Ce Lorenzo, un homme aussi de notre temps

« LORENZACCIO» d'Alfred de Musset par le Théâtre Za Branou au Théâtre des Nations

APRES celle d'Ivanov, la représentation de Lorenzaccio est venue confirmer l'exceptionnelle qualité du Divadlo Za Branou, en même temps que s'éclaire la démarche de son metteur en scène, Ottomar Krejca. Non pas qu'elle fût obscure, et les explications qu'il a données ici même permettent, me semble-t-il, de se faire une idée assez exacte de ce qu'est pour lui l'approche d'une oeuvre, puis la mise en forme des moyens propres à restituer la pensée de l'auteur, et tout à la fois à rendre lisible au spectateur la leçon qu'il peut tirer d'une pièce ancienne (1).

Mais aussi précisément que Krejca (et son conseiller littéraire, son « dramaturg », Karel Kraus) s'exprime, il est une chose que nul discours ne remplacera, c'est la représentation théâtrale elle-même. Cela est vrai toujours, et c'est le propre du théâtre de ne pas se laisser réduire à une description, si bonne, si fidèle, si exacte soit-elle. Vérité première, encore que trop souvent oubliée, et qui vaut pour tout le théâtre, mais plus encore pour un homme comme Krejca dont la recherche essentielle est justement de trouver et de mettre en valeur ce qui appartient en propre à la représentation : « La pièce est un genre littéraire autonome, dit-il. L'oeuvre scénique est autre chose. Il s'agit de deux modes d'existence de l'oeuvre dramatique. » Partant de là, cette « oeuvre scénique » ne peut être autre chose que la réalisation, par des moyens proprement théâtraux, de la lecture que le metteur en scène a faite de l'oeuvre écrite — tout comme n'importe quel autre lecteur. A ceci près que le rôle du metteur en scène ne se borne pas à se faire une idée d'une pièce d'après le texte imprimé, mais à réunir les conditions propres à permettre au spectateur de « lire » — scéniquement — sa lecture. « La mise en scène, dit Krejca, c'est le mouvement permanent sur ce pont » qui relie la pièce littéraire et l'oeuvre scénique.

C'est alors que se pose bien entendu le problème de la fidélité — d'autant plus aigu que l'oeuvre est plus connue, qu'elle appartient à un certain patrimoine, qu'elle s'insère plus ou moins dans une « tradition ». Mais on sait bien ce qu'on entend par là au théâtre ici : tout un tissu d'habitudes qui recouvre l'oeuvre jusqu'à la rendre souvent méconnaissable. Des habitudes une fois pour toutes admises, et il ne viendrait à l'idée de personne en France de faire grief à qui que ce soit des modifications apportées aux textes de Shakespeare (et d'abord, c'est trop long, voyons), cela ne vient à l'idée de personne, sauf le jour où je ne sais plus qui avait cru (à tort) que Planchon avait un peu « arrangé » (dans un sens déplaisant...) une réplique d'Henry IV. Cela tenait au fait que Planchon avait fait de la pièce une lecture qui ne correspondait nullement à ce qui se fait habituellement et qui dérangeait les tenants de l'immobilisme : tout à coup, cette réplique, qui se trouvait en toutes lettres dans la traduction de François-Marie Victor Hugo. considérée par tout un chacun comme fidèle, avait pris un relief inattendu ; on l'avait cru surajoutée en fonction de l'actualité la plus immédiate. En fait, c'était bien Shakespeare qui se révélait actuel, grâce à une lecture dégagée des poncifs, traduite par une mise en scène qui ne devait rien à la tradition. En l'occurrence, le propos est proprement bouffon : y a-t-il, en France, une tradition valable de représentation shakespearienne ? C'est d'une trahison quasi permanente qu'il faudrait parler. Passons. Et venons-en à Lorenzaccio qui, lui, fait partie de notre patrimoine : c'était courir un grand risque que de venir le représenter à Paris, devant un public qui a en tête nombre de représentations, où s'illustrèrent quelques-uns de nos meilleurs comédiens.

Il faut dire d'emblée que la représentation du Za Branou est bien propre à dérouter les tenants de la tradition : ne serait-ce que par l'image donnée du personnage principal. Son interprète (l'excellent Jan Triska) est tout l'opposé du « jeune premier romantique », du jeune seigneur élégant qui promène son vague à l'âme, son mal du siècle métaphysique à longueur de tableaux. C'est un homme jeune, rongé par une lèpre qui ronge toute la société à laquelle il appartient, cette Florence « pleine de bandits, d'empoisonneurs et de filles déshonorées », dominée par les Médicis, le clan au pouvoir qui fait son profit de tout, qui exploite le peuple et vit dans la débauche, la luxure, pour qui la corruption et le crime sont moyens ordinaires de gouverner. Et l'emprise de ce clan est si grande, son pouvoir si absolu que toute idée de résistance se réduit à des velléités. aux discours de ce « mendiant affamé de justice » qu'est le vieux Strozzi, homme bon et qui croit à la vertu, aux valeurs morales. mais qui est usé, incapable de la moindre action véritable, comme l'est le peuple de Florence lui-même : trop de malheurs se sont abattus sur lui pour qu'il songe même à entreprendre une action susceptible d'abattre le tyran, et celui-ci bénéficie du soutien de toutes les forces d'ordre, à commencer par l'Eglise représentée par le cardinal Cibo.

