Interview de Maurice Jarre par Henry Rabine (extraits) in Comédie-Française, n°52, octobre-novembre 1976

«La musique fait office de miroir, elle doit renvoyer au spectacle dans sa totalité, qu'elle contribue simplement - ce n'est pas si simple : elle doit occuper sa place, toute sa place, rien que sa place - à rendre plus vivant, plus juste (ne pas «détonner»), créant cette réalité sonore, cette troisième dimension sans laquelle une pièce qui n'est ni boiteuse, ni aveugle, ni muette est quand même infirme... puisqu'elle est sourde.

Pour obtenir ce résultat, il faut, bien entendu, que musicien, auteur et metteur en scène oeuvrent en harmonie. L'idéal, affirme Maurice Jarre, est de travailler ensemble dès le départ, avec le metteur en scène surtout, dont les choix déterminent la coloration et l'importance, les formes aussi, de la partition :


«C'est ce que j'ai pu faire avec Zeffirelli, aussi bien pour le film qu'il prépare, la Vie de Jésus, que pour Lorenzaccio. Ce n'est malheureusement pas le cas le plus fréquent. Au cinéma, il est courant que le producteur fasse appel au musicien quand le film est pratiquement terminé : on est prié alors d'être inspiré ; en transpirant beaucoup, il arrive qu'on le soit !.. Au théâtre, j'ai presque toujours eu la chance de pouvoir prendre du recul, c'est-à-dire de l'avance. Avec Jean Vilar en particulier. Une fois pourtant... C'était pour l'Avare. Vilar avait prévu qu'il n'y aurait pas de musique. Il change d'avis... le jour de la générale ! A dix heures du matin, il me téléphone : désolé, je me suis trompé, puis-je avoir une petite partition pour... euh ! ce soir ? Composer, trouver les musiciens, répéter... La baguette s'est levée en même temps que le rideau. Mais Harpagon a failli attendre !»


Franco Zeffirelli - Comédie-Française (1977) - La chanson de Giomo - Photogrammes du DVD - Edition Montparnasse


Au fait, Vilar, Zeffirelli... et le même Lorenzaccio : les deux musiques composées à deux décades de distance ne seront-elles pas soeurs ? cousines à tout le moins ?

«Non. Les deux mises en scène sont très différentes. Vilar avait fait choix d'une Florence... j'allais dire «avignonnaise». Le jeu, les décors prenaient des libertés avec la réalité de l'époque. La musique inévitablement, était dans le ton, italienne plus que strictement Renaissance, avec un parfum d'intemporel. Zeffirelli, au contraire, - parce qu'il est italien, par goût - recherche l'authenticité. J'ai donc, à sa demande, composé une musique très proche de la musique florentine du temps : musique de cour, chansons, etc. Nous aurons, par moments, des musiciens sur scène, et nous utiliserons des instruments anciens : la flûte à bec, le luth, la petite harpe de la Renaissance, et le crunhorn... qui est une sorte de hautbois dont on aurait pincé le nez (Maurice Jarre se pince le nez : le son est nasillard et ravissant : on y est !). Zeffirelli veut rendre à la fois l'ambiance du siècle, le côté névrosé du personnage (qui sera marqué par des interventions musicales de facture beaucoup plus moderne), et l'esprit décadent de Florence.» [...]

Ne quittons pas le TNP : comment Jean Vilar et vous conceviez-vous le rôle de la musique ?


Jean Vilar en Avignon. © Suzanne Fournier/Rapho

«Vilar le concevait d'une manière tout à fait neuve pour l'époque (depuis elle a fait école). En Avignon surtout, la taille et la rigueur du lieu (à Chaillot aussi, finalement) réduisaient singulièrement la fonction du décor construit. Il fallait jouer avec l'espace et (en Avignon) avec les pierres. La mise en scène, les acteurs, les costumes, les éclairages, faisaient leur travail. La musique aussi devait faire le sien. Dans l'esprit de Vilar, c'était à elle que revenait en grande partie le soin de créer l'ambiance, voire de situer l'époque, de sécréter en somme la «couleur locale». J'étais alors tout plein des idées d'Antonin Artaud sur le théâtre total. Le climat sonore dans lequel baignait le public au TNP me paraîssait être une bonne application de ses théories. Vilar réalisait mon rêve... Et pas seulement celui-là. Car le TNP, c'était aussi de la musique tout court. Vilar m'avait confié la création et la direction d'un orchestre permanent de 12 à 15 musiciens avec lesquels nous organisions des concerts où figuraient des classiques et des oeuvres contemporaines choisies sans référence à aucune chapelle, mais certaines difficiles, que le public populaire accueillait - nous le constations étonnés et ravis - beaucoup mieux que le public dit de connaisseurs. Nous présentions à ces mêmes concerts des chansons françaises de qualité (folklore et autres) que rehaussait la présence de vedettes : Montand, Chevalier... Celles-ci attiraient les spectateurs, c'est incontestable. Mais le résultat était là : la musique sous toutes ses formes plaisait ; certains la découvraient comme ils avaient découvert le théâtre. L'expérience était passionnante.

Et puis, public et professionnels m'ont appris une chose essentielle : ce sont les rapports avec les hommes qui comptent. Je sais, cela fait un peu tarte à la crème. C'est quand même vrai. Rencontrer un public vraiment spontané (même dans la critique, bien sûr), des musiciens (souvent ceux que nous prenions sur place pendant nos tournées) qui se mettaient... oui, humblement, à l'ouvrage (et c'était de l'ouvrage bien fait), et des hommes tels que Honegger, Vilar ou Gérard Philipe, dont la tête n'enflait pas (chez d'autres, c'est en progression géométrique) avec le succès... Je trouve cela magnifique !»


Pour écouter la musique de théâtre de Maurice Jarre