la mode, ces films politico-romances qui sont les films de demi-vérités, de la réalité-irréalité consolatrice et fausse. C'est une mode qui rassure les consciences et qui au lieu de susciter des polémiques les assoupit. Quand le spectateur n'a pas de doutes et sait tout de suite, d'après sa propre idéologie, distinguer de quel côté se tenir dans le film, alors ça veut dire que tout est tranquille : mais c'est une fiction. Dans mes films, j'évite la fiction. Je ne fais rien de consolateur, je n'essaie pas d'embellir la réalité, pour rendre plus appétissante la marchandise : je choisis des acteurs réels pour lesquels il suffit de leur présence physique pour procurer ce sentiment de réalité... Maintenant, je préfère me mouvoir dans le passé, précisément parce que j'estime que la seule force contestataire du présent est précisément le passé : c'est une forme aberrante, mais toutes les valeurs qui ont été des valeurs dans lesquelles nous nous sommes formés, avec leurs atrocités, leurs côtés négatifs, sont celles qui peuvent mettre en crise le présent. »

Nico Naldini, op. cit. p.357-358

 

Giotto comme Chaucer représentent donc pour Pasolini ce modèle d’intellectuel qui renouvelle les arts sans trahir le passé et en restant en phase avec « le peuple ».

Ce processus de création nettement évoqué dans ces films où Pasolini se met lui-même en image est au cœur de son œuvre cinématographique et de sa réflexion sur le cinéma. C’est bien ce qu’il cherche à mettre en évidence et à expérimenter dans ses Appunti.

 

 

Appunti et courts métrages

Les courts ou moyens-métrages de Pasolini, que ce soient des reportages-documentaires ou des appunti, constituent une pierre angulaire de son œuvre et de sa personnalité. Les Appunti laissent progressivement apparaître la représentation corporelle de l’auteur dans ses films. Or sa présence physique, sa voix sont autant d’éléments qui ajoutent au film lui-même une dimension personnelle, et constituent en quelque sorte sa poétique du cinéma. Ils « témoignent du génie propre à Pasolini de la présentation de soi-même aux autres, et de la poursuite de son propre discours à travers les autres. »

En ce qui concerne le rapport de Pasolini à l’Antique, à Œdipe Roi comme à Médée ou à l’Orestie, que finalement il ne tournera pas, les appunti ou carnets de notes sont hautement révélateurs. C’est ce que développe Anne-Violaine Houcke dans son article « Pasolini et la poétique du déplacement » : « Le Carnet de notes est le lieu d’une véritable poétique du déplacement : Pasolini se déplace et déplace les mythes, dans l’espace et dans le temps, il déplace, par le fonctionnement de l’analogie, les frontières de la fiction et du documentaire, faisant de chacun le motif de l’autre : sa raison d’être autant que le sujet qu’il travaille et qui le travaille. Ce travail fait émerger les survivances de l’antique, cette énergie latente et vitale de formes passées que traque Pasolini pour « re-présenter » l’antique. » (9) Réalisé entre Œdipe roi (1967) et Médée (1969), le Carnet de notes pour une Orestie africaine est une manifestation du besoin éprouvé par Pasolini de se plonger dans un passé mythique, pour explorer le présent, ou encore de son besoin de médiations culturelles pour se confronter aux réalités contemporaines.

Avant tout il nous semble utile de préciser ce que l’on entend par Appunti ou Carnets de notes. Voici la définition qu’en donne Anne-Violaine Houcke :

Comme tous les Appunti [voir la note ci-dessous], le Carnet de notes est une « forme nouvelle » qui se refuse à toute catégorisation hâtive : dira-t-on qu’il est mi-fiction, mi-documentaire, ou ni fiction, ni documentaire ? Peut-être sera-t-il plus juste de considérer que chacun est le motif de l’autre. Il est à la fois son mobile (l’on retrouve donc, par l’étymologie, ce mouvement fondamental de l’œuvre), sa raison d’être : la lecture d’Eschyle dirige le regard vers la réalité africaine, comme cette dernière appelle l’Orestie pour être lue, déchiffrée correctement. Mais il est aussi son sujet au sens où l’on travaille sur le motif en peinture : le documentaire travaille (sur) la fiction, et inversement.