Noblesse émasculée, peuple que la misère et les mauvais traitements a rendu inerte, telle est cette société en pleine décomposition. La vie à Florence sous le joug des Médicis est pour tous un cauchemar qui semble devoir durer toujours.

C'est d'abord à la description de cet univers que s'est attaché le metteur en scène. Lorsque commence la représentation, la scène est déserte ; des costumes y sont entassés pêle-mêle, dont les comédiens, tous en collants de diverses couleurs. vont se vêtir sous les yeux des spectateurs, de masques dont ils se couvrent le visage. D'un bout à l'autre de l'action tous resteront sur le plateau, alors même qu'ils ne seront plus les protagonistes d'une scène, comme déjà nous les avions vu faire dans Immole Mais, Krejca l'a expliqué (2), si le « procédé » est le même, il est employé bien différemment dans les deux pièces. Il s'agit ici non plus seulement de montrer les personnages du drame une fois qu'ils ne sont plus dans le faisceau des projecteurs, de les montrer tels qu'on peut les imaginer vivre leur vie quotidienne en dehors du regard des spectateurs, c'est une image globale d'un monde qu'ils sont censés donner, de ce monde en décomposition que décrit la pièce. Ils composent cette multitude faite d'une infinité d'individualités mêlées et toutes dépendantes les unes des autres.

C'est au sein de cet univers qu'agit Lorenzo — autant qu'il est agi. Compagnon de débauche du duc, son complice, il nourrit le projet de débarrasser Forence du tyran. Mais Lorenzo est seul au sein du peuple : c'est au milieu de l'indifférence générale qu'il annoncera son projet d'assassinat — et c'est une scène d'une grande force que celle où on le voit s'adresser à tous et à chacun pour tenter peut-être d'intéresser quelqu'un à son projet, de faire germer peut-être une idée de révolte chez ces hommes asservis, qui semblent avoir perdu jusqu'à la notion même de liberté.

En vain, et Lorenzo le sait au fond de lui, car il se lance dans la folle aventure solitaire qui le conduira à sa perte, il est lucide. Le risque qu'il prend, il le prend en connaissance de cause, et sans doute ne croit-il même pas que son geste pourra sortir le peuple de sa torpeur, être suivi d'une action concertée, généralisée qui sonnerait la fin du règne des Médicis. Ce que confirmera plus tard la venue sur le trône de Côme de Médicis : après avoir été tué, le même acteur (Milan Riehs, superbe duc, après avoir été un extraordinaire Ivanov) sera remis sur pied, vêtu de nouveaux habits. Une dictature nouvelle s'annonce. Et tandis que le monarque s'adresse à la foule, on voit à ses pieds un autre Lorenzo, le visage couvert d'un masque. Le même Lorenzaccio — et autre à la fois, nouveau visage encore non dévoilé d'un homme qui se dressera contre le tyran. Le même — ou/et ce double qui l'accompagnait durant toute l'action, ce spectre de lui-même qui le hante, et dont Krejca fait son meurtrier.

Certes, on peut n'être pas d'accord avec certaines options du metteur en scène, on peut discuter certains partis pris : il est certain que les costumes de Jarmila Konecna sont dans l'ensemble assez mal réussis, et il faut faire un certain effort d'imagination pour se rendre compte de ce qu'est exactement le décor de Josef Svoboda (3) (il a en effet été impossible de l'adapter à la scène du Théâtre de France), il n'en reste pas moins que ce Lorenzaccio, servi par une troupe admirable, est le plus saisissant qu'on puisse voir.

Comme avec Tchékhov, au-delà de la perfection du travail de réalisation, cela tient bien évidemment au fait que cette lecture de l'oeuvre dont je parlais tout à l'heure a été faite par Otomar Krejca avec une rare intelligence — ce qui ne serait rien sans le pouvoir de création qui est le sien, l'un des plus évidents du théâtre de notre temps.

Claude Olivier, Lettres françaises n° 1335, du 20 au 26 mai 1970, p.14


1. Les Lettres Françaises. 13 mai 1970.
2. Les Lettres Françaises, id.
3. Denis Bablet, qui avait vu le spectacle à Prague, a dit la très grande beauté et l'efficacité de ce décor, dont il était difficile de juger ici. Voir Les Lettres Françaises, 5 novembre 1969.