Note 3 sur le mot appunti :

Le terme d’ « appunti » (« notes ») est employé par Pasolini dans le titre de ses réalisations ou projets prenant la forme de l’inachevé (Appunti per un film sull’India (Notes pour un film sur l’Inde, 1968), Appunti per un pœma sul Terzo Mondo (Notes pour un poème sur le Tiers-monde, projet écrit en 1968), Appunti per un’Orestiade africana (Carnet de notes pour une Orestie africaine, 1968-69), Appunti per un romanzo dell’immondezza ( Notes pour un roman de l’ordure, film de 1970, aujourd’hui perdu). De manière générale, cette « poétique de l’inachevé », pour reprendre l’expression d’Hervé Joubert-Laurencin, caractérise toute une partie de la production cinématographique et littéraire de Pasolini (jusqu’à son dernier roman, Pétrole, publié posthume). C’est Jean-Claude Biette qui parla le premier d’un « cycle des Appunti » (Trafic, n°3, été 1992, p. 97-102), expression reprise par Hervé Joubert-Laurencin qui donne la liste des réalisations cinématographiques regroupées sous ce terme (Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini : portrait du poète en cinéaste, Cahiers du cinéma, Paris, 1995, p. 125-126). De manière générale, les Appunti relèvent de la volonté d’expérimenter une « nouvelle forme », celles du work in progress, se caractérisant par l’ouverture, l’inachèvement (fictif), la métadiscursivité, l’entrelacement de la réflexion politique et de l’expérimentation esthétique etc.

Il ne s’agit pas dans ce document d’analyser les reportages ni les appunti mais de chercher à éclairer les raisons qui poussent Pasolini à se mettre en image ou en voix et par là même peut-être à comprendre les raisons de ses choix pour d’autres acteurs, tant ses appunti sont aussi des castings. Ils nous permettent de mieux comprendre la démarche esthétique de Pasolini en tant que cinéaste, de nous rapprocher du processus créatif.

 

En voici les thèmes :

Parti en quête de sites de tournage pour L’Évangile selon Saint Matthieu, Pasolini revisite les lieux saints et interroge leurs habitants. (Il renoncera finalement à tourner L’Évangile dans les lieux historiques devenus trop modernes, et préférera le Basilicate italien.)

 

« Un Occidental qui va en Inde a tout, mais en réalité, il ne donne rien. L’Inde, au contraire, qui n’a rien, en réalité, donne tout. Mais quoi ? » C’est entre Œdipe Roi et Théorème que Pasolini tourne ces appunti dans le projet de faire un film sur l’histoire d’un maharadjah qui aurait donné son corps aux tigres pour les rassasier, mais finalement il abandonne ce projet.

 

« Ces coiffures, ces façons de marcher, ces pas de danse, ces gestes, ces tatouages sur les visages sont tous signes d’un antique monde magique. »

C’est avec sa caméra que Pasolini prend des notes, alors qu’il est en repérage en Afrique pour y tourner une adaptation de l’Orestie d’Eschyle. L’enquête continue ensuite à Rome, où il interroge des étudiants africains sur les images qu’il a recueillies

« Film esquisse d’un film d’après Eschyle qui avorta en cours de route, Carnets de notes pour une Orestie africaine reste un magnifique témoignage sur ce qu’est le cinéma, une réflexion ardue et inédite sur la place que le cinéaste se donne dans l’acte de production » (Florence Bernard de Courville)

 

 

  1. Une image/reflet. La représentation du réel

Dans les trois « Appunti » que sont ses films en train de se faire : Carnets de notes pour une Orestie africaine, Notes pour un film sur l’Inde et Repérages en Palestine pour l’Évangile selon Saint Matthieu, il se présente en cinéaste au travail, à la recherche de lieux à investir. À chaque fois, il prend soin de se présenter au début en se plaçant nettement dans l’image, par le biais d’un miroir ou d’une vitrine de magasin(10). C’est-à-dire qu’il utilise là la forme la plus répandue de l’autoportrait pictural où le peintre se représente, en gros plan, tel qu’il se voit dans le miroir : le regard tourné vers le spectateur (donc vers lui pendant la « pose ») et pinceaux à la main (ses outils de travail, chez Pasolini ce sera la caméra).

Dans Enquête sur la sexualité, par contre, il est avant tout le reporter, il est au service du sujet choisi et n’avance qu’en fonction des réponses données par ses concitoyens. Dans les uns on découvre un cinéaste en proie à la création et dans l’autre, un journaliste un peu culotté et « subversif ».

Un troisième visage de ses apparitions « dans son propre rôle » se trouve dans ses deux films militants pour la conservation d’une mémoire architecturale ; Les Murs de Sana’a et La Forme de la ville. À chaque fois il apparaît « comme à la ville », en pédagogue des grandes causes, en provocateur politique et en citoyen un peu désespéré mais résolu à continuer de parler, de se battre, de dénoncer. Trois facettes qui font de lui un artiste entêté, un peu fragile et émouvant.

Martine Boyer et Muriel Tinel, Op. Cit.

 

 

Le scénario indien (Storia indiana. Notes pour un film sur l'Inde, Nota al film sull'India)


La première séquence du seul film réalisé sur l'Inde, Notes pour un film sur l'Inde (Notes pour un film sur l'Inde, 1968), est très impressionnante. D'abord, une ouverture au noir sur le visage d'un jeune Indien, barbu, en turban. Les indications du générique sont surimpressionnées, et le regard, dont on s'apercevra plus tard qu'il est en fait très doux, paraît noir et funèbre à travers la grille des mots, et produit un véritable effet de fascination. Ce visage reviendra à plusieurs reprises dans le film, et, notamment, à la toute dernière image. Le gros plan est tiré d'un bref repérage pris sur le vif, où le jeune homme sourit, typique d'un « essai » cinématographique. La voix de Pasolini explique en effet, dans le milieu du film, qu'il l'a choisi pour le rôle principal de son histoire indienne. L'autoportrait entrevu du cinéaste, comme on l'a déjà indiqué, par la rime qu'il instaure avec ce visage, semble, de plus, l'investir d'une résonance autobiographique.

Le choix de ce gros plan invite à prendre garde, dans tout le film, aux visages indiens captés par la caméra : de fait, Notes pour un film sur l'Inde présente, à plusieurs reprises, des regards stupéfiants, des yeux farouches ou hagards, qui ne ressemblent à nul autre. Sont-ils un document réaliste sur le regard des Indiens ?, dessinent-ils le regard de Pasolini sur le regard des Indiens ?, nous ne le savons pas mais ils ne peuvent être confondus avec ceux d'aucun habitant d'une autre partie du monde filmé par lui.

Hervé Joubert-Laurencin, op. cit. p.157

 

Carnet de notes pour une Orestie africaine

Le film africain s'ouvre sur un effet assez démonstratif, et plutôt ridicule, d'un méchant plan de vitrine où l'on aperçoit le visage de notre auteur moderne qui proclame : « Je suis en train de me refléter (ou de me regarder : « mi sto specchiando ») avec la caméra dans la vitrine d'un magasin d'une ville africaine. »

L'autre posture de ce film, posture signifiante cependant comme on le verra, est directement celle du pédagogue, car Pasolini en veste de cuir interroge des étudiants africains de l'Université de Rome assis comme dans un amphithéâtre, après leur avoir montré des images de son film.

Hervé Joubert-Laurencin, op. cit. p.152



Au début du film, Pasolini filme son visage dans la vitrine d’un magasin africain, tout en décrivant l’image : « Je regarde mon reflet avec la caméra dans la vitrine du magasin d’une ville africaine. »

D’emblée le film dit son caractère métadiscursif et expose la question de l’image-reflet, du rapport de la représentation au réel. Au plan suivant, l’image se creuse de plusieurs images comme appliquées les unes sur les autres, ou imbriquées les unes dans les autres, au point que le spectateur distingue avec peine les reflets de la réalité. En effet, au moment où Pasolini commente : « Je suis évidemment venu pour tourner, mais pour tourner quoi ? Pas un documentaire, pas un film, je suis venu tourner des notes pour un film (…) », le gros plan initial laisse la place à un plan américain du cinéaste se reflétant dans la vitrine : l’éloignement permet alors à la réalité africaine de se refléter elle aussi dans ce miroir (des voitures, des arbres, des passants), mais on voit aussi, à travers la vitre et non plus en reflet, l’intérieur du magasin. Ce second plan vient donc brouiller la frontière ou la distance entre l’image et la réalité, en même temps que le cinéaste expose le film comme le produit d’une construction, supposant l’intervention de sa personne, de son regard, et la construction d’un matériau via cette caméra visible dans le reflet. Disant qu’il ne fait là ni un documentaire ni un film, Pasolini réfute à la fois l’idée que sa caméra puisse simplement « enregistrer » le réel, être une caméra-vérité par sa seule capacité technique d’enregistrement, et l’idée que son film soit une « fiction » au sens d’un histoire fictive racontée selon une démarche traditionnelle. Comme le dit Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini est très dérangeant pour l’idéologie contemporaine du documentaire : derrière l’apparence de « repérages », de l’image prise au vol du cinéma direct, et donc vraie, il raconte en réalité, au sein d’une structure très pensée et construite, une histoire fictive, dont il connaît déjà les tenants et les aboutissants, et sur laquelle il plaque une structure idéologique forte dite d’avance. À l’inverse, il vient aussi remettre en cause la narration traditionnelle en choisissant la forme des « Appunti » : par la mise en scène de la construction du récit, il extrait le spectateur de l’ « illusion » créée par la fiction, en lui exposant son versant caché, celui de l’écriture. Et il se joue allégrement de l’achèvement attendu des fictions traditionnelles en nous présentant un objet en construction, troué, modifié en cours de route, incomplet. Le problème du réel et de la vérité soulevé par Edgar Morin est au cœur du Carnet de notes : Pasolini le pose précisément, non pas en choisissant le documentaire ou la fiction, mais en les faisant se refléter, s’intégrer, se mirer dans la distance, comme pour que chacun révèle à l’autre sa capacité à toucher le réel, à dire la vérité, tout en exposant les mécanismes du discours et de la représentation.

Anne-Violaine Houcke, op. cit.

 

  1. Une présence physique

Une présence physique qui affirme sa présence idéologique.

Pédagogue, reporter, cinéaste en repérage, telles sont les différentes postures qu’adopte Pasolini dans ses films. Et il insiste sur cette présence, pas nécessairement par gros plan sur son visage mais très souvent par ses mains, qui tendent le micro, qui tiennent le livre de miniatures indiennes, qui pointent un site. Il est très souvent de dos ou de quart profil… mais il est là !

Il joue souvent aussi sur ses apparitions pour donner le ton :

Dans l’Enquête sur la sexualité, ses apparitions sont beaucoup moins rhétoriques, et beaucoup plus joyeuses. Cela tient au ton ironique, et assez guilleret, du film. L'auteur-reporter semble avoir une tenue pour chaque situation. Dans une station balnéaire, Pasolini est en short et en maillot d'ailier droit. Devant des soldats, il est en costume strict. En terrasse avec les intellectuelles, il porte un maillot rayé de marin. Dans les Repérages, le costume-cravate qu'il porte une bonne partie du film sous le soleil écrasant d'Israël correspond en images à l'interpellation respectueuse de « Dottore Pasolini » dont il fait l'objet de la part du prêtre qui l'accompagne.

Hervé Joubert-Laurencin, op. cit.

 

Dans Sopralluoghi in Palestina per « Il vangelo secundo Matteo (Repérages en Palestine pour « L’Évangile selon saint Matthieu »), Pasolini est omniprésent, et il multiplie les scènes où physiquement, il donne sens à son propos, que ce soit dans sa façon d’arpenter l’espace, à pied ou en voiture ou dans quelques postures signifiantes. Tout autre acteur que que Pasolini ne permettrait pas cette interprétation.

Deux exemples en sont donnés par Hervé Joubert-Laurencin :

Pasolini prend soin d'affirmer sa posture d'incroyant : celle qu'il mettra en avant depuis la toute première préparation de L'Évangile jusque dans ses derniers commentaires a posteriori. L'Évangile selon saint Matthieu fut « officiellement » l'histoire du Christ racontée par un athée. Dans une sorte de calembour audiovisuel fait en quelques dizaines de secondes, Pasolini se fait filmer assis sur une pierre, il montre en profondeur de champ le lieu où le Christ a investi Pierre de sa mission («Je suis Pierre et sur cette pierre, etc. » précise-t-il à bon entendeur), et il ajoute d'un ton négligent : « Aujourd'hui, c'est la saint Pierre et Paul, et Don Andréa célèbre la messe. » Lorsque l'on se rappelle les invectives blasphématoires du Saint Paul sur la fondation de l'Église, on comprend bien que ce petit plan bref signifie : « Moi Pierre Paul Pasolini, l'Église, je m'assois dessus ; si vous me voyez ici, c'est que je ne suis pas à la messe ; le fait que ce jour soit doublement ma fête et que je me trouve justement au lieu de la mission donnée à Pierre ne me procure aucun vertige spirituel. » Un peu plus loin, il prend bien soin, dans une discussion avec Don Andréa Carraro, de distinguer, au sujet de « l'expérience spirituelle » que représente leur voyage, l'interprétation « religieuse » du prêtre, et sa propre interprétation « esthétique ». (p.153-154)

Après la « vision » du paysan « biblique » qui bat le grain à la fourche, qui ouvre le film exactement comme Sanaa s'ouvrira sur un homme répétant un geste ancestral, le film propose une vision lointaine du Mont Thabor. Or, la forme du mont, la façon de le voir de loin, de le côtoyer à distance par un travelling en voiture, le panoramique qui passe du groupe des voyageurs à la montagne dans le lointain, le champ-contre-champ « à surprise » caractéristique des fictions de Pasolini (pour un film ni fabriqué ni monté, c'est surprenant ! Pasolini prend à ce moment, en costume-cravate et chaussettes blanches, une pose très travaillée de poète prenant des notes), mais aussi le commentaire qui évoque « la suprême vision du Mont Thabor », et le compare à un lieu italien, tout cela évoque irrésistiblement la vision travaillée du Mont Testaccio dans la dernière séquence d'Accattone. (p.156)

 

  1. Une voix

La présence de Pier Paolo Pasolini dans ses films ne tient pas seulement à une présence corporelle mais aussi et peut-être même plus encore à sa voix. De sa voix douce et prenante, il s’impose dans ses commentaires et comme le fait remarquer Hervé Joubert-Laurencin, « les Repérages sont la première leçon d'adaptation donnée par Pasolini, en direct, par la voix-off, sur les images qui défilent. »

Séquence d'ouverture des Repérages en Palestine


Repérages en Palestine pour « L'Évangile selon saint Matthieu »

Le monde biblique réaffleure comme une ruine (Commentaire des Repérages)

Les Repérages en Palestine ne sont pas un film « de » Pasolini dans le sens où, selon son propre témoignage, très précis, les images ont été réalisées par un opérateur payé par la production pour l'accompagner, et habitué aux reportages classiques. C'est lui, par exemple, qui aurait suscité les discussions entre Pasolini et le théologien qui l'accompagnait, Don Andréa Carraro. Par la suite, le producteur ayant besoin, du jour au lendemain, d'un document pour vendre son projet, un montage grossier, un simple bout à bout, a été effectué par un monteur, et Pasolini est intervenu en dernier, et a improvisé en direct le commentaire en voix-off.

Si tout cela s'est exactement passé ainsi, le discours d'accompagnement est une vraie performance, tant dans les inflexions de la voix et la répartition des silences, que dans l'intérêt des paroles. À plusieurs reprises, on entend aussi un son direct, dont la mauvaise qualité technique (le vent siffle fréquemment dans le micro) augmente le plaisir d'avoir affaire à un film intime, presque un film de vacances. Pourtant, le ton général en est loin : tout est très sérieux, chacun des trois hommes en voyage tenant respectueusement son rôle, Pasolini faisant le cinéaste. Don Andréa faisant le spécialiste de l'histoire sainte, et l'opérateur faisant le technicien, tendant le micro, conduisant la voiture.

Malgré tout, les images, les mouvements d'appareil, la construction générale du film, le montage lui-même, sont tout aussi imprégnés de l'esprit de Pasolini que la bande son l'est de sa voix douce et persuasive. Comme si Pasolini avait « monté » le voyage lui-même, donné du sens au temps et à l'espace de cette expérience.

Hervé Joubert-Laurencin, Op. cit. p.153

La voix de Pier Paolo Pasolini est d’une importance capitale, elle est une sorte d’exposition du cinéaste, politique, culturelle, intellectuelle mais aussi affective. Parler c’est en quelque sorte se donner :

Parler signifie donc se manifester, entrer en interaction et offrir sa personne au partage. Son commentaire devient donc l'exposition de sa singularité qui est exaltée par l’improvisation non écrite (avec son ton, ses hésitations, ses tics...), presque proche du chant.

Pasolini l'avoue : il n'est pas question d’interpréter son documentaire, mais de raconter l’expérience physique et émotionnelle d'un lieu, d'un voyage. Au moins d'y essayer, même en ratant. La parole ne doit pas être imposée (c'est un principe basilaire). Par conséquent, le documentaire préfère que l'auteur parle directement (ou que les personnes disent ce qu'elles veulent devant sa caméra), plutôt que fourrer ses mots écrits dans la bouche d'autrui (par le processus de la récitation). La langue, selon une méthode documentaire, est expression directe et spontanée d'un individu (geste) au lieu d’être répétition d'un scénario défini par quelqu'un d'autre (imitation gesticulante): chacun reste auteur de son discours.

Jacopo Rasmi, « Pour une méthode documentaire. À partir de Pasolini ». Sciences de l'Homme et Société 2015.

 

On voit combien il est difficile de séparer les différentes facettes de Pasolini dans sa relation au cinéma : Pasolini acteur c’est aussi Pasolini réalisateur, Pasolini critique, donnant à lire et à voir sa conception de l’esthétique, Pasolini poète cinéaste.

Pour conclure sur Edipo Re, on comprend d’autant mieux qu’il ait voulu incarner pendant quelques minutes le Grand Prêtre qui, pour ouvrir la partie tragique du film, prononce, même si ce n’est qu’une réplique, le texte de Sophocle.


© Marie-Françoise Leudet


(1) Martine Boyer et Muriel Tinel, Les Films de Pasolini, 2002, Dark star

(2) Voir Pier Paolo Pasolini attore : l'esordio sur Pasolinipuntonet.

(3) Cité par Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, 1991, NRF Biographies, Gallimard, p.358

(4) Cité dans l’article Carlo Lizzani, con me due volte attore sur Pierpaolopasolini.eu

Dans un autre article du même site web, on peut également lire avec intérêt la lettre qu’a écrite Pier Paolo Pasolini à l’occasion du tournage du film Il Gobbo. Il y donne une analyse de ses sensations comme acteur : Io, Pasolini, ragazzo di vita sul set sur Pierpaolopasolini.eu. Le texte est en italien.

(5) Entretien avec Jean-André Fieschi, cité (Cahiers du cinéma, n°195. Novembre 1967).

(6) Cité par Martine Boyer et Muriel Tinel, op. cit.

(7) Traduction de Catherine Guimbard, 1994, Livre de poche, p.509

(8) Propos empruntés (et traduits librement) à Gaetano Pellecchia.

(9) Anne-Violaine Houcke, « Pasolini et la poétique du déplacement », Conserveries mémorielles, mis en ligne le 26 décembre 2009

(10) Outre l’ordre chronologique inversé, nous verrons que c’est un peu plus complexe que cela